GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1976


Des Hérétiques Corses de Saint Jean

ou Des "Cathares" Corses
Les Giovannalli

La Corse a eu, elle aussi, ses martyrs de l'Inquisition. Sur son sol au XlVe siècle, une croisade, bien proche en vérité de la croi­sade anti-albigeoise a fait couler des ruisseaux de sang. L'hérésie a été extirpée par le fer et le feu, si bien en vérité que six siècles plus tard il est quasiment impossible d'en retrouver la trace ou simplement la relation détaillée.
Or cette hérésie, — voilà bien précisément ce qui nous inté­resse — se réclamait de saint Jean, le saint patron de la Franc- Maçonnerie traditionnelle.

Tout a commencé à Carbini, une petite bourgade de la Corse méridionale, encaissée dans un cirque sauvage non sans grandeur mais dont aujourd'hui, dans sa très banale apparence, par un seul habitant n'a conservé le souvenir, fut-il réduit à un nom, de l'étrange secte qui avait pratiquement conquis il y a 600 ans l'île entière.
Dans cette Corse méridionale qui de tout temps a connu les batailles sanglantes entre grandes familles — telles les de La Rocca et les d'Attala — les guerres fréquentes entre l'occupant gênois et les Pisans qui s'étaient installés dans « l'au-delà » des monts, dans cette Corse où la misère du peuple avait atteint les dimensions d'une tragédie par la grande peste de 1348 — épidé­mie qui fit d'ailleurs s'enfuir à toutes rames vers Gênes le « coura­geux » maréchal Zaraglia, le protecteur génois de l'île — dans cette Corse écrasée, affamée donc, la révolte populaire prit, comme souvent à l'époque, l'allure d'une révolte religieuse.
Le mouvement eut de suite un nom : ses sectateurs furent baptisés « Giovannalli » hérétiques de saint Jean.

Tout ce que l'on sait de lui — et l'on sait vraiment très peu — vient d'un chroniqueur contemporain, nommé Giovanni, qui écrivit d'ailleurs bien après l'écrasement de l'hérésie et se montra à son égard farouchement hostile. Cette secte, affirmait-il repré­sentait « un danger social et religieux ». Danger social ? Certes, les « Giovannalli » se montraient fort aventureux pour l'époque : ils prêchaient — et réalisaient — l'égalité intégrale entre les hommes et les femmes. Mais ils allaient beaucoup plus loin : ils pratiquaient la « mise en commun » des femmes et des enfants. Les femmes étaient, de même que les hommes, comme aujour­d'hui en certaines communautés hippies, à tous et à toutes. De même les enfants étaient les enfants de tout le monde.
Il s'agissait, somme toute, d'une sorte de prototype avant la lettre du communisme tel que l'envisageaient certains socialistes utopiques français du XIXe siècle. Un prototype d'ailleurs qui tra­duisait non pas une « volonté de débauche » comme le croyait l'inepte chroniqueur Giovanni, mais « la manifestation d'un état social où tous les citoyens se considèrent comme égaux et frères » selon la belle expression du professeur Ambrosi, dont « L'histoire des Corses et de leur civilisation » parue en 1914 reste la seule source que nous ayons à notre disposition.
La communauté des biens est en effet une preuve supplémen­taire de la volonté révolutionnaire du mouvement, « véritable pro­testation contre les conflits sanglants auxquels donnait lieu la propriété » comme le dit encore M. Ambrosi.
Effectivement que voyons-nous à l'époque ? Des féodaux qui ravagent les campagnes par leurs déprédations et leurs rapines, des barons qui guerroient sans cesse pour la possession de quel­ques lambeaux de terre... C'est pour réagir précisément contre ces pillages et ces guerres sans merci que Polo et Arrigo d'Attala, deux nobles, deux frères, que leur aîné Guglielminuccio avait dépouillés, furent les promoteurs véritables des « Giovannalli ».

Mais à l'époque rien ne se faisait hors — avec ou contre — la religion. Ce qui explique le caractère « hérétique » de la secte.
Caractère hérétique bien sûr qui fut également mis en exergue par ses adversaires afin de mieux l'étouffer. Et les accusations portées contre elle — favorisées en un sens par la doctrine sociale qu'elle professait — furent des plus communes : débauche, per­version... et pour finir, comme à l'encontre des Templiers, comme à l'encontre des Vaudois, des Albigeois, comme naguère à l'encontre des premiers chrétiens : sodomie, homosexualité. Ainsi salit- on toujours les défenseurs de la libre pensée, les libres cher­cheurs, les zélateurs d'un ordre plus juste et plus vrai.
« Ils voulaient, écrit perfidement le chroniqueur, faire revivre l'âge d'or du temps de Saturne et s'imposaient certaines pénitences à leur manière. »
A quoi, rétorque Ambrosi, « si le mouvement n'avait été qu'une scandaleuse débauche, les deux frères d'Attala ne se seraient pas fourvoyés au milieu d'une bande de misérables, sans programme, sans forces, condamnés évidemment à périr sous le bras séculier et laïc.
Non ! En réalité, les Giovannalli furent des contestataires et des précurseurs. Mais ne s'inscrivent-ils pas en même temps dans une longue tradition ?
Et c'est là qu'il faut étudier de près leur référence à saint Jean. L'Evangile johannite, le seul qui comptait aux yeux de Luther qui y voyait à juste titre la plus haute synthèse de l'enseignement christique, demeure le refuge de tous ceux qui « veulent satisfaire, selon l'expression de Paul Naudon, à la fois leur intelligence et leur sensibilité »... Tout au long des siècles, il fut le consolateur et le signe d'espérance pour tous ceux qui cherchaient, néophytes purs et désintéressés, la voie secrète de la Lumière, de l'Amour et de la Beauté : saint Bernard de Clairvaux mais saint Paul déjà, saint François d'Assise, l'homme qui adressait un cantique au soleil et adorait toute créature, Dante le grand initié ne furent-ils pas tous à leur manière johannites ?...

L'Evangile de Jean satisfait à la fois le coeur et la raison car il proscrit l'enfer et le châtiment éternel, il présente le Christ non comme un homme, mais comme un pur Esprit, un esprit de Lumière et de bonté... C'est ce que nous dit la Gnose à travers Basilide et même saint Clément, en fait tous ceux qui, au long de l'histoire, se réclament du Logos...
Une église johannite aurait existé en Palestine, dès les débuts du christianisme, vénérant à travers les deux saint Jean le Christ cosmique annoncé de toute éternité. Nous savons aussi qu'en l'an 160 saint ,Pothin et saint Irénée avaient créé à Lyon une Eglise dédiée à saint Jean.
Saint Jean et non saint Pierre, le chef de l'Eglise de Rome. Saint Jean des cathares qui ne reconnaissaient que son Evangile, saint Jean des Templiers qui furent peut-être aussi en relation avec ce mythique et mystérieux « prêtre Jean • (dont l'existence fut signalée la première fois en 1145 par l'évêque de Gabula en Arménie et qui écrivit une bien curieuse lettre au pape Alexandre Ill en 1177). Saint Jean des Esséniens dont l'enseignement reste de tout temps celui des initiés, et qui symbolise aujourd'hui encore la voie ésotérique, parallèle à la voie exotérique de Pierre, ouverte seule aux masses des fidèles.

Donc les « Giovannalli » représentaient une nouvelle menace pour l'Eglise de Rome. Ils étaient la nouvelle tête de « l'hydre gnostique », toujours à l'affût dans l'ombre... Cette tête devait être, elle aussi, coupée.
Elle le fut. Avec férocité. Une férocité d'autant plus grande que la secte s'était étendue avec une rapidité prodigieuse, non seulement dans « l'au-delà » mais dans « l'en-deça » des monts, semant, selon Giovanni, « l'effroi dans la société féodale, laïque ou ecclésiastique ».
Le pape qui régnait alors en Avignon réitéra la croisade anti­cathare. Celle-ci fut dirigée par un frère franciscain (hélas I...) nommé Georges, assisté de soldats du continent, de Corses que la révolution « giovannalliste » menaçait dans leurs fortunes.
La rencontre armée décisive eut lieu à Alesani : Polo et son frère furent vaincus. Alors la persécution se déchaîna, on pour­suivit, on massacra les « sectaires » dans toute l'île.
« L'énergie cruelle de la répression, note Ambrosi, est le témoignage de la peur qu'avaient dû ressentir les barons ». Et l'Eglise catholique, ajouterons-nous en notant qu'Ambrosi, sans doute pour des raisons personnelles a effacé quelque peu le rôle de cette dernière au profit de celui des seuls féodaux.

Quoi qu'il en soit, les hérétiques corses de saint Jean dispa­rurent « à tel point qu'on n'en entendit jamais plus parler »... Et que bien sûr la tyrannie de la féodalité ne fit alors qu'empirer, ne laissant même plus au peuple le rêve d'une autre foi.
Mais nous, Maçons de la Loge de saint Jean, nous devons, dans notre coeur et quelles que soient leurs erreurs ou leurs fautes, nous souvenir des « Giovannalli ».

Publié dans le PVI N° 22 - 4éme trimestre 1976  -
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