GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1977


La Marche vers l’Etoile Flamboyante
et la Morale Maçonnique

L'Etoile flamboyante a derrière elle un riche passé symboli­que : celui des pentagrammes égyptien, pythagoricien, gnostique. Ce symbole peut donner lieu à des gloses interminables... L'incer­titude et l'abondance des significations de la lettre G sont encore plus impressionnantes... Heureusement l'analyse des symboles est un acte personnel et libre ; elle autorise celui qui en use à igno­rer royalement les significations qui ne lui parlent pas personnel­lement. Je vais cheminer assez linéairement et aussi rapidement que possible dans une analyse du symbole de l'Etoile flamboyante et de la lettre G.

I - LE SYMBOLISME DE L'ETOILE FLAMBOYANTE ET DU G

 a) L'Etoile flamboyante

L'Etoile flamboyante dérive du pentagramme, dont elle n'a retenu que les contours. Le pentagramme, suite de lignes brisées que l'on peut tracer et retracer indéfiniment, sans avoir à relâcher le trait, apparaît à cause de cela comme étant essentiellement un signe dynamique. Toutes les anciennes croyances et gloses à son sujet le définissent comme tel.

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Pour les Egyptiens, le pentagramme était le signe d'Horus, lui-même symbole de la vie intarissable, et semence universelle de tous les êtres. Horus, dieu à tête de faucon dont un oeil était le soleil et l'autre la lune, était la permanence de la vie, le « grand dieu qui traverse l'éternité » et, pour cela, « le vieillard très vieux qui donne le souffle à chaque corps »...

Pour les pythagoriciens, d'ailleurs nourris par la sagesse égyp­tienne, le « triple triangle entrecroisé » était également une réfé­rence à la vie, mais il était, plus précisément, une référence aux lois qui régissent harmonieusement le monde. Pour eux le penta­gramme était étroitement lié au nombre d'or, nombre de l'harmonie des proportions ; car le pentagramme peut faire l'objet d'une cons­truction géométrique en partant du grand côté d'un « carré long » (1,618 x 1). Cette conception de l'harmonie des lois de la Nature restera à la base de la philosophie initiatique occidentale, au moins jusqu'au XVIIe siècle, où elle trouvera sa plus belle formulation exotérique dans « l'harmonie préétablie » de G.W. Leibniz qui, ça n'est pas pure coïncidence, était à la fois un philosophe spiri­tualiste et un mathématicien de valeur (il découvrit le calcul infi­nitésimal).

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Retenons cette référence à l'harmonie des lois de la vie ter­restre, car elle constitue pour nous une première approche de la signification de l'Etoile flamboyante.

Platon élève encore la perspective quand il enseigne que les hommes ont été créés par des « dieux étoilés » et que les hommes doivent retourner à leur étoile après leur mort.

Ainsi à la fin de cette recherche symboliste sur l'Etoile flam­boyante, s'esquisse pour nous le thème de la « marche vers l'étoile » pour mieux s'insérer dans l'harmonie universelle, dans le vrai, le bien et le beau.

b) Le symbolisme du G

Quant au G, qui figure au centre de l'Etoile flamboyante, vous savez qu'il n'est apparu que tardivement dans les rituels, à la fin de la première moitié du XVllle siècle et, semble-t-il, dans les rituels français. Cette dernière remarque n'est pas sans impor­tance, car, d'une part, elle rend problématique la correspondance du G avec le mot « God », et, d'autre part, elle nous met sur une autre voie : les Maçons français de l'époque étaient entichés d'hermétisme. Partant de là, je pense que le G est l'évocation du nœud doré (1); et, par ce biais, le G serait lui aussi une réfé­rence au nombre d'or. En effet, les anciens mathématiciens étaient sensibles aux résultats, parfois surprenants, que donnaient certains pliages de figures géométriques, elles-mêmes matériali­sées par une feuille de papier convenablement préparée. Or en faisant un nœud simple avec une languette de papier maintenue bien à plat et non froissée, on constate qu'en regardant ce nœud par transparence, on distingue un pentagramme convenablement dessiné. Ce même nœud fait de façon très lâche, évoque un G. Cette explication n'emporte certes pas d'adhésion générale, mais elle a au moins l'avantage de présenter l'Etoile flamboyante et le G comme deux symboles très proches, voire complémentaires, en fonction d'une commune référence à l'harmonie des choses de la Nature, ressentie à travers le nombre d'or.

 

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Pour en revenir en G, quelle pouvaient être, dans les domaines de la connaissance et de l'esthétique, les meilleures illustrations de l'ordre et de la clarté, si ce n'est la Géométrie et sa concré­tisation (ou son initiatrice peut-être) l'Architecture ?

c) Le symbolisme de la figure complète

Ainsi le symbolisme de la figure complète (Etoile flamboyante et G) est une référence à l'harmonie du monde (2), autrement dit l'appel à connaître et à respecter les lois qui président à cette harmonie et, en définitive, l'appel à s'insérer harmonieusement dans ce monde. L'interdépendance de toutes choses en ce monde laisse en outre pressentir que c'est la vie de toute l'humanité qui est en cause dans l'action de chaque individu.

Le pentagramme, symbole dynamique, nous aide à comprendre le caractère inépuisable de la démarche à laquelle l'homme est appelé ; la main et la plume qui le tracent, dessinent tour à tour des chutes plus ou moins brutales, des remontées plus ou moins pénibles, des translations pas toujours dans le sens favorable (3) ; cela finit par un remontée vers le point le plus haut, vers l'équi­libre... avant de recommencer un nouvel effort.

A ce stade de notre réflexion, l'Alchimie peut nous aider à enrichir la signification de ce symbole. Certains ont noté que le G, sous sa forme majuscule, avait une ressemblance avec le theta 0 qui représente le sel alchimique. Or le sel en alchimie est le liant dynamique indispensable pour que s'unissent le soufre et le mercure, c'est-à-dire la forme et la matière, l'actif et le passif, le masculin et le féminin... A l'image du sel dans l'Alchimie, l'Etoile flamboyante symbolise cet éveil, cet appel sans lequel rien ne se produisait dans l'esprit du futur initié. Flamboyante, l'Etoile évoque le fait que le feu est allumé dans le cœur de l'initié.

Mais, comme le faisait l'alchimiste, il faut savoir bien conduire son feu intérieur, grâce à un contrôle de soi-même et grâce à une connaissance des règles du Grand Art. A l'image de la cuisson de l’œuf philosophal, l'initié va tendre à sortir de sa gangue, pour aller vers la purification totale. Telle est la tâche du compa­gnon. Quand l’œuf philosophal aura été suffisamment chauffé, il sera brisé et la pierre philosophale apparaîtra. Qu'en faire ? Là, ça n'est plus tâche de compagnon, mais tâche de maître. On a un peu tendance à oublier que la pierre philosophale en alchimie n'avait pas pour but d'obtenir la richesse (sauf pour « les faux dis­ciples », comme disait Paracelse), mais avait une fin médicale et curative : elle permettait de faire de l'or potable et des compo­sitions salines d' « élixirs capables de rendre à l'homme la santé qu'il a perdue » (Paracelse). Si le compagnon, en opérant laborieu­sement la cuisson de son oeuf philosophai, paraissait s'abîmer dans une démarche intérieure, le maître, lui, ayant la pierre philosophale en main, peur retourner au monde, se pencher sur le monde pour le soigner et lui redonner la santé perdue...

Tel est, à mon avis, symboliquement présenté, le projet que doit avoir tout initié. Tel est le sens de l'appel de l'Etoile flam­boyante... sans oublier toutefois que notre vie n'y suffira pas, et que nous devrons inlassablement suivre le tracé du pentagramme au dessin toujours recommencé... car plus nous approcherons de la pleine compréhension, plus notre esprit sera exigeant envers lui-même, reculant ainsi indéfiniment la limite du possible.

II - L'APPEL DE L'ETOILE FLAMBOYANTE

Quel est en termes clairs, dégagés de tout symbolisme, l'idéal à atteindre ? idéal symbolisé par le G tracé, immuable, au cœur d'une figure symbolisant le mouvement. Cette question a préoc­cupé, sous une formulation ou sous une autre les hommes de tous les temps et de toutes les civilisations ; elle préoccupe l'homme d'aujourd'hui avec une acuité particulière, car il commence à se rendre compte que, dans un monde devenu petit et étroitement solidaire, la réponse adoptée pour aujourd'hui engagera irrémé­diablement l'avenir.

a) Au plan de la Philosophia Perennis, de la Philosophie Eter­nelle, celle qui se préoccupe des solutions valables en tous lieux et en tous temps, la réponse de tous les initiés, de tous les âges, de toutes les religions, de toutes les écoles de pensée spiritua­liste, est uniformément la suivante : il faut s'acheminer vers le fond de son être et, en se retrouvant pleinement soi-même, renaî­tre à une nouvelle vie.

La meilleure image de cette transformation, c'est la chenille rampante, molle et répugnante, qui devient papillon ailé, aérien et splendide. De même que le papillon ne rappelle plus rien de son ancien état de chenille, de même l'initié au fur et à mesure de son achèvement perd toutes ses pesanteurs et ne s'en soucie plus. Il acquiert une maîtrise croissante de ses passions. Il serait plus exact de dire que ce sont ses passions qui le quittent, un peu, ainsi qu'un psychologue l'a noté, comme l'enfant qui grandit, est quitté par ses jeux... De même, pour l'initié approchant de la per­fection, ce sont ses passions, ses divertissements oiseux, etc., qui disparaissent de son horizon.

Toutes les expériences mystiques nous montrent que cet homme finit pas n'avoir plus ni dedans ni dehors. En lui tout est un. Cet homme qui, jadis, se référait à des barèmes sociaux, moraux, religieux, pour accepter ou pour condamner, pour peser ses pensées et ses actes, pour juger ses voisins... découvre, main­tenant, qu'il est arrivé dans « un univers privé d'obstacles, parce que sans dualité » (M.M. Davy). Jadis cet homme était, suivant une image connue, enfermé dans une prison qu'il s'était lui-même construite ; il était un peu comme une araignée qui se laisserait prendre à sa propre toile. Maintenant qu'il a retrouvé l'unité, il voit d'emblée les autres hommes comme des frères. Il les com­prend pleinement ; il comprend qu'il y ait des hommes en mar­che vers l'étoile, et d'autres qui ne se décident pas encore à sortir de l'ornière. Simultanément l'équilibre de l'univers lui devient per­ceptible. Par un paradoxe simplement apparent, cet « homme inté­riorisé est parfaitement incarné et ouvert à tous » (M.M. Davy).

Il n'est pas interdit de croire, avec Nicolas Berdiaev, ce phi­losophe qui se situa à la rencontre de l'Orient et de l'Occident chrétien, que l'initié, arrivé à ce stade, est devenu pour le monde une semence prolongeant l’œuvre du Créateur.. Tout ce qui arrive dans le monde... a une source intérieure spirituelle » a dit Ber­diaev. Il croit que l’œuvre des grands spirituels peut « dépolluer » le monde, non seulement le monde intérieur et moral, mais même la réalité quotidienne et concrète. D'autres que Berdiaev ont éga­lement pensé que ces grands spirituels avaient un effet multi­plicateur du Bien ; et, ici, c'est l'image de la pierre philosophale qui revient ; il suffisait d'un grain de cette pierre pour provoquer une quantité d'or, des centaines, et même des milliers de fois, plus grande. Et, s'agissant d'hommes plus ordinaires et même ordinaires, on peut penser — et c'est ma conviction personnelle — que toutes les bonnes actions qui se produisent sur terre servent à constituer un « trésor de santé » pour toute l'humanité ; toute mauvaise action vient entamer ce trésor commun ; toute bonne action, si humble soit-elle, vient au contraire accroître le trésor. Il y a en outre ces grands spirituels qui ont un « effet multiplica­teur » exceptionnel, à l'image des bons serviteurs de la parabole des talents (Matthieu 25:14 et Luc 19:11), qui avaient fait fruc­tifier le patrimoine de leur maître pendant qu'il était en voyage...

b) Mais, dira-t-on, le grand spirituel est une exception raris­sime, et que peut-on raisonnablement souhaiter pour les simples hommes « de bonne volonté » qui actuellement avancent pénible­ment dans un univers devenu sans signification, ou aux significa­tions bien confuses.

Pour tenter d'y répondre, je crois qu'on ne peut pas faire mieux que de se référer à l'analyse d'un des hommes les plus « moder­nes » qui soient — moderne, car il a marché sur la lune — je veux parler d'Edgar D. Mitchell, le chef de l'expédition Apollo 14. Voici ce qu'il dit : quand je suis allé sur la Lune, j'étais un pilote de test, un ingénieur et un scientifique, tout aussi pragmatique que n'importe lequel de mes collègues... oui, j'étais pragmatique, parce que mon expérience m'avait montré, par-delà tout doute, que la science « ça marchait »...

Et pourtant, au cours de son vol spatial, Mitchell commence à ressentir « un respect étonné et profond pour les capacités rationnelles de l'esprit humain, capable de trouver les moyens de guider une minuscule capsule de métal à travers un demi-million de miles dans l'espace, avec une telle précision et une telle exac­titude »... Mais sa certitude d' « ingénieur pragmatique » (c'est lui qui met ce titre entre des guillemets) va subir une bien plus rude remise en question : « Cela débuta, nous dit-il, avec l'expérience à vous couper le souffle » qui consiste à voir la planète Terre flotter dans l'immense espace... ». Mitchell décrit longuement ce fabuleux spectacle. Et brusquement, comme en un éclair, il fui apparaît, à lui le pragmatique, que le monde a une signification.

« C'était clair et net, l'univers avait une signification et une direc­tion. Ce n'était plus perceptible par les organes des sens, mais c'était cependant présent : une dimension invisible derrière une création visible qui lui donne un dessein intelligent et apporte un sens à la vie »...

Mais, après l'émerveillement, lui vint l'angoisse, car Mitchell continue ainsi : « Puis mes pensées se tournèrent vers la vie quo­tidienne sur la planète. Alors mon sens de l'émerveillement se transforma graduellement en quelque chose de proche de l'an­goisse, parce que j'eus conscience qu'à ce moment précis, où j'étais assez privilégié pour contempler la planète de 240 000 miles dans l'espace, les habitants de la Terre étaient en train de se livrer bataille, de commettre des meurtres et d'autres crimes ; de mentir, de voler et de se battre pour le pouvoir et le statut social ; d'abuser de l'environnement... en agissant avec convoitise et cupi­dité ; de se faire souffrir les uns les autres par intolérance, bigo­terie, préjugé et tout ce qui ajoute à l'inhumanité de l'homme pour l'homme. C'était comme si l'homme était totalement inconscient de son rôle et de sa responsabilité individuels dans le futur de la planète. Il était aussi douloureusement évident que les millions de gens souffrant de pauvreté, de maladie, de misère et de semi- esclavage étaient dans cette condition du fait de l'exploitation économique, de la domination politique, de la persécution religieuse et technique et d'une centaine d'autres démons prenant leur source dans l'ego humain... »

Et alors Mitchell note que la science, avec ses succès tech­nologiques, esquive ces problèmes, ou, plutôt, qu'elle n'est pas à même de les résoudre. Et il se pose les questions suivantes :

« comment restaurer une relation harmonieuse entre nous-même et l'environnement ? Comment réaliser le potentiel de l'homme pour une société de paix, de création et d'accomplissement ? » N'est-ce pas, mes Frères, ce qu'a évoqué pour nous le symbolisme de l'Etoile flamboyante et du G ?

Et Mitchell constate qu'il n'y a que trois solutions :

— ne rien faire, et c'est la perspective d'un « effondrement mas­sif de l'ensemble mondial »,

— « abandonner la liberté personnelle de choix, aux mains d'un gouvernement mondial ; la tyrannie étant encore préférable à l'anéantissement »,

— ou, troisième solution, promouvoir un nouvel éveil, un élargis­sement de la responsabilité individuelle afin de « rétablir l'unité de l'homme avec l'homme et avec l'environnement... »

Je passe sur une bonne partie des analyses de Mitchell, mon­trant pourquoi, et singulièrement, les chercheurs scientifiques et les dirigeants doivent élargir ce champ de perception afin d'aboutir à une transformation de leur conscience ; l'essentiel étant que l'homme prenne « conscience de son unité fondamentale avec les processus de la nature et le fonctionnement de l'univers ». Cela revient à dire que l'homme doit évoluer de son égocentrisme vers une nouvelle image de l'homme et de l'universel. Et Mitchell tient à préciser qu'il n'est pas l'inventeur de cette conception, et que d'autres que lui se préoccupent aussi de restaurer l'unité de l'homme, de la planète et de l'univers.

c) Et Mitchell rappelle, comme je l'ai fait plus haut, que « tout au long de l'histoire, les prophètes, les sages, les saints, les maî­tres illuminés et autres hommes et femmes éclairés, ont indiqué le même but que celui qu'(il) cherche ». Et il ajoute : « ils ont été unanimes à déclarer que l'oubli de soi et le dépassement sont un aspect de la conscience supérieure et la clé de la connais­sance directe ». Mitchell constate l'étonnante variété des moyens par lesquels les gens peuvent grandir dans l'oubli d'eux-mêmes : disciplines formelles comme le yoga et le zen..., vie monastique, etc. Mais il fait une place importante à des moyens qui peuvent être employés dans la vie quotidienne : l'étude, la prière, la gentil­lesse, l'humilité et les bonnes oeuvres. Peu importe que le moyen soit grand ou petit, savant ou élémentaire, l'essentiel c'est la sin­cérité ; et alors se produit le changement de vie, et alors « le voyageur reconnaît que, d'une façon paradoxale, l'aspect le plus profond de lui-même ne fait qu'un avec toute la création ».

III. LA MORALE MAÇONNIQUE COMME MOYEN D'ACCEDER
A LA CONSCIENCE COSMIQUE

Il nous reste à nous demander maintenant si la morale maçon­nique peut prétendre figurer parmi ces moyens privilégiés, capa­bles d'unifier les espaces intérieurs et extérieurs, dont Mitchell nous a rappelé l'impérieux besoin.

a) Mais avant d'aller plus loin, il faut bien marquer ce que l'on entend par morale. Cette précaution est particulièrement indiquée quand on aborde le domaine de la Franc-Maçonnerie, car elle ne se laisse pas mettre en formules.

La Morale, au sens courant du terme, est un ensemble de règles applicables à la conduite de l'homme envers lui-même, envers les divers groupes dans lequel il est inclus.

La Morale, au sens fondamental du terme (d'autres préfèrent parler alors de Loi morale) c'est une conception de la conduite de la vie fondée sur le présupposé ou la conviction que l'esprit gou­verne l'humanité, que les aspirations de l'esprit sont les inspira­trices de la loi morale, et que seule cette dernière peut donner une orientation à l'évolution de l'humanité. C'est bien évidemment en ce sens que je me préoccuperai de savoir si la Morale maçon­nique peut prétendre répondre aux aspirations d'un Mitchell.

b) Il nous faut rappeler les bases spirituelles de la Franc- Maçonnerie. Elle continue une antique tradition fondée sur la pri­mauté de l'esprit. La Franc-Maçonnerie croit que l'on peut restau­rer un idéal humain, nourri de cette nostalgie du retour intégral à l'Esprit. Nostalgie, en ce sens que la Franc-Maçonnerie n'ignore pas que la Tradition est, pour une grande part, perdue et que l'on ne peut plus guère espérer faire que quelques pas vers l'antique vérité. Mais espérance aussi, car la Maçonnerie a toujours témoi­gné d'une foi dans le mouvement vers un état supérieur de l'homme, débouchant sur l'universalité avec son couronnement : la Fraternité.

Universaliste, la Maçonnerie est source de liberté spirituelle. Après avoir incité l'initié à fouiller au fond de lui-même, à se dépouiller de tous accessoires trompeurs, la Franc-Maçonnerie le fait renaître avec des aspirations nouvelles qui deviennent comme un nouvel instinct, un sixième sens : celui du Spirituel. A partir de ce moment, l'initié perd de plus en plus le goût des choix égoïstes ; il ressent un appel croissant vers la Vérité et ce, dans tous les domaines (loyauté des sentiments, rigueur de pensée, simplicité dans les mœurs, etc.). S'étant dépouillé de tout ce qui n'était pas cohérent avec lui-même, il baigne de plus en plus dans un état de paix.

c) Telles sont les bases spirituelles de la démarche sans cesse répétée et sans cesse approfondie que fait le Franc-Maçon.

Une première chose est acquise : le Franc-Maçon se situe au-delà des craintes métaphysiques. Il n'agit pas en fonction de récompenses ou de châtiments post-mortem. Il est libre. La morale maçonnique se situe corrélativement à ce même niveau élevé ; elle est « une morale sans sanctions », comme telle elle se situe parmi les morales du niveau le plus élevé. Si l'on se réfère à la dualité qu'indique Bergson dans son livre « Les deux sources de la morale et de la religion » dans lequel il oppose :

   la morale close, fondée sur la notion d'obligation et sur un impératif « pesant sur la volonté à la manière d'une habitude » morale essentiellement sociale et conservatrice,

   la morale ouverte, d'essence individuelle et créatrice ; morale des « grands inventeurs moraux », elle ne se présente plus sous les traits de l'obligation, mais elle est comme un « soulève­ment des profondeurs » de l'âme, une aspiration, « une émotion neuve... génératrice de pensée »,

si l'on se réfère à cette classification bergsonienne, dis-je, la morale maçonnique est bien une morale digne de figurer parmi les morales les plus élevées.

Second point à retenir : le Franc-Maçon acquiert un sens synthétique de la Nature, ce sens synthétique que la Tradition a transmis, vaille que vaille, et que l'initié redécouvre. Cette vision globale et unitaire du monde conduit le Franc-Maçon tout naturel­lement à œuvrer à « rassembler ce qui est épars », c'est-à-dire à ordonner, articuler, optimiser ce qui était divisé, désordonné, relié par de mauvais rapports. Il n'en garde pas moins conscience que le monde est à la fois « un et multiple », il ne croit donc pas possible ni souhaitable de tout ramener à un principe unique. Il pense qu'il est néanmoins nécessaire de se situer, toujours, aussi loin que possible du chaos...

Cette vision synthétique conduit le Franc-Maçon à se préoc­cuper des autres hommes, mais il sait qu'il est vain d'espérer les rassembler autour d'un principe unique, il conduit donc son action dans une optique de tolérance. Et, le sens très vif que le Franc- Maçon a des complémentarités dans l'univers, engendre en lui un sentiment de fraternité ; non pas une fraternité « juridique » (la seule qui, parfois, subsiste entre fils d'un même père quand vient le moment de partager le patrimoine familial), mais une frater­nité fondée sur un acte libre : l'acceptation de l'autre, et le don de sa personne à l'autre.

Cette conception débouche sur une morale universelle. Cela peut paraître banal de le dire, mais, en être arrivé là, est en soi un fait considérable.

Le Franc-Maçon, comme nous l'avons vu, est largement ouvert à l'espérance, à la foi en la possibilité d'une évolution illimitée vers la Spiritualité. Il ne peut donc concevoir la morale que comme évolutive. Tout naturellement, à notre époque où se manifeste une pollution des esprits (qui, par tous les laisser-aller et les inconsciences qu'elle engendre, provoque une rapide destruction de la Nature), le Franc-Maçon se préoccupe de provoquer une prise de conscience, quant à l'issue fatale vers laquelle nous ache­mine l'inconscience actuelle. Cela suppose que la morale commune actuelle subisse une véritable métamorphose : que, de particu­lariste (au plan de l'individu, et au plan de chaque groupe, collec­tivité, Etat...) la morale devienne universelle. Cela suppose des choix fondamentaux, notamment l'abandon de la quantité au profit de la qualité dans tous les domaines. Il s'agit de repenser com­plètement le sens de la Vie, car il faut prendre conscience d'un fait qui, jusqu'ici, était peu ressenti, à savoir que, dans ce monde devenu désormais petit, tout acte individuel — en bien ou en mal — a sa répercussion dans le total. Et il apparaît, de plus en plus, que nos choix et nos actions d'aujourd'hui auront des répercussions graves, voire irréversibles, sur le sort, le « salut » des générations à venir. Il nous faut donc dessiner une morale non seulement évolutive mais prospective.

Comment faire passer ce message aux hommes d'aujourd'hui ?

C'était la question qui angoissait Mitchell. Les moyens d'informa­tion et d'éducation ne manquent pas et ils sont fort puissants de nos jours ; les manques sont ailleurs : chez les dirigeants notam­ment, auprès de ceux-ci la Franc-Maçonnerie a aussi à jouer un rôle d'information et d'éducation... et si possible d'initiation...

La Morale universelle apparaît comme un terme quelque peu ultime ; mais une étape importante pourrait être franchie si, au nom du vieux précepte « ne fais pas aux autres ce que tu ne vou­drais pas qu'ils te fassent », on arrivait à persuader l'opinion qu'il est plus que temps, en cette période où l'apocalypse nucléaire ou concentrationnaire peut avoir lieu demain, de ne pas faire subir aux autres ce que nous ne voudrions pas subir... mais que nous risquons bien de subir avec eux !...

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Le projet maçonnique sur l'homme répond bien aux aspira­tions de la nature humaine. Il se confirme aussi qu'il est non moins capable de répondre aux inquétudes de l'heure.

Je vais maintenant « personnaliser » cette conclusion.

Je soulignerai un aspect sur lequel j'ai particulièrement réflé­chi, c'est le fait que la Morale maçonnique est une morale sans sanctions. Je crois qu'on ne peut pas mieux souligner l'extrême élévation de cette morale ; car cela veut dire que, morale fondée sur le Don, elle relève de l'ordre de l'Amour. Comme telle elle ressortit à la célèbre formule de saint Augustin : « Aime et fais ce que tu veux ».

Il ne me semble pas trahir la pensée de saint Augustin en faisant le commentaire suivant : « Oui, l'Amour te rend libre. Non pas libre à la manière d'un voyageur perdu dans la nuit, et que sa fausse liberté risque de conduire dans un marécage sans fond ; mais libre d'aller de toi-même vers le Bien. Oui — curieux para­doxe — tu vas aller librement vers le seul lieu où tu puisses aller : le Bien. Ton acte d'amour et ton libre choix ne sont en fait qu'un même acte ». ... C'est à ce niveau que se situe la Morale maçon­nique. En cela elle rejoint l'extrême pointe des grandes morales religieuses dont le couronnement se trouve condensé dans la maxime de saint Augustin, qui s'adresse à ceux des fidèles de toutes les religions qui sont capables d'être des « voyageurs de l'en-dedans ».

La Vérité étant nécessairement Une, les grandes morales ne sauraient diverger sur les points fondamentaux, sans déchoir. Dans un domaine comparable, celui de la diversité des religions, Ramakrishna, après s'être mis à l'écoute de toutes les religions, a formulé cette synthèse royale : « Si tu as la foi, tu obtiendras ce dont tu as soif », ce qui sous-entend « quelle que soit ta reli­gion ». Au plan des réalités terrestres et des grandes morales qui les animent, la vision unitaire de Ramakrishna peut se transposer en remplaçant « foi » par « bonne volonté », ainsi que le suggère l'annonce faite dans la nuit de Bethléem : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ».

Considérons donc que chacun peut, dans un contexte de res­pect mutuel, choisir sa voie morale, son moyen, son grand ou son « petit véhicule » (comme disent les bouddhistes)... pour aller vers l'Equilibre. Et il n'est pas non plus interdit de cumuler les moyens, quand ils sont compatibles. Or, à la lumière de mon expérience personnelle, je crois pouvoir affirmer que l'ascèse maçonnique (car c'est véritablement une ascèse au sens étymologique du terme : action de s'exercer pour acquérir une perfec­tion), du fait de sa neutralité dogmatique, de son a-dogmatisme, peut être menée de pair avec une ascèse religieuse, l'une et l'au­tre pouvant aller du même pas vers le sommet, l'une et l'autre pouvant nourrir un dialogue intérieur fort enrichissant pour l'initié.

(1) Le nœud doré.
(2) Harmonie du monde créé. C'est ce qu'illustre le fait que le penta­gramme s'inscrit dans la partie « cubique « de la pierre cubique à pointe, sans que jamais la pointe de l'étoile atteigne la base de la pyramide (monde des esprits) couronnant la pierre. Ce contact ne se fait que par les cercles qui ont servi à construire le pentagramme.
(3) Le symbolisme considère généralement les déplacements vers la gau­che comme étant néfastes.

Publié dans le PVI N° 26 - 4éme trimestre 1977  -
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