GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1977

Aperçu sur l’Histoire de la Franc-Maçonnerie

On ignore les origines lointaines de la Franc-Maçonnerie, les historiens demeurant sur ce point dans le domaine des supposi­tions. Et il en est de particulièrement fabuleuses. N'a-t-on pas vu, dans sa création, rien moins que la main de Dieu ? Ne l'a-t-on pas attribuée à Adam lui-même, à Moïse, à Nemrod ? Certains, en apparence plus sérieux, font remonter la fondation de cet « Ordre sublime » au Roi de Rome Numa Pompilius (715 avant Jésus- Christ), et pensent que ses « secrets » seraient venus jusqu'à nous par les « Collegia » d'artisans romains qui, implantés dans tout l'Empire, se seraient perpétués au Moyen Age sous la forme de groupements professionnels, confréries, « guildes » ou corpo­rations. D'autres ajoutent que les Templiers s'affilièrent nombreux à ces confréries de métiers, surtout après la dissolution de l'Ordre du Temple en 1312.

I. — La Franc-Maçonnerie au Moyen Age.

Comme l'ont pensé deux anciens et prestigieux Grands Maî­tres de la Grande Loge de France, Michel Dumesnil de Gramont et Antonio Coen (1), il existe en tout cas un lien de filiation entre la Franc-Maçonnerie moderne, dite spéculative, et la Maçonnerie « opérative » du Moyen Age.

 « Au Moyen Age, le genre humain, a écrit Victor Hugo, n'a rien pensé d'important qu'il ne l'ait dit en pierre ». L'architecture était vraiment l'art royal. Ces grands ouvrages de pierre qui conti­nuent d'émerveiller notre temps étaient commandés et financés par la Couronne, par l'Eglise, par des grands seigneurs, des muni­cipalités. Ils exigeaient le concours d'une main-d’œuvre fort nombreuse qui venait souvent de très loin, s'embaucher sur le chantier. Cette main-d’œuvre était composée d'hommes libres, non de serfs attachés à la terre, c'est-à-dire d'hommes francs, échappant aux servitudes féodales et royales. A la tête de ces « Francs-Maçons » se trouvait un Maître d’œuvre qui avait auto­rité sur les ouvriers et prêtait le serment de faire respecter les règlements. Il portait le titre de Maître-Maçon et pouvait avoir des assistants. C'est sur le chantier qu'était édifiée la Loge. Le terme apparaît pour la première fois, en Angleterre en 1278 (Vab Royal Abbey), en France en 1283 (Notre-Dame de Paris). C'était un atelier couvert où l'on taillait, sculptait, préparait les matériaux à mettre en oeuvre. C'était aussi un lieu de repos et de réunion en dehors des heures de travail. C'était enfin, certainement, un lieu d'enseignement : on y apprenait les éléments de la géométrie et les principes de l'art de bâtir. Et cet « art qui consistait à proportionner les diverses parties d'un monument, à dresser ces flèches et ces clochers audacieux, à courber ces voûtes gran­dioses, sous lesquelles le son prenait une ampleur plus harmo­nieuse, semblait un art magique » comme l'écrit Albert Lantoine. On échangeait dans la Loge des « secrets » d'ordre professionnel, comme la section dorée, mais aussi des secrets d'un autre ordre, qu'il était interdit de noter par écrit mais que l'on retrouve gravés dans la pierre comme le cercle, la pyramide, le sceau de Salo­mon, l'étoile à cinq branches. Rapidement le mot Loge vint à désigner la collectivité, l'ensemble des compagnons ouvriers qui travaillaient au même édifice. Etroitement soumise pour toute la durée du chantier à l'autorité du Maître-Maçon, cette collectivité tirait une force certaine de l'habileté professionnelle de ses membres, de leur nombre, des liens étroits que tissait entre eux l'intimité quotidienne de la Loge. De plus, la mobilité inhérente à la profession favorisait les liaisons entre chantiers et entraînait une certaine uniformisation des légendes et des coutumes du métier. Celles-ci seront mises par écrit à partir du XIV° siècle, en Grande-Bretagne et aussi en Allemagne.

On possède une centaine de versions manuscrites anglaises ou écossaises des anciens Devoirs (Old Charges). Parmi ces manuscrits, on peut citer l'un des plus anciens, le Manuscrit Cooke (1410 ou 1430).

Celui-ci comporte :
1) une déclaration reconnaissant la dette de l'homme envers Dieu ;
2) deux versions successives de l'histoire légendaire du métier depuis les temps bibliques ;
3) les devoirs proprement dits;
4) une brève prière finale.

Les Devoirs ressemblent beaucoup à ceux que prescrivaient dans d'autres professions, les « Ordonnances » des corporations municipales. Il semble qu'on lisait au nouveau membre de la Loge, l'historique du métier, puis on l'exhortait à observer les Devoirs, dont il entendait la lecture, la main posée sur le Livre (la Bible), tenu par un des plus anciens Maçons. Il promettait alors de tenir secrets les enseignements du Maître et tout ce qu'il apprenait en Loge.

Plus ancien encore que le Manuscrit Cooke est le Manuscrit Reguis (1390), où sont mises en vers les légendes du métier. Selon ce poème, la géométrie, fondement de l'art de bâtir, aurait été inventée par Euclide en Egypte, pour reconstituer chaque année le cadastre après la crue du Nil.

En Allemagne, on a conservé les « Statuts et Règlements de Ratisbonne, de la confraternité des tailleurs de pierre », qui datent de 1459. Ils confirment l'existence de « Steinmetzen » regroupés en « Witten » (Loges) et en « Haupthütten » (Grandes Loges), au nombre de cinq : à Strasbourg, Cologne, Vienne, Zurich, Magdebourg. Une première assemblée des maçons allemands s'était tenue dès 1275 à Strasbourg, où le maître d’œuvre de la cathédrale, Erwin de Steinbach, avait été nommé Maître de tous les Maçons. Une Loge strasbourgeoise de la Grande Loge de France porte aujourd'hui son nom.

Le caractère religieux et même catholique des « Old Charges » britanniques (nous sommes avant la Réforme) semble indiscuta­ble. La plupart des constitutions manuscrites commencent par une invocation à Dieu et aux trois personnes de la Sainte Trinité. L'article premier des « Charges General » enjoint au Maçon « d'être un homme loyal envers Dieu et la Sainte Eglise et d'éviter l'erreur et l'hérésie ». De même, en Allemagne, les règlements des tailleurs de pierre commencent ainsi : « Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit et de la glorieuse Mère Marie... ».

En matière politique, les anciens devoirs manuscrits font obligation aux Maçons « d'être les loyaux hommes-liges du roi, d'être loyaux envers l'autorité civile ».

Telle nous apparaît l'existence de la Maçonnerie avant le XVIe siècle, dans toute l'Europe chrétienne : un groupement de caractère à la fois professionnel, religieux et culturel, dont le lieu de travail et de réunion est, sur chaque chantier, la Loge.

II. — Le tournant des XVIe et XVIIe siècles.

Or, au XVIe siècle, l'Europe chrétienne voit son unité brisée par la Réforme. Rappelons ici que Luther est excommunié en 1520 et que la Confession d'Augsbourg rejette l'autorité du Pape. En 1534, l'acte de suprématie fait du roi d'Angleterre le chef de I'Eglise Anglicane. En 1536, Calvin publie « l'Institution de la Reli­gion chrétienne ».

Cette crise, qui est déjà une crise de civilisation, affecte les hommes de cette époque dans toutes leurs activités ; elle ravage les nations et déchire les âmes.

Les conséquences de la Réforme et de la Renaissance furent considérables pour le « Métier ». Les « secrets de l'art gothique » étaient délaissés et semblaient oubliés. On ne construisait plus guère d'églises ni de monastères. Les Loges opératives disparais­saient peu à peu, en Angleterre et en Irlande comme dans l'ensem­ble de l'Europe, où l'organisation des « Free Masons » était en perte de vitesse.

En Ecosse, cependant, l'autorité royale s'efforça de porter remède à la crise du bâtiment. Attachés à leurs traditions, les Maçons du pays s'étaient, faute de grands chantiers, repliés sur les villes et les bourgs et s'étaient mis à tenir Loge dans des locaux urbains, construits, loués ou acquis à cet effet. Les Loges devenaient permanentes et établissaient entre elles des rap­ports suivis. Le roi d'Ecosse nomma le Maître des travaux royaux, William Schaw, Surveillant général des Maçons. En 1598 celui-ci dota la profession de statuts qui reprenaient l'essentiel des cou­tumes et traditions du métier. C'est à ce moment que les Loges de ce pays commencent à admettre dans leur sein des notables étrangers au métier lui-même. Peu à peu l'élément « accepté » y devient de plus en plus nombreux. C'est ainsi qu'en 1670, la Loge d'Aberdeen ne comprend plus sur 49 membres, que 10 Maçons de métier. Ajoutons cependant que jusqu'au XVIIIe siècle, les offices de Maître et de Surveillant de la Loge demeurèrent réservés aux opératifs. L'Ecosse est ainsi le seul pays où il sub­siste des Loges, aujourd'hui toutes pareilles aux autres, qui furent fondées au XVIe siècle par des Maçons « opératifs ».

En 1603, à la mort de la reine Elisabeth, Jacques VI Stuart monte sur le trône d'Angleterre sous le nom de Jacques VI. Les relations vont s'intensifier entre le royaume d'Ecosse et celui d'Angleterre. Les gentilshommes anglais voyageant en Ecosse y sont reçus dans des Loges, selon la coutume du pays. De retour chez eux, ils y tiennent loge à leur tour et reçoivent Maçons d'autres gentilshommes et notables. C'est ainsi que la plus ancienne réunion de « Gentlemen-Masons » anglais dont ont ait trace, se tint le 16 octobre 1646 à Warrington dans le Lancashire pour faire « Maçon » le jeune et célèbre érudit Elie Ashmole et son parent le colonel Mainwaring. Signalons que l'Angleterre se trouvait alors en pleine guerre civile. Or, la Loge comportait des anglicans, des protestants « non-conformistes » et même un « papiste », des partisans du Roi et des tenants du Parlement. Dès son apparition, la Franc-Maçonnerie non-opérative mettait en pratique l'idée de tolérance.

Dans ce pays déchiré depuis un siècle par des luttes confes­sionnelles et politiques, les premiers Francs-Maçons anglais acceptés sont des hommes de bonne volonté, résolus à fraterniser en dépit de tout ce qui pouvait les séparer en matière politique et religieuse. La Loge Maçonnique apparaît déjà comme une « struc­ture d'accueil » pour des personnes qui sans elle « seraient demeu­rées étrangères ».

Ajoutons que le secret, dont s'entourèrent les « Free Masons » attire rapidement vers les Loges des amateurs d'alchimie, d'her­métisme, d'ésotérisme biblique, alors nombreux en Angleterre où on les appelait des Rose-Croix et qui vont enrichir le vieux fond « opératif » de rites et de symboles empruntés aux traditions philosophiques et aux mystères antiques.

De 1646 à 1714 (mort de la reine Anne) l'essor de la Franc- Maçonnerie restera cependant assez modeste et les Loges anglai­ses peu nombreuses. A Londres on en comptait au moins quatre : Le Gobelet et les raisins, Le Pommier, la Couronne, L'oie et le Grill, qui tiraient leurs noms des tavernes où elles se réunissaient.

III. - La Franc-Maçonnerie moderne

Le 24 juin 1717 en la fête de la Saint Jean-Baptiste, les membres de ces quatre Loges s'assemblèrent, s'organisèrent, éti­rent un Grand Maître, Anthony Sayer, et décidèrent de renouveler tous les ans la même réunion. La Grande Loge de Londres était née. Ses horizons se limitaient aux environs de la capitale. Ses fondateurs ne paraissent avoir été animés d'aucune arrière- pensée religieuse, politique ou spéculative. Il s'agissait au départ de maintenir des liens fraternels entre les Frères et entre les Loges. En 1718, Sayer fut remplacé à la Grande Maîtrise par Georges Payne. Et en 1719 vint le tour du pasteur Jean Théophile Desaguliers, choix qui fut d'une importance capitale pour l'avenir de la Franc-Maçonnerie.

Desaguliers, fils d'un pasteur huguenot, était né à La Rochelle en 1683. Elevé en Angleterre, pasteur anglican en 1717, il avait été lecteur de philosophie expérimentale à Oxford en 1713 et reçu membre de la « Royal Society » en 1714, à l'âge de 31 ans. Sa Grande Maîtrise allait déterminer l'entrée dans les Loges de Londres de nombreux membres de l'illustre compagnie. Et le 24 juin 1721, l'un d'eux, Sa Grâce le Duc de Montagu, acceptait la Grande Maîtrise. Ce très grand seigneur, Pair d'Angleterre, allait faire sortir de l'ombre « l'ancienne et honorable confrérie ».

Le « Noble Duc » « trouvant fautives toutes les vieilles Consti­tutions gothiques » demanda à James Anderson, un pasteur pres­bytérien écossais, de les reprendre et d'en proposer une nouvelle version. Le texte de celle-ci était approuvé le 25 mars 1722 et les épreuves du livre édité par le Frère John Senex furent pro­duites et approuvées à la Tenue de Grande Loge du 17 janvier 1723.

La Franc-Maçonnerie Moderne était née.

Après la constitution de la Grande Loge de Londres qui devient vers 1730 la Grande Loge d'Angleterre, l'Ordre Maçonni­que va se développer dans l'Europe et le monde.

Très rapidement la Franc-Maçonnerie va s'implanter en France. La première Loge française officiellement connue serait « Le Louis d'Argent » fondée probablement en 1726 par des Britanniques, et qui reçut patente de la Grande Loge de Londres en 1732. « Le Louis d'Argent » avait élu domicile rue des Boucheries à Paris et prit plus tard le titre de « Saint Thomas ». Signalons également, en 1732, la fondation à Bordeaux de la « Loge Anglaise » qui aura le n° 204 sur le Matricule de la Grande Loge de Londres, en 1733 la fondation à Valenciennes de « La Parfaite Union », enfin en 1735, la Loge de Bussy dite d'Aumont à Paris. Le « New Book of Constitutions » présenté en 1738 par Anderson, signale que la Franc-Maçonnerie compte alors cinq Obédiences indépen­dantes de Londres, à savoir celles d'York, d'Ecosse, d'Irlande, de France et d'Italie, qui travaillent sous les mêmes Constitutions et « font preuve d'un zèle égal à celui des Frères d'Angleterre ».

Le 27 décembre 1736, le Comte Derwentwater, Pair d'Angle­terre et catholique, était élu Grand Maître de la Grande Loge de France.

Il avait été précédé dans cette charge, dès avant 1735, par James Hector Macleane, Chevalier Baronnet d'Ecosse, comme lui jacobite et catholique, et peut-être dès 1729, par le Duc Philippe de Wharton, qui avait été Grand Maître de la Grande Loge de Londres en 1722-1723.

En 1737, vingt ans après la Maçonnerie londonienne, la Maçonnerie française sort de l'ombre. C'est l'année du célèbre discours du Chevalier de Ramsay, homme de lettres écossais qui avait déjà souhaité la bienvenue dans l'Ordre à « huit Ducs et Pairs et à deux cent personnes de la plus haute noblesse », parmi lesquelles le Duc de Villeroy, le Duc d'Aumont, le Comte de Tressan. « On ne parle, écrit un contemporain, que des nouveaux progrès que fait tous les jours l'Ordre des « Free Masons ». Tous, les grands et les petits se font également recevoir ». Le Duc de Luynes note à son tour : « Il est souvent question parmi la jeu­nesse de l'Ordre des Francs-Maçons, autrement dit des « Free Masons ». Et un rapport de police nous indique : « Il s'établit à Paris un nouvel Ordre qui vient d'Angleterre et qu'on nomme en anglais « Filtz (sic) Massons » ce qui veut dire en français « Franc-Maçon ».

En 1738 ou 1739, le Comte de Derwentwater est remplacé à la tête de l'Ordre Maçonnique par un grand seigneur français, Louis de Pardaillon de Gondrin, Duc d'Antin, Pair de France,

« Grand Maître Général et perpétuel des Maçons dans le Royaume de France ».

Le Duc d'Antin meurt en 1743, il est remplacé par un prince du sang, Louis de Bourbon-Condé, Comte de Clermont, qui restera en fonction jusqu'à sa mort en 1771. C'est sous le règne de ce Grand Maître que va se développer en France l'Ecossisme, ou Franc-Maçonnerie Ecossaise.

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Temple du XVIII' siècle.

Il ne faut pas se méprendre sur la signification de ce terme. Il désigne aujourd'hui, sans référence historique ou géographique définie à l'Ecosse, divers systèmes Maçonniques qui comportent en plus des trois degrés, dits symboliques, d'apprenti, compagnon et Maître Maçon, un -certain nombre de hauts grades. Il tire son nom du premier de ceux-ci, le Maître Ecossais, un « ordre supé­rieur de Maçonnerie » attesté dès 1733 à Londres, et qui sans doute fut ainsi appelé en hommage au rôle capital qu'avaient joué les Maçons d'Ecosse dans la conservation et la propagation des usages, rites et symboles de l'ancienne Maçonnerie opérative. Apparu en France quelque dix ans plus tard, le Maître Ecossais fut la cellule première de l'Ecossisme, qui allait trouver dans le Royaume un terrain d'élection, s'y développer rapidement, et de là se propager en Europe et en Amérique. Il y donnera naissance, à l'aube du XIXe siècle, au Rite Ecossais Ancien et Accepté, riche en tout de 33 degrés.

A la mort du Comte de Clermont (16 juin 1771), la Grande Maîtrise est offerte à Louis Philippe Joseph d'Orléans, Duc de Chartres.

Le Duc de Montmorency-Luxembourg qui le seconde en qualité d'Administrateur général, est en fait le vrai chef de l'Ordre. Mais bientôt, irrité de la prépondérance que les statuts de la Grande Loge de France accordaient aux Maîtres de Loges parisiens, de modestes roturiers pour la plupart, il fait convoquer à Paris et érige en Grande Loge Nationale une assemblée principalement compo­sée de Frères des Provinces et des Loges militaires.

Du 1e` mars au 26 juin 1773 des Francs-Maçons venus de la France entière (parmi lesquels le Prince de Rohan, le Marquis de Fitz James, le Marquis de Clermont-Tonnerre), tiennent un certain nombre de réunions dont sortira, le Zef septembre 1773, le Grand Orient de France, une nouvelle puissance Maçonnique.

Le Grand Orient de France se dit « la seule et légitime Grande Loge ». Mais en face de lui la plupart des Loges de Paris et un bon nombre de Loges des provinces maintiennent l'ancienne Grande Loge de France, maintenant dite « de Clermont », du nom de son ancien Grand Maître, et qui se proclame « seul et véritable Grand Orient de France ».

La dualité des Obédiences ne semble pas avoir altéré dura­blement les relations fraternelles entre leurs ressortissants res­pectifs, ni nui au développement de l'Ordre jusqu'à la Révolution de 1789. En 1771 le nombre de Loges relevant de la Grande Loge de France était de 164, soit 71 à Paris, 85 en province, 5 aux colonies (1). A la veille de la Révolution, le Grand Orient accuse le chiffre de 629 Loges, 63 pour Paris, 442 pour la province, 38 pour les colonies, 69 militaires et 17 à l'étranger. Quant à la Grande Loge, dite de Clermont, elle comptait 376 Loges, soit 129 à Paris et 247 en province. L'Ordre Maçonnique avait conquis dans le pays, une place considérable : d'après certaines estimations, on y comptait de 70.000 à 80.000 Francs-Maçons. Les nobles, les bour­geois s'affiliaient en grand nombre et de nombreux savants, artis­tes, écrivains et philosophes ajoutaient au prestige de l'Ordre.

L'ORDRE SOUS LA REVOLUTION

La Franc-Maçonnerie française, divisée d'abord par des ques­tions de personnes, ensuite par l'existence de deux puissances en compétition plus ou moins ouverte, a subi dans son ensemble et dans ses différents membres des épreuves égales et rudes. Si les maçons n'avaient pas eu, au siècle des Lumières, de doctrine com­mune en matière de politique, mais seulement une tendance huma­niste, libérale et jusqu'à un certain point contestataire (cf. par exemple le comte de Clermont et le duc d'Orléans), ils se rencon­traient, le plus souvent, dans une opposition à peu près constante à la monarchie absolue. Ils ne tarderont pas à se trouver en conflit d'idéologie dès l'ouverture des Etats Généraux. C'est ainsi que le Grand Maître duc d'Orléans soutient le vote par tête et son administrateur général le duc de Montmorency-Luxembourg le vote par ordre.

« Même opposition entre les frères « aristocrates » et les frères « sans-culotte ». On en rencontre beaucoup d'exemples. Un grand nombre des émigrés avaient fait partie des loges, tant à Paris qu'en province. D'autres frères étaient d'ardents révolution­naires.

Comme dans les guerres civiles de Grande-Bretagne, on trouve donc des frères aussi bien dans le camp des montagnards que dans celui des royalistes. Mais le trait le plus commun qu'il soit possible de discerner en eux est le courage civique et le courage tout court. Si l'attitude du Grand Maître sous la Conven­tion lui valut d'être répudié par les Frères dont il s'était désoli­darisé, il faut convenir que le danger qui le menaçait était bien susceptible de lui inspirer une résolution désespérée, et que son courage devant la guillotine peut encore lui valoir une sympathie rétrospective.

La mère loge de rite écossais philosophique Le Contrat Social, dont le nom était déjà un programme, diffuse dès le début de 1791 plusieurs circulaires dans lesquelles on trouve réunis pour la première fois les mots de liberté, d'égalité et de fraternité qu'elle qualifie de « devoirs civiques », et elle met les Frères en garde contre la violence d'où qu'elle vienne, qui n'a plus rien de maçonnique. Une de ces circulaires fut traduite en allemand par le frère Dietrich, maire. de Strasbourg, et diffusée par le frère Lemaire, capitaine à l'armée du Rhin, avec l'aide d'autres frères appartenant à des loges militaires. 

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Figurine du XVIII' siècle.

Les travaux des loges subissent évidemment des perturba­tions graves sous la Convention. Beaucoup d'entre elles pratiquent cependant, comme il est souvent arrivé par la suite dans l'his­toire, une Maçonnerie de la pénombre et du silence qui garde le feu sous la cendre. Ainsi à Toulouse où on signale l'initiation « d'une partie de l'Etat-Major » ; à Marseille où, dans la Loge La Parfaite Sincérité, le frère Joseph Clary présente son futur gendre Joseph Bonaparte et l'ami de celui-ci, Antoine Saliceti, Commis­saire aux Armées ; à Lyon où la plupart des Ecossais de rite recti­fié, après avoir pris parti contre l'Eglise romaine, mais aussi contre le clergé constitutionnel, trouvent la mort comme Antoine Willer­moz ou doivent s'exiler comme son frère Jean-Baptiste ; à Paris enfin. Ici, l'activité maçonnique est interdite pour « modéran­tisme », mais elle se poursuit cependant au sein de la loge des Amis de Sully devenue La Montagne, par exemple, mais surtout au Centre des Amis autour du vénérable Alexandre Roëttiers de Montaleau qui sut maintenir le flambeau dans les pires circons­tances.

Après la terreur, les deux Obédiences françaises, s'effor­cent de regrouper les éléments qui peuvent reprendre quelque activité. Un concordat est conclu le 21 mai 1799 entre le Grand Orient et la Grande Loge. Il prévoit la fusion des deux Obédien­ces sous le nom de Grand Orient de France. Le Frère Roêttiers de Montaleau est élu comme Grand Vénérable et non comme Grand Maître. Les Loges se réveillèrent peu à peu et l'Ordre reprit une très sensible extension. Une fois encore la Franc-Maçonnerie offrait un refuge aux esprits fatigués par les querelles et soucieux d'éviter de nouvelles violences. L'union semblait réalisée entre tous les Maçons et toutes les Loges, n'eût été, comme l'écrivaient Dumesnil de Gramont et Antonio Coen, l'existence de quelques cellules écossaises jalouses de leur indépendance. C'est à partir de ces Loges, et en particulier de la Loge Saint Alexandre d'Ecosse dont le Vénérable était Godefroy de la Tour d'Auvergne, que va agir le Comte de Grasse-Tilly, membre du jeune Suprême Conseil des Etats-Unis, pour fonder, en septembre-octobre 1804, le Suprême Conseil de France du Rite Ecossais Ancien et Accepté, et provoquer la réunion d'une Grande Loge Générale Ecossaise, qui se donne pour Grand Maître le Prince Louis Bonaparte. Mais contrairement à l'attente des Ecossais, Napoléon n'allait pas auto­riser ce qui lui apparaissait comme un schisme. 11 ordonna à la Grande Loge Ecossaire de fusionner avec le Grand Orient, ce qui fut fait le 3 décembre 1804, sous les auspices du Maréchal Kellermann, par un « Acte d'Union » et un Concordat équitable. Celui-ci réservait au Suprême Conseil la juridiction sur les Hauts Grades et autorisait les Loges écossaises des trois premiers degrés à pratiquer leur Rite sous l'autorité du Grand-Orient.

A la chute de Napoléon, le Grand Orient se hâte de proclamer la déchéance de son Grand Maître le roi Joseph et du Grand Maître adjoint Cambacérès, et de s'arroger la juridiction sur les Hauts Grades de l'Ecossisme, cependant que le Suprême Conseil, composé de dignitaires de l'Empire, ne peut que réserver ses droits et se mettre en sommeil. Il ne se réveillera qu'en 1821, quand la Terreur Blanche ne sera plus qu'un mauvais souvenir. Les Bourbons, revenus au pouvoir, ne songent donc guère à inquiéter une Franc-Maçonnerie qui ne les inquiète pas. Elle leur apparaît toujours sous son aspect véritable de bonnes gens qui se réunis­sent pour échanger des propos sans méchanceté et, dans des

agapes innocentes », célébrer les joies de la fraternité par des cantiques d'une médiocrité ingénue. En 1818 Louis XVIII nommera à l'évêché de Beauvais son aumônier Mgr de La Châtre, un Franc- Maçon.

Quand, dans son réquisitoire contre les Quatre Sergents de La Rochelle, le procureur général fera allusion à la qualité maçon­nique de deux d'entre eux, il refusera — assez dédaigneusement — d'y voir une aggravation de leur culpabilité.

Pourtant la Franc-Maçonnerie, par la force des choses, va se trouver amenée à seconder l'action profane des libéraux. Il nous faut tenter d'expliquer pourquoi, alors que son influence sur la Révolution française est, nous l'avons vu, toute relative, elle participera au mouvement insurrectionnel de 1830.

L'Empereur Napoléon, par le Concordat avec le Pape, avait paru circonscrire d'une façon humiliante le pouvoir de celui-ci ; en réalité — la France s'en est aperçue jusqu'au vote de la Sépa­ration de l'Eglise et de l'Etat — le Vatican y avait gagné de n'être plus inquiété dans le domaine même où on le reléguait : le domaine spirituel. Depuis longtemps, toute intrusion dans le tem­porel lui était interdite, malgré ses discrètes et indiscrètes tentatives, et il ne perdait pas grand chose en fait — sinon en prestige — à voir cette interdiction codifiée. Devenir le chef incontesté de l'Eglise catholique donnait au Pape le droit absolu de régir la spiritualité de ses ministres et de ses fidèles. Les parlements, au XVIIIe siècle, avaient limité ce droit en en soumettant les mani­festations à leur examen critique ou au bon vouloir du monarque. Leur refus d'entériner les bulles contre les Francs-Maçons en est un exemple typique. Après la signature du Concordat, au contraire, toute la Catholicité retournait sous la houlette du Saint-Père et les excommunications pontificales se trouvaient reprendre, pour employer une expression maçonnique, « force et vigueur ». Résul­tat, abandon des loges par les ecclésiastiques et hostilités des dévôts contre les francs-maçons, hostilité entretenue par des racontars de curés sans culture et, déjà, par des feuilles publiques spéculant sur la crédulité de leur clientèle. On sent dans leurs propos, comme un relent des calomnies de l'abbé Barruel.

La haine de ces apostoliques fait, par réaction, l'objet des dis­cussions maçonniques. Comment en serait-il autrement ? Elle ris­que, en effet, de compromettre l'existence de l'Ordre si les conseillers écoutés de Charles X, qui sont à la tête de ce qu'on appelle alors « le parti prêtre », arrivent à triompher de la sourde irritation des Français auxquels la Charte de 1814, leur rendant l'appellation offensante de « sujets », avait confisqué les conquêtes civiques de la Révolution. Aussi est-il indiscutable que si elles ne préparèrent pas la chute du régime dans le mystère de leurs travaux, les loges collaborèrent de toute leur foi, et par l'activité belliqueuse des frères, à l'explosion de colère qui balaya le trône des Bourbons.

C'est là un fait capital dans l'histoire de la Franc-Maçonnerie.

Jusqu'alors, on peut dire qu'elle était simplement demeurée spectatrice des événements. Le fait que certains de ses membres s'étaient trouvés mêlés comme acteurs à ces événements ne constitue pas une contradiction, toute liberté d'action et de pen­sée leur étant, comme de nos jours, constitutionnellement et effec­tivement laissée. Mais après les Trois Glorieuses, nous la verrons se vanter — pour la première fois — d'avoir aidé à l'instauration d'une ère moins rétrograde. Nous ne disons pas une ère libérale parce que le roi citoyen aura vite fait de décevoir les espérances de ses premiers partisans. La fête qu'elle offre au général La Fayette, à l'Hôtel de Ville de Paris, l'exaltation de ses héros morts pour la « cause sacrée », ses chants et ses discours témoi­gnent nettement de ses soucis politiques. Le Rite Ecossais, certes, participe à la joie générale, puisque c'est son Grand Commandeur, le duc de Choiseul, qui préside la cérémonie en l'honneur du « libérateur des deux mondes », mais on sent néanmoins qu'il ne voulait pas que cette attitude de l'Ordre, bien que justifiée par un sûr instinct de défense, déterminât une orientation contraire à ses principes. La preuve en est que, lorsque des combattants de juillet 1830, franc-maçons, voudront, sous les auspices de La Fayette lui-même, qui accepte d'être leur Vénérable d'honneur, créer une loge nouvelle sous le titre Les Trois Jours, ils échoue­ront en dépit ou à cause de leur programme d'action.

On vient d'étudier la brève histoire de cet atelier au titre doublement symbolique. Son état-major comprenait les Maçons les plus éminents, outre La Fayette, le député Alexandre de Laborde, le banquier Laffitte, Vénérable, le Maire du 4e arron­dissement, Ch. Cadet de Gassicourt, le docteur de Laborde, le futur ministre Odilon Barrot, et l'explorateur Crampe!. Mais lors de son installation, le général Ch. Jubé, Grand Secrétaire Général du Suprême Conseil, lui retira sa patente, compte tenu du fait qu'avant même l'intégration la loge avait suivi, bannière déployée, le convoi funèbre du général Lamarque et qu'elle prétendait, le jour de son installation même, procéder à l'admission d'un réfugié polonais. L'appel interjeté, soutenu mollement ou pas du tout par les fondateurs qui appartenaient au Suprême Conseil fut vain et, en application du règlement, cette loge disparut.

Louis-Philippe, fils du premier Grand Maître du Grand-Orient, dont on escomptait la reconnaissante bienveillance et qui, espé­rait-on, placerait ou laisserait placer son fils à la tête de l'Ordre, se montrait du reste déjà sournoisement hostile aux institutions comme aux hommes qui l'avaient porté au pouvoir.

De son côté, la Franc-Maçonnerie témoignait d'une prudente discrétion et se repliait sur sa véritable tradition.

Elle venait de sortir de sa tour d'ivoire. Précédent dangereux. A raisonner dans l'absolu, on lui a parfois donné tort. Mais il est des circonstances dans la vie des peuples qui dépassent la volonté des individus et qui prouvent la faillibilité de leurs lois. Tolstoï l'a montré d'une façon prophétique dans Guerre et Paix. Et nous l'avons constaté nous-mêmes lorsqu'au moment d'une affaire fameuse, des savants jusqu'alors réputés pour leur dédain des contingences, des écrivains d'un scepticisme presque ostentatoire, voire des Sociétés scientifiques, se mêlèrent au conflit d'ordre idéologique qui divisait le pays en deux camps résolument adver­ses. Le danger de tels gestes est qu'on retrouve difficilement la sérénité perdue.

LA FRANC-MAÇONNERIE SOUS LA IIe REPUBLIQUE

Après la chute de Louis-Philippe, d'autres frères aux tendances politiques « opératives » eurent l'idée de fonder une obédience nouvelle qui, s'appuyant sur les principes de 1848 ne se désinté­resserait point de la chose publique. Cet engagement politique, qui commença par une réunion à l'Hôtel de Ville et une manifes­tation en faveur du Gouvernement Provisoire de la République aboutit d'une part à provoquer une harangue de Lamartine, et d'autre part à créer une Grande Loge Nationale de France. Convaincus d'être dans la Vérité maçonnique, et d'accomplir la volonté du Grand Architecte de l'Univers ses fondateurs commen­cèrent par décréter l'abolition des Hauts Grades et de l'inamovi­bilité des fonctions.

Cette obédience comptait au départ sept loges dont cinq transfuges du Suprême Conseil, les Trinitaires (3), les Comman­deurs du Mont Liban (16), les Patriotes (38), les Invisibles Ecos­sais (65), l'Etoile de Bethléem (90).

Mais les dissidents restaient encore fidèles aux traditions du rite, ce qui n'arrangeait rien. Ils avaient mis à leur tête le docteur du Planty, maire de Saint-Ouen, et créé une loge La Fra­ternité à l'Orient de Montmartre.

Face à ce schisme qui pouvait être inquiétant, l'obédience écossaise se contenta de parler de manifestations soi-disant maçonniques et de prendre au coup par coup des mesures feutrées qui allèrent pourtant jusqu'à l'exclusion sans éclat de loges ou de frères, pendant qu'on pouvait faire état des « frères restés fidèles à leur serment ».

De son côté, le Grand Orient ne perdait pas de temps. Dans son convent de 1849, se refusant à faire la part du feu, il jugea nécessaire de définir ses principes et d'affermir sa régularité en précisant une obligation jusque-là restée vague.

Après rapport, débat et vote, l'Assemblée générale vote un article premier de la Constitution du Grand Orient de France qui précise que « La Franc-Maçonnerie a pour principe l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. » Malgré un correctif sur la liberté de conscience, cette affirmation dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est dogmatique parait, avec le temps, assez peu adé­quate. Mais elle permettait alors, d'espérer l'audience d'une clientèle assez large, car elle intéressait un secteur d'opinion hostile au « Roi Citoyen », mais « voltairien ». Ce secteur allait jusqu'aux curés bénisseurs d'arbres de la liberté et on pourrait, rien que d'après Balzac, en faire une étude instructive.

LA FRANC-MAÇONNERIE SOUS LE SECOND EMPIRE

Les deux organisations qui se trouvent ainsi régularisées par un ukase officiel ont-elles tenu à justifier cette confiance en revenant à la pure tradition maçonnique ? On est obligé de le croire car enfin — et cette constatation doit bien gêner les anti- maçons qui, au cours de l'histoire, s'obstinent à classer toujours l'Ordre parmi les groupements d'avant-garde — on ne la voit guère se manifester lors du Coup d'Etat de décembre 1852. Une adresse du Grand Orient deux mois auparavant le montre même, cette fois encore, impérialiste avant l'Empire.

Les travaux de cette obédience ne prêtent guère à suspicion. Malheureusement des rivalités d'ordre intérieur et assez vives, au sujet de la Grande Maîtrise que se disputent un moment le prince Murat et Jérôme Napoléon, provoquent l'intervention de Napoléon Ill. La tactique de l'oncle inspire le neveu. Et alors paraît sa décision dans l'« Officiel » du 2 janvier 1862 : « Napoléon, vu les articles, etc., considérant, etc., avons décrété et décrétons ce qui suit... S. Exc. le Maréchal Magnan est nommé Grand Maître du Grand Orient de France ». Magnan n'était même pas maçon.

Le coup est rude ; non pas qu'a priori le maréchal Magnan déplaise, mais le procédé choque. Certes ce n'était pas la pre­mière fois que l'Etat imposait son favori, mais en sauvant la Forme ; le vote des frères entérinait. D'ailleurs, souvent l'Ordre lui-même, pour témoigner de son loyalisme, avait demandé au pouvoir de lui désigner un chef. En 1862, c'est la carte forcée, contre laquelle on ne peut rien, sinon se montrer assez souple pour — et c'est ce qui arrivera — reconquérir le droit d'élection. Et les bulletins alors consacreront le choix de l'Empereur en maintenant à son poste de Grand Maître le maréchal Magnan.

Celui-ci, pour ajouter à son prestige et satisfaire à la volonté évidente de l'Empereur, veut obliger le Suprême Conseil à fusion­ner avec le Grand Orient. Ainsi se trouverait justifié ce titre qu'il arbore orgueilleusement, mais inexactement : Grand Maître de l'Ordre maçonnique en France. Le Rite Ecossais renâcle. En somme c'est son suicide qu'on lui demande. Déjà, depuis sa nais­sance, les offres les plus tentatrices lui avaient été faites pour une absorption sans douleur.

Cette fois la situation est grave, car — fait encore unique dans l'histoire de l'Institution — le Pouvoir jette son glaive dans la balance. Résister à la volonté de l'empereur eût été impos­sible si le Suprême Conseil n'avait eu à sa tête un assez mauvais coucheur, l'écrivain et homme politique Viennet. Il a pour lui le bénéfice de son rang social — il est membre de l'Académie française — et le bénéfice de son grand âge. Il est royaliste. Il a fait partie de cette cohorte de collaborateurs du Constitution­nel que l'on appelait les « Voltairiens de la droite » ou « les héré­siarques de la légitimité » — et il est demeuré fidèle à ses convictions monarchistes. Raison de plus pour le réduire ? Non. Tout gouvernement pactise avec ses adversaires. C'est son inté­rêt, surtout pour des affaires d'une importance bien secondaire.

Viennet refuse de se soumettre au désir impératif du maré­chal Magnan ; ses missives témoignent de l'orgueil de son Rite. Magnan insiste, pis, il menace. Viennet va trouver l'empereur. L'empereur n'est pas méchant. Il compatit au fond à la révolte sentimentale de ce vieillard qui ne veut pas se rendre, On l'ima­gine calmant l'impatience du maréchal : « Laissons-le tranquille... Il a quatre-vingt-huit ans... Quand il ne sera plus là... ». D'autre part, il sait bien que le Rite Ecossais est peut-être royaliste, mais que son caractère initiatique peu enclin aux aventures, ne le rend guère inquiétant pour le régime. Le Suprême Conseil est surtout préoccupé d'internationalisme, non dans l'acception antipatriotique que des malveillants pourraient donner à ce mot, mais pour un apostolat de fraternité. D'autres Suprêmes Conseils se sont créés dans maintes nations par des statuts précis où sont affirmés la croyance en Dieu et le respect des lois et, par leur confédé­ration, ils aident à l'interpénétration des esprits et conséquem­ment au rapprochement des peuples.

Quand Viennet meurt, après Magnan, l'attention gouverne­mentale est accaparée par bien d'autres soucis. La Franc-Maçon­nerie d'ailleurs ne fait guère parler d'elle ; un de ses membres, le docteur Buchtold-Beaupré, dans son livre Isis ou l'Initiation maçon­nique, va même jusqu'à lui reprocher « son abstention ou sa réserve dans les grandes luttes politiques et religieuses du jour ». L'Institution est vraiment fidèle à sa doctrine première qui ne pres­crivait aucune foi, mais il n'y a guère d'exemple qu'à cette épo­que un rite accueillit un seul néophyte se proclamant nettement athée. Même, en 1875, au Rite Ecossais (nous anticipons un peu sur les événements mais ce détail trouve ici sa place et son considérable intérêt), la loge des Coeurs Unis refuse un candidat qui n'avait pas voulu reconnaître l'existence du Grand Architecte, « ce qui, disait le rapport envoyé au Pouvoir Central, est contraire à nos Règlements ».

La Franc-Maçonnerie, sous le Second Empire, y gagne du moins d'être bien vue et à la Cour, et à la Ville. Quand la Société de Saint-Vincent-de-Paul qui, assez inquiétante par ses menées politiques, refusa la reconnaissance publique qu'on lui avait offerte, le ministre, M. de Persigny, opposa officiellement (circulaire du 16 octobre 1861) le bon esprit de la Franc-Maçonnerie à l'attitude méfiante de la Société. Cela devait susciter de la part de Mgr Dupanloup une protestation enflammée. L'influence du maré­chal Magnan aidait à cette heureuse réputation.

En effet, tout système, aussi fâcheux soit-il, ne va pas sans quelques avantages compensateurs : ces grands Maîtres tou­jours choisis parmi les personnages haut placés non seulement protègent l'Ordre, mais celui-ci profite moralement de leur situation dans le monde profane. Cela ne fut pas seulement au XVllle siècle, mais pendant tout le XIXe siècle jusqu'en 1871. Les francs-maçons jouirent jusqu'à l'avènement de la troisième République d'une considération évidente parmi toutes les classes de la société. Ils avaient des ennemis parmi les catholiques, certes, mais des enne­mis qui n'étaient jamais parvenus à les salir dans l'opinion de leurs contemporains. Ils gardaient le prestige d'avoir eu dans leurs rangs des hommes célèbres par leur talent, leurs mérites, et même par leur naissance.

Lorsque ceux qu'on appelait les libres-penseurs étaient mal­menés par leurs adversaires dans les assemblées représentatives, on évitait de les confondre avec les francs-maçons. Combien cette remarque est révélatrice d'un état d'esprit qui nous étonne aujourd'hui ! Pour ceux qui la pourraient trouver insuffisamment fondée, nous citerons ce fragment du discours que Sainte-Beuve prononça au Sénat, en 1868, au sujet des « tendances matérialistes de l'enseignement ». Nous le relevons dans le Moniteur Universel du mercredi 20 mai 1868 :

Est-ce parce que les esprits faisant partie de cette classe ne sont pas associés, affiliés entre eux, comme cela a lieu pour les sectes et communions religieuses ? Je serais presque tenté de le croire, car du moment qu'il y a un lien d'association comme dans l'Ordre de la Franc-Maçonnerie par exemple, oh ! alors on cesse d'être injurié, répudié, maudit — je ne dis pas dans les chaires sacrées, c'est leur droit — mais dans les assemblées publiques et politiques. Si l'on parlait ici dans le Sénat des francs- maçons comme on y parle habituellement des libres-penseurs, on trouverait assurément quelqu'un de haut placé pour répondre. » (Sourires, les regards se portent sur le général Mellinet qui prend part lui-même à l'hilarité). (Le général Mellinet était alors Grand Maître du Grand Orient, mais à la différence du maréchal Magnan, il était maçon depuis de longues années).

LA FRANC-MAÇONNERIE SOUS LA IIIe REPUBLIQUE

Une grande partie de la Maçonnerie, et notamment certains de ses dirigeants les plus importants, allait changer de cap. Bona­partistes sous l'Empire, ils allaient être, sous la 111e République, républicains avancés.

La décennie 1871-1881 fut une nouvelle période tournante, Si, aux témoignages tardifs de Léo Taxil ou de partisans à oeillères, la Commune de Paris fut une oeuvre maçonnique, les contem­porains comme Louise Michel, Maxime du Camp ou un des prin­cipaux acteurs, le frère Thirifocq, montrent bien qu'il y eut, comme sous la Révolution française, des partisans dans les deux camps. Comme l'obédience écossaise était mieux implantée à Paris que ne l'était le Grand Orient et qu'elle comptait de nombreux fédérés ou sympathisants, le frère Malapert, Grand Orateur du Suprême Conseil et son représentant à Paris se borna à inviter les membres de celui-ci à ne pas engager l'Ordre dans son ensemble. Mais le Préfet Babeau-Laribière, Grand Maître du Grand Orient et plusieurs de ses Grands Officiers stigmatisèrent les partisans de la Com­mune, même dans leur action comme libres citoyens. Il avait l'excuse d'être un haut fonctionnaire de province et sans doute assez mal informé de l'esprit des Parisiens, ce qui s'explique aisément, étant donné les circonstances dans leur ensemble.

La République instituée, puis passée aux mains des républi­cains, comment expliquer le revirement qui s'est produit dans l'esprit d'une certaine élite sociale et, avouons-le, dans l'opinion publique, touchant la renommée de la Franc-Maçonnerie ? Elle le doit certainement à la campagne menée par les cléricaux, mais aussi à ses propres fautes. L'avènement de la République porta au pouvoir plusieurs de ses membres qui avaient appris à penser à l'intérieur de ses temples et qui se trouvèrent devoir mettre en pratique le libéralisme de son enseignement.

Il devient alors de plus en plus difficile à l'Ordre de se tenir à l'écart des événements profanes — et ce d'autant plus que la République assez mal assise va encore avoir à se débarrasser de certaines erreurs qui nuisent à son épanouissement. On discute la loi Falloux. L'ecclésiastique a encore une influence considéra­ble dans les rouages de l'Etat...

Le succès grise. Les jeunes francs-maçons voudraient « exté­rioriser » la Franc-Maçonnerie. Certains d'entre eux, comme Gambetta, Jules Ferry, Brisson, Floquet, Camille Pelletan, Georges Perin, Edouard Lokroy, Wyrouboff, Millet le sculpteur, le docteur Lannelongue, etc., dont beaucoup, comme les neuf derniers, appartiennent à des loges écossaises, voudraient pousser le Suprême Conseil à sortir de sa réserve. Ils proposent des innova­tions dans la constitution que désapprouvent les Grands Com­mandeurs — même des chefs comme Adolphe Crémieux dont le républicanisme n'est pourtant pas suspect. On voudrait jeter par dessus bord le Grand Architecte de l'Univers. Le Grand Orient le fait en 1877 en rejetant de sa « Déclaration de principes » la croyance en Dieu et à l'immortalité de l'âme. Pourquoi le Rite Ecossais n'imiterait-il pas un exemple aussi méritoire ? Le Suprême Conseil tergiverse, élude, accorde des concessions qui ne touchent pas au point névralgique du débat, c'est-à-dire à son propre pou­voir dictatorial qui semble aux révolutionnaires un anachronisme inadmissible. Et cela dure jusqu'au jour où des loges intransi­geantes se séparent de lui — en 1880 — pour fonder une obé­dience aux tendances nettement politiques : La Grande Loge Sym­bolique Ecossaise. Douze Loges font ainsi dissidence.

Le Suprême Conseil, cédant à la force des choses, accordera à ses Loges Bleues (du ter au 3e degré) de tels avantages, que la Grande Loge Symbolique Ecossaise ralliera le bercail pour fonder avec les ateliers demeurés fidèles l'organisme qui existe de nos jours sous le titre de Grande Loge de France (1894). En 1905, ces avantages iront même jusqu'à une complète autonomie, de sorte que le Rite se trouve actuellement scindé en deux parties qui constituent néanmoins l'unité écossaise : le Suprême Conseil qui continue d'administrer les ateliers du 4e au 33e degré, et la Grande Loge de France, sous la juridiction de laquelle travaillent les ate­liers du ter au 3e degré.

La Grande Loge de France a ainsi recueilli l'héritage spirituel de la Franc-Maçonnerie Ecossaire, la richesse de son symbolisme, la générosité de son éthique. Les Francs-Maçons de la Grande Loge de France, par d'incessants retours aux sources, s'efforcent d'être les conservateurs éclairés des plus pures traditions de tolérance et de progrès humain de la Franc-Maçonnerie Univer­selle, laissant à chacun ses opinions particulières en politique, en religion et en philosophie. L'Ordre Maçonnique se doit, en effet, de favoriser le libre épanouissement de chaque individu et le développement de la fraternité entre tous les hommes, en restant quant à lui au-dessus des querelles du temps.

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Les armes de la Compagnie des Maçons de Londres.


Publié dans le PVI N° 25 - 1er trimestre 1977  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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