GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1976

Égoïsme Altruisme Solidarité

L'INTERLOCUTEUR. * Vous n'ignorez pas, monsieur, que j'ai l'intention de demander mon admission dans un Atelier de la Grande Loge de France. Je vous remercie de m'avoir encouragé à vous poser quelques questions, questions qui doivent me permettre d'avoir une vue plus claire de ce à quoi je m'engagerais par mon adhésion.

LE FRANC-MAÇON. ** Je répondrai de mon mieux. Je trouve normal que vous ayez le souci de vous engager en connaissance de cause.

* On entend souvent parler de la solidarité dont les Francs-Maçons font preuve les uns envers les autres. Mais les opinions sont partagées : certains y voient quelque chose de louable et de parfaitement légitime, d'autres vous critiquent parce que, pensent-ils, votre solidarité s'exerce par trop en vase clos. Qu'en est-il en réalité ?

** Il est tout à fait exact que nous avons des structures qui nous per­mettent de nous entraider, telles que l'Entraide Fraternelle et l'Orphelinat Maçonnique — nous prenons soin des vieillards, des veuves, des orphelins, des Frères se trouvant dans le besoin — et au niveau de chaque Loge, les membres s'aident sur le plan tant moral que matériel. Mais je ne crois pas que quiconque puisse nous accuser d'en faire trop et que cette solidarité s'exerce au détriment de tiers.

* Puis-je vous interroger sur les motivations de votre solidarité ? Je m'explique : nos contemporains se contentent volontiers de l'affirmation — quelque peu gratuite — que l'altruisme est moralement supérieur à l'égoïsme, et que la solidarité est plus noble que le chacun-pour-soi. Avez-vous, en tant que Francs-Maçons, une thèse particulière, une règle, une obligation qui soient plus nettement motivées ou expliquées que ce qu'on a à l'extérieur ?

** Non : il n'existe aucun dogme, aucune règle contraignante dépourvue de justification, aucun commandement autoritaire qui nous imposeraient la pratique de la solidarité. C'est de notre propre et libre choix que nous agissons. Mais vous avez raison de me demander comment ce choix s'opère, s'explique et se transforme en action, pour nous tous ensemble et pour chacun d'entre nous, et à tout moment de notre vie maçonnique.

* Je suis très heureux de vous l'entendre dire. Cependant, la solidarité entre Francs-Maçons constitue-t-elle votre champ d'action principal, ou simple­ment un domaine important parmi d'autres ?

** L'homme, de nos jours comme dans le passé, cherche le bonheur, et par là même, il se défend évidemment contre le malheur. Le succès n'est jamais garanti, et il faut toujours consentir des efforts, dans un sens comme dans l'autre. Cependant, nous ne possédons aucune formule magique qui nous garantisse le bonheur ou nous protège contre le malheur. Nous savons qu'il appartient à chacun d'entre nous — comme d'ailleurs à tout homme conscient de ses responsabilités — de chercher sa propre voie, sa propre réponse aux questions qui se posent, sa propre contribution à ce qui demande un effort commun.

* N'est-ce pas beaucoup demander aux hommes de notre temps ?

** Bien sûr, il faut l'apprendre. Il ne faut pas s'égarer dans la sensiblerie, ne pécher ni par optimisme ni par pessimisme. Il faut se garder de mots ronflants. Ainsi, il est trop facile de parler d'une crise morale que traverse la société actuelle, de valeurs nouvelles restant à découvrir, de messages mystiques qui nous éclaireraient si seulement nous y prêtions l'attention voulue. Selon moi, il est de beaucoup préférable de mettre un peu d'ordre dans les notions dont nous nous servons ou qu'on nous propose. Je puis vous dire comment je procède pour ma part — peut-être cela vous permettra-t-il d'entrevoir le chemin qui serait le vôtre.

* Je vous en serai très reconnaissant...

** Je classe en trois catégories les thèses que l'on rencontre le plus souvent : la, première fait, de chaque individu, le centre de gravité de son comportement — c'est l'égoïsme, ou l'égocentrisme ; la seconde recommande d'accorder la priorité à l'Autre, au Prochain — c'est l'altruisme ; une troisième tente en quelque sorte la synthèse des deux premières, en combinant le bonheur de l'individu et celui de la société — la solidarité.

* En effet, j'ai pu observer moi-même que, s'il est facile de condamner l'égoïsme et de donner la préférence à l'altruisme, l'expérience historique, à travers les millénaires, démontre bien qu'à aucun moment, l'altruisme ne l'a encore emporté nettement et durablement sur l'égoïsme...

** Vous pourriez ajouter qu'on ne saurait pas davantage faire confiance à cet égoïsme éclairé que l'homme civilisé appelle « l'intérêt bien compris » — c'est précisément la bonne compréhension de cet Intérêt qui fait défaut. Quant à la solidarité, on s'est un peu trop dépêché d'en exalter les mérites, car elle se montre souvent défectueuse lorsqu'on la met à l'épreuve, et elle tend à jouer au profit des uns mais pas des autres, sans garantir la réalisation d'un équilibre qui serait profitable pour tous.

*  Vous partagez donc l'opinion de ceux qui considèrent qu'à changer les mots, à évoquer les « intérêts supérieurs d'une nation ou d'une classe, à se référer pompeusement à I'Equité ou à la Justice, on ne réussit pas mieux ?...

** Revêtir de vieilles conceptions de vêtements neufs sous la forme de vocables à la mode ne résout rien ; au contraire, cela ne fait qu'aggraver les équivoques. Pour ma part, j'emploie une autre méthode : je me demande si on ne peut pas ou ne devrait pas combiner l'égoïsme, l'altruisme et la solida­rité pour en faire un ensemble unique qui aurait trois aspects particuliers.

*  Je ne vois pas très bien...

** En un premier temps, toute action d'un homme serait jugée en fonc­tion de ce qu'elle lui apporte, à lui personnellement, et d'après la valeur qu'Il y attache ; en second lieu, on rechercherait la signification de cette action pour autrui, pour l'entourage immédiat de l'intéressé ; enfin, on en examinerait la portée sur l'ensemble dont il fait partie : peuple, profession, mouvement d'idées — et si la réponse est partout favorable, si elle est admissible sous l'angle indi­viduel, du groupe et collectif, on pourra dire que le comportement de cet homme est méritoire.

Si on arrivait à la conclusion opposée, on essaierait d'analyser les défauts, faiblesses et lacunes décelables et on étudierait les possibilités de les sur­monter.-

* Ne compliquez-vous pas inutilement les choses ? Vous ferez-vous bien comprendre par ceux qui n'ont pas votre formation ?

** C'est un risque à courir. Notre monde n'est pas simple. On ne gagne rien à faire comme s'il l'était. Dans mon hypothèse, il faut examiner l'interaction des trois facteurs égoïsme, altruisme, solidarité ; je dirais, par exemple, d'un homme fortuné, qui distribue de larges aumônes mais refuse de respecter la législation sur la Sécurité sociale, qu'il devrait modifier son comportement parce qu'il abuse de son patrimoine — en l'occurrence, on lui reprocherait de faire du paternalisme ; c'est encore un mot, certes — le vrai reproche porte sur le mauvais emploi des richesses acquises.

*  Vous le condamneriez, cet homme ?

** J'essaierais de connaître ses motivations avant de marquer ma désap­probation. On se trouve souvent devant des raisonnements individuels qui échappent aux règles strictes — donc où les sanctions habituelles s'applique­raient en porte-à-faux. Il faut alors approfondir, élucider, comprendre avant de juger — une condamnation trop vite prononcée ou hâtivement formulée risque de faire plus de mal que de bien. Cela vaut pour les manifestations de l'égoïsme comme pour bien d'autres...

* Est-ce cela qui vous fait renoncer à l'idée que pratiquer la solidarité découle d'une loi fondamentale ? et croire qu'il n'y a pas, à cet égard, et dans les rapports entre les hommes, quelque chose qui soit apparenté à la loi physique de l'équilibre, ou de la gravitation ?

** Oui, entre autres motifs. Je n'ai pas manqué, naturellement, de mettre mon raisonnement à l'épreuve de ce qu'enseignent les livres de religions. J'ai été frappé, tout d'abord, par cette injonction qu'on rencontre par deux fois dans l'Ancien Testament : « Aime ton prochain comme toi-même » Or —. qui est mon prochain ? Vous ? Tout autre homme ? Certains seulement des gens qui m'entourent ? ceux de ma famille ? mes concitoyens ? pour aimer tous les hommes sans exception, de quels trésors d'affection devrais-je disposer pour les embrasser tous ! D'ailleurs : où commence, où finit la qualité de prochain • et qui sont les autres, les « lointains » ?

* Cela correspond aux situations historiques — peut-être faudrait-il em­ployer des formules un peu différentes de nos jours ?

** Dans le Nouveau Testament, l'injonction devient : « Aimez-vous les uns les autres ! » C'est un appel à la solidarité, à la non-discrimination entre prochains et lointains — mais comment aimer, vraiment aimer ceux que l'on ne connaît pas ou dont on ignore l'existence ? On peut tout au plus ne pas les exclure...

* D'ailleurs, à supposer qu' « aimer » constitue le mot-clé, pourquoi, dans l'Ancien Testament, cette précision : « ...comme toi-même » ? Comment s'aime-t-on soi-même ? En quoi cette façon de penser permet-elle de mesurer l'amour qu'on porte au prochain ?

** La tradition hébraïque n'a pas manqué de se pencher sur ce problème ; elle explique, pour autant que je le sache, que selon la volonté divine, aucune discrimination ne doit s'opérer dans l'esprit de celui qui aime, et que rien ne doit être fait au préjudice d'autrui — que celui-ci soit proche ou lointain. Le Nouveau Testament n'est pas très précis à cet égard, mais laisse les portes ouvertes à toutes les interprétations...

* Serait-ce parce qu'il attache une si grande importance à la Charité, la Charité qui vient ennoblir l'amour des uns pour les autres ?

** C'est, pour moi, un des aspects de la solidarité, sans pour autant en apporter une justification. Tout se passe comme si l'homme était égoïste de nature et qu'il lui était demandé de se comporter d'une manière qui ne correspond pas exactement à son instinct : pourquoi cela ? me suis-je souvent demandé. La Franc-Maçonnerie m'a aidé à trouver une réponse, car elle n'est pas enfermée dans des explications dictatoriales qu'on ne saurait discuter. J'ai donc cherché : je m'y suis pris en formulant tout d'abord ma question de la façon la plus claire : « Pourquoi la Franc-Maçonnerie recommande-t-elle la solidarité ? Est-ce une condition préalable ou une conséquence de la fraternité qu'elle préconise ? • C'est alors que j'ai cru m'apercevoir que le problème est résolu si je m'efforce de trouver, à tout moment, le meilleur équilibre de l'égoïsme sain, de l'altruisme constructif et de la solidarité agissante — mais que l'un sans l'autre restait sans effet.

* Sinon, on verse dans la lutte de chacun contre tous et de tous contre chacun, ce qui forcément rend le bonheur des hommes irréalisable ?...

** Votre formule me plaît. En effet, vivre aux dépens de son prochain ne peut qu'entraver l'épanouissement de l'autre, et cela se retourne vite contre l'égocentriste. On peut donc voir dans la solidarité une mesure de protection contre l'égoïsme de l'autre. Or, en tant que Franc-Maçon, je fais un pas de plus : je considère qu'à donner à l'autre le sentiment que je l'aide dans son épanouissement l'encourage à en faire autant vis-à-vis de moi — il m'aide donc à me réaliser moi-même, à trouver mon bonheur.

* Il doit cependant y avoir des limites à cela... on ne peut pas aider indéfiniment, il faut donc choisir. Dès lors, convient-il que l'homme donne la préférence à son prochain qu'il considère comme son frère ? Y a-t-il quelque part une ligne de partage ?

** C'est la grande tragédie de notre époque — on le voit à travers le monde lorsqu'il s'agit de faire acte de solidarité vis-à-vis des peuples en détresse. Certains efforts risquent d'être compromis si on les fait sans discernement, en faveur de n'importe qui, dans n'importe quelles conditions et à n'importe quelles fins. Il y a une différence entre le GASPILLAGE et l'emploi à bon escient, entre la PITIE et l'amour, entre l'IRRESPONSABILITE et l'aide constructive. On fait plus, avec les mêmes moyens, pour ceux dont on connaît les besoins parce qu'ils sont vos proches. Cela ne vous empêche pas d'éprouver de l'amour pour les autres, ni surtout de rechercher les possibilités d'étendre votre action. Or, en Franc-Maçonnerie, nous faisons un pas de plus : au lieu de nous contenter d'actes de solidarité, où nous donnerions sans restrictions, nous posons le principe de l'égalité du donneur et du bénéficiaire — nous parlons d'entraide. Ce n'est pas seulement pour ménager les sentiments de celui qui reçoit : nous avons pour objectif de faire quelque chose en commun quelque chose qui se prolongera par la suite, lorsque la mauvaise passe aura été franchie.

* C'est la raison pour laquelle vous refusez de dresser des barrières ? — des barrières entre l'égoïsme naturel, l'altruisme bien conçu et la solidarité constructive ? — des barrières entre les prochains et les autres, les lointains, les inconnus, même ?...

** Oui. Notre travail consiste à apprendre à pratiquer l'entraide entre les hommes de telle manière que la voie du bonheur s'entrouvre devant eux, qu'ils soient protégés contre le retour du malheur, et que la Fraternité ne soit pas pour eux un vain mot !

NOVEMBRE 1976


Publié dans le PVI N° 23 et 24 - 4éme trimestre 1976  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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