GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1977

Pérennité et Actualité
des Constitutions d’Anderson
et de la Franc-Maçonnerie

Tout au long de ces pages, nous avons étudié l'histoire de la Franc-Maçonnerie, et nous avons essayé de dégager les principes fondamentaux à partir desquels elle s'est constituée. Nous avons pu constater qu'au XVIII° siècle, cette « très ancienne et très res­pectable confrérie », connaît un développement considérable en Angleterre et en Europe, d'abord, puis dans le monde entier. On peut se demander pourquoi, et essayer de formuler une réponse à cette question, car l'universalité et la pérennité de la Franc-Maçon­nerie, manifestent quelque signification. Aussi, nous parait-il indis­pensable de rappeler quelques faits historiques importants. Sou­venons-nous en effet que, au XVIe siècle, la chrétienté voit son unité brisée par la Réforme. En 1520, Luther est excommunié et la confession d'Augsbourg rejette l'autorité du Pape. En 1530, Calvin publie à Genève, « L'institution de la Religion chrétienne ». En 1534, l'Acte de Suprématie fait du roi d'Angleterre, le chef de l'Eglise Anglicane. Enfin à partir de 1534, se développe la Contre- Réforme qui aboutira au Concile de Trente (1545-1563) origine de l'Eglise catholique romaine moderne. Cette crise déclenchée par la Réforme est une crise de civilisation et se prolonge pendant toute le XVIIe siècle. Elle ravage les nations et déchire les âmes. L'Europe tout entière semble aller au chaos et se précipiter dans le néant. « Je voyais, écrit un contemporain (1), dans l'univers chrétien. une débauche de guerres qui eût fait honte aux nations les plus barbares ». Et Paul Hazard peut écrire avec raison, dans « La crise de la conscience européenne » « Dès que l'on considère l'Europe, une plaie frappe les yeux : depuis la Réforme, son unité morale a été rompue : ses habitants sont divisés en deux partis qui s'affrontent. Guerres, persécutions, disputes, injures, sont la vie quotidienne de ces Frères ennemis ».

Certes, parmi ces « Frères ennemis », parmi ces chrétiens et ces hommes il en est qui sont conscients de l'absurdité de ces querelles et qui redoutent les ruines matérielles et morales qu'en­traînent ces guerres fratricides pour l'Europe et pour l'humanité. Aussi, vont-ils s'efforcer de donner à nouveau aux « Chrétiens », le sentiment de leur communion, et aux « Européens », celui de leur commune civilisation. Il faudrait mentionner en particulier, l'en­treprise du philosophe Leibniz qui veut réunir les églises entre elles, d'abord les églises protestantes, puis celles-ci à l'Eglise catholique romaine ; « il n'y a point de doute que l'amour de Dieu et la charité devraient porter tous les chrétiens à renoncer aux schismes et à rétablir 'l'union » écrivait-il. Et Bossuet, le catho­lique, de lui répondre « Puisse cette année vous être heureuse à vous et à tous ceux qui recherchent l'union des chrétiens ».

Or, l'entreprise de réunification des églises se soldera par un échec. « La raison du XVIIe siècle est impuissante à restaurer le rêve de l'unité chrétienne brisée par la Réforme », écrira Léon Brunschwicg. Cet échec était-il dû à la mauvaise volonté des uns et des autres ? Il ne le semble pas. Mais, nous pensons que l'erreur de Leizniz, celles des pasteurs réformés et celles des prélats catholiques, comme Bossuet, était de vouloir réconcilier les diffé­rentes églises, en tant qu'institutions et les différentes religions en tant que systèmes. En fait, on ne peut jamais concilier les systèmes religieux (pas plus d'ailleurs que les systèmes idéolo­giques), sinon dans le plus superficiel des syncrétismes, et on ne peut refaire l'unité des Institutions, sinon dans la plus vague des confusions. Mais si l'Unité des Eglises ne peut être réalisée, ne peut-on réaliser l'union des chrétiens eux-mêmes, quelles que soient leur confession, ne peut-on réaliser l'union entre les hommes quelle que soit leur croyance. Or, n'est-ce pas cette union des chrétiens et des personnes qu'avait su réaliser la Franc-Maçonnerie opérative, au sein même de la Loge ? N'est-ce pas cette réconci­liation des hommes que s'efforcera de réaliser la Franc-Maçonnerie spéculative et que réaliseront ces Loges de Maçons « Francs et 
Acceptés », où nous voyons se côtoyer des anglicans, des protes­tants, des catholiques, les partisans du roi et ceux du parlement ? Autrement dit, si la réunification ne pouvait pas passer par les églises en tant que telles, elle pouvait passer par les personnes. Mais à une condition essentielle qui manquait à beaucoup d'hom­mes de ce temps. Cette condition, cette idée, et nous serions tentés d'écrire cet outil, qui manquait à la plupart des hommes de cette époque, c'était l'idée de tolérance, l'idée de liberté de conscience. C'est par l'idée de tolérance, l'idée de liberté de la pensée, que passera le chemin de la réconciliation et de l'union. Et nul sans doute, n'a mieux exprimé cette opinion que Locke qui, dans sa célèbre « Lettre sur la Tolérance », écrivait : « Puisque vous me demandez mon opinion sur la tolérance réciproque, je vous répondrai que c'est le principal critère de la véritable église ». Aussi on peut, on doit laisser à chacun « le soin de sa propre âme », aucune église, aucun pouvoir ne pouvant légitimement me forcer d'adhérer à des vérités qui ne me semblent pas évi­dentes. Et parallèlement, sur le plan politique, si certains, comme Hobbes ou Bossuet, estiment que l'on ne peut retrouver la paix civile que par l'absolutisme, d'autres affirmeront que seule la liberté de pensée est la condition de la paix et de l'union (2).

On ne cherchera pas à réaliser l'union des chrétiens et des hommes en les soumettant à un dogme, pas plus qu'on ne cher­chera à réaliser leur unité en les soumettant à une autorité absolue. La réconciliation universelle passe nécessairement par la liberté de conscience. C'est grâce à cette liberté que 'la Franc-Maçonnerie deviendra le « Centre de l'Union ». Telle est la première signifi­cation de ces Constitutions d'Anderson qui vont devenir la charte de la Franc-Maçonnerie universelle. Et si ce message nous apparaît toujours vivant, toujours actuel, c'est qu'il exprime ce besoin incoercible de la liberté, qui habitait l'âme de l'homme du XVIIIe siècle, comme il habite l'âme de l'homme de notre temps. Or à notre époque, au dogmatisme des religions révélées et au fana­tisme qu'il entraînait, s'est souvent substitué le totalitarisme des idéologies, celle de l'Etat et celle de la Classe, celle de la Race et celle du Surhomme, sans oublier celle de nos systèmes tech­nocratiques. Ces idéologies, qui se parent abusivement du nom de « sciences » sont, comme on l'a dit très justement, « la peste noire de notre temps ». (R. Ruyer). Ces idéologies totalitaires menacent l'homme, même si à travers des artifices de langage, elles prétendent le libérer. Il s'agit pour le Franc-Maçon d'affirmer les droits inaliénables de la personne humaine. Il s'agit de les affirmer mais aussi de s'armer moralement et spirituellement pour les défendre et les sauvegarder. Il s'agit d'affirmer la liberté de l'homme en face de tout ce qui l'écrase et de la sauver, aujour­d'hui comme hier.

Mais, si elle affirme d'une maniéré indiscutable les droits de la pensée libre, la Franc-Maçonnerie, dans ses « Devoirs » (3) affirme aussi « La Loi Morale » : « Un Maçon est tenu par son état d'obéir à la Loi Morale », Devoirs de 1723, et dans la version de 1738, il est précisé que le Franc-Maçon n'agira jamais « Contre sa conscience ». On affirme donc la Loi Morale « Toujours vivante au cœur des hommes qui sans elle, seraient retournés à l'état de bestialité » (4). Mais cette Loi Morale, ne saurait résulter du dogme de telle ou telle religion particulière, ni d'un système métaphysique quelconque. Elle ne saurait non plus résulter des Sciences, et des Sciences humaines en particulier. Celles-ci, comme toutes les sciences, nous renseignent plus ou moins bien sur ce qui est : elles ne sauraient nous dire ce qui doit être, elles ne sauraient nous dicter notre devoir. La Loi Morale émane de la conscience morale elle-même, juge de ce qui est bien ou mal. Tout homme porte en lui-même des vérités morales, il n'a donc pas à les apprendre du dehors, mais à les découvrir en réfléchis­sant sur ce qui le constitue, c'est-à-dire sur le Devoir principe même de tous ses jugements. (Ainsi la connaissance de ce que nous devons faire, c'est-à-dire de ce que peut notre liberté, ne dérive ni de la religion entendue comme un dogme extérieur à nous-même, ni d'un système métaphysique, ni d'une connais­sance scientifique ; elle émane de la conscience elle-même). Et c'est en ce sens que cet impératif du devoir, se distingue fondamentalement de la contrainte qui est toujours extérieure et lui substitue l'obligation, signe de notre liberté intérieure. Cette liberté qui s'affirme dans la Loi Morale, met l'homme à l'abri de tous ces dirigismes totalitaires qui veulent réglementer ce qu'il faut dire, lire, penser et faire, cependant que la Loi Morale, fonde­ment de la liberté, met l'homme à l'abri de tous les pseudo-libéralismes de la transgression systématique, de l'aventure hagarde et débridée, dont notre époque nous donne si souvent l'exemple. Pour 'le Franc-Maçon, il ne saurait y avoir de vie humaine véritable sans liberté, mais il ne saurait également y avoir de vie humaine véritable, sans loi morale, c'est-à-dire sans un principe auquel il juge de se soumettre librement. Et c'est en ce sens qu'il faut selon nous, comprendre, l'article 1'ef des Constitutions d'Anderson quand il est affirmé que, « s'il comprend bien l'Art, le Franc- Maçon ne sera jamais un athée stupide, ni un liberté irréligieux ».

Ici le Grand Architecte de l'Univers devient le fondement même de notre Loi Morale et de notre Liberté, le Postulat fonda­mental qui soutient tout l'édifice. N'est-il pas significatif de l'état d'esprit, de la « mentalité » du XVIIle siècle, qui fut le siècle des « Lumières » et de la Franc-Maçonnerie, ce jugement du philo­sophe Emmanuel Kant : « Deux choses remplissent le cœur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi, la Loi Morale en moi ». Ce ciel étoilé, ce Cosmos aux dimensions infinies et à la structure ordon­née, toujours symbolisé en Loge par la voûte étoilée, oeuvre du Grand Architecte, cette Loi Morale, inscrite au cœur de chaque Franc-Maçon et symbolisée dans chaque Loge par le Volume de la Loi Sacrée.

Mais ces principes, la « Liberté de conscience », la « Loi Morale », « Le Grand Architecte de l'Univers », affirmés par la Franc-Maçonnerie Universelle, ne seraient-ils pas périmés, « dépas­sés », comme disent aujourd'hui les esprits « distingués », en cette fin du XXe siècle, après les fantastiques progrès des sciences et des techniques ? Nous ne le pensons pas. Nous croyons au contraire que, même s'il ne sont admis et acceptés qu'à titre de postulats, ils sont indispensables à l'homme de notre temps et qu'ils peuvent seuls, sauver cet homme de l'inquiétude et du désespoir. Aujourd'hui comme hier, on ne peut sauver l'homme, sans faire appel à cet idéal de vérité et de liberté, de justice et d'amour qui le définit, le qualifie et le distingue de tous les autres êtres de la nature.

Ainsi la Franc-Maçonnerie veut répondre aux problèmes de l'homme historique, de l'homme inséré dans une société et dans un temps. Tout homme est un être social, un « animal politique » inséré dans une société, membre d'une communauté, et comme tel confronté à des problèmes d'ordre social et politique. Mais l'homme ne se réduit pas à cette seule dimension. Il est aussi dirions-nous, un être métaphysique « Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout », comme l'écrit Pascal, et par là même confronté aux problèmes éternels de sa situation métaphysique, c'est-à-dire à ceux du fini et de l'infini, à ceux du temps et de l'éternité, à celui de sa mort et de sa vie spirituelle, et pourquoi pas aux problèmes de l'amour et du bonheur.

Dans ce domaine, comme clans les autres, la Franc-Maçonne­rie ne veut pas et ne prétend pas nous apporter une solution toute faite et définitive. Mais grâce à l'esprit même de sa symbolique' et à la réflexion qu'elle entraîne, grâce à ses rites d'initiation et à la signification qu'elle invite à découvrir, la Franc-Maçonnerie peut proposer un « Chemin », une méthode. Elle veut aussi faire naître une espérance, celle de l'homme retrouvé dans sa véritable dimension spirituelle.

C'est dans les Loges de Francs-Maçons opératifs d'abord, dans les Loges de Francs-Maçons spéculatifs ensuite, que s'est forgé en partie le monde d'aujourd'hui et qu'ont été défini les principes fondamentaux, sur lesquels il repose et à partir desquels il s'ordonne.

C'est dans les Loges Maçonniques que s'est peu à peu édifié l'homme d'aujourd'hui, dans sa double dimension, temporelle et spirituelle. Pourquoi les Loges Maçonniques ne seraient-elles pas encore le lieu privilégié, le lieu spirituel, où des hommes de bonne volonté, soucieux de liberté et de vérité, de justice et d'amour, travailleraient dans une communion fraternelle à l'édi­fication du monde de demain, et à celle de l'homme lui-même. Alors nous verrions naître cette Nouvelle Jérusalem et nous pour­rions dire comme Jean : « il essuiera toutes les larmes de leurs yeux, et la mort ne sera plus et il n'y aura plus, ni deuil, ni cri, ni douleur ».

Au travail et espérons.

(1) Grotius : De jure belli et pacis
(2) Note : cf. Spinoza. Traité théologico-Politique ch. 20. « On établit que
dans un état libre, chacun a le droit de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense ».
(3) On appelle « Charges en Anglais, ou Devoirs » en Français, les Constitutions d'Anderson.
(4) Richard Dupuy : « La Foi d'un Franc-Maçon ».
Publié dans le PVI N° 25 - 1er trimestre 1977  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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