GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 2T/1976

Rationalisme et Pensée Symbolique

Les Francs-Maçons de la Grande Loge de France aiment à dire qu'il y a plusieurs demeures dans la Maison du Père et que les che­mins qui mènent à la Vérité sont divers et multiples.

Très souvent dans nos Loges, dialoguent ceux qui croient à la raison et à sa valeur aussi bien dans le domaine de la connaissance que de l'action et ceux qui pensent qu'il y a d'autres moyens et d'autres méthodes pour découvrir l'ultime vérité et régler notre conduite humaine ; c'est-à-dire, ceux qui estiment que le symbole, l'imaginaire sont des outils dont l'homme en général et le Franc- Maçon en particulier ne sauraient se passer pour aller vers ce que nos vieux rituels appellent la Lumière.

Ecoutons aujourd'hui le dialogue amical de deux Francs-Maçons de la Grande Loge de France qui représentent chacun l'un de ces points de vue.

* * *

LE RATIONALISTE. * Oui, le Rationaliste que je suis accorde à la raison une place primordiale dans la recherche de la vérité, dans la détermination de la conduite humaine. Il me semble difficile de nier l'importance et la valeur de la raison que les philosophes du 17° siècle appelaient « Lumière Naturelle «, en particulier de la raison scientifique. Celle-ci, c'est je crois indiscutable, a permis à l'homme de développer considérablement son savoir et grâce à celui-ci d'accroître son pouvoir sur la nature. Et l'on peut légitimement penser que grâce aux progrès que fait chaque jour la science, l'homme arrivera à résoudre la plus grande partie des problèmes qui se posent à lui.

Et pour un Franc-Maçon rationaliste, dire que la Franc-Maçonnerie a pour but de répandre la lumière parmi les hommes, c'est dire qu'elle se doit de développer la rationalité au plan de la connaissance comme au plan de l'action, de faire triompher la raison sur tout ce qui s'oppose à elle, c'est-à-dire sur les « sens » et sur « l'imagination •, sur le mysticisme et sur l'occultisme, de faire triompher la lumière sur les ténèbres.

Le SYMBOLISTE. * J'admets parfaitement que lorsqu'il s'agit d'atteindre la vérité objective, comme dans la science, et d'agir avec efficacité dans le domaine technique, la rationalité est une exigence de la pensée. Mais faut-il en conclure que la Raison représente l'idéal et la forme achevée de la pensée humaine ? Je crois que si grande que soit sa valeur, la Raison est par essence limitée et incomplète.

La Raison, c'est essentiellement la reconnaissance des implications : si A, alors 8. Elle nous fait saisir les relations nécessaires, soit entre les idées (raison mathématique) soit entre les faits (raison expérimentale), et en parti­culier entre les buts que nous nous donnons et les moyens de les réaliser.

Mais d'abord, que peut-elle révéler sur ces buts eux-mêmes, sur les fins de nos actes, et par conséquent sur le sens même de notre existence ?

Lorsque Sganarelle demande à Don Juan : « Mais enfin, à quoi croyez-vous donc ? », celui-ci répond : « Je crois que 2 et 2 sont 4, et que 4 et 4 sont 8 ». Et il manifeste ainsi l'essence pure du rationalisme : il est bien clair qu'aucun raisonnement de son valet ne pouvait lui prouver que le choix d'une vie disso­lue est un mauvais choix.

Comme l'a montré David Hume, la Raison peut nous indiquer des moyens, mais elle est par elle-même incapable de nous fournir des fins : « Il n'est pas contraire à la Raison de préférer la destruction du monde entier à une égra­tignure de mon doigt •.

En somme, ce serait trop peu dire que d'affirmer que la Raison laisse de côté un domaine d'une immense importance : il faut dire que la Raison ignore tout ce qui a de l'importance : les fins, les valeurs, ce qui donne un sens à l'existence.

Vous me direz peut-être que ce domaine est celui des sentiments, et non de la pensée. Mais peut-on admettre un tel clivage ? Peut-on admettre que la pensée n'ait rien à dire sur ce qui constitue l'essentiel de l'âme humaine ? L'homme, si rationnel qu'il soit dans sa science et sa technique, serait toujours un barbare s'il ne s'efforçait pas d'explorer, de déchiffrer aussi le monde de la subjectivité, qui est celui du sens des valeurs.

D'ailleurs le monde des objets et des faits, auquel s'applique la Raison, n'est tout compte fait qu'un extrait du monde de la subjectivité : nous ne connaissons les objets qu'à travers les informations qui modifient notre cons­cience.

Il en résulte qu'à cette limitation dont j'ai parlé est liée une autre limitation de la Raison : elle est inapte à nous faire saisir la Totalité de l'Etre, et chaque être dans sa réalité vivante. Comme l'a dit Ferdinand Alquié, « l'histoire qui a conduit les hommes de l'animisme au mécanisme, si elle est celle de nos vic­toires sur l'objet, n'est assurément pas celle de notre approfondissement de l'être » (1).

Je vais prendre un exemple que vous jugerez peut-être naïf : lorsque la biologie nous a montré la structure d'un végétal, nous a appris la fonction de la chlorophylle et révélé sa formule chimique, avons-nous une idée de ce que cela signifie, « être un arbre » ? Et pourtant, un arbre vit, et même s'il n'a pas de cerveau, il existe en lui-même, et son existence n'est pas sans signification pour lui.

La Théorie du « végétal-machine « n'est pas plus vraie que la théorie des animaux-machines de Descartes, qui était dans la logique du rationalisme méca­niste, mais que notre intuition de la vie nous fait rejeter comme une vision évidemment tronquée et mutilée de la réalité.

* Certes, j'en conviens. Il est vrai que la raison scientifique ne peut rien dire qui puisse satisfaire notre curiosité sur ce genre de questions : « A quoi peut ressembler la subjectivité d'un végétal et d'un animal ? «. C'est justement parce qu'il n'y a rien à en dire de raisonnable et de sensé. « Ce dont on ne peut parler, il faut le faire » a pu dire Witgenstein, le fondateur du positivisme moderne.

Mais si la raison ne peut que se taire, je me demande quelle faculté pourra nous donner une réponse satisfaisante.

* Il est bien certain qu'il y a des domaines dont la connaissance scientifique nous est à jamais impossible. Comme l'a dit Auguste Comte, la métaphysique est un océan pour lequel nous n'avons ni barque ni voile. Mais n'y a-t-il pas autre chose, dans la pensée et l'expérience humaine, que la connaissance scientifique ?

Je crois que le symbolisme est l'instrument qui permet à la pensée (si l'on comprend bien que la raison n'est qu'un aspect, une modalité particulière de celle-ci) de s'aventurer dans l'océan dont parle Comte. Non pas, sans doute, pour en dresser une carte exacte, mais au moins pour en pressentir les contours.

Ce n'est pas à des Maîtres que j'apprendrai ce qu'est un symbole, en enten­dant par là aussi bien emblèmes (le compas et l'équerre, l'étoile flamboyante...), les mythes (le meurtre d'Hiram), les rites (les voyages initiatiques).

Le propre du symbole, qui le distingue des signes en général (et en par­ticulier de tous ceux, comme les signes mathématiques, qui sont les instru­ments de la pensée rationnelle) c'est que le signifié (ce qu'il représente) ne pourrait pas, par nature, faire l'objet d'une expérience directe où il serait donné « en personne «, ni non plus être défini d'une manière parfaitement adéquate ; le symbole est la seule façon pour ce signifié d'être rendu présent, de se mani­fester dans la pensée.

Ainsi, pour prendre un seul exemple, qui n'est pas spécialement maçon­nique : « L'Arbre de Vie » représente quelque chose de très difficile à traduire en mots, qui serait à peu près « la vie à laquelle participent tous les êtres, qui s'enracine dans un sol, un Grund, et se diversifie en formes de plus en plus libres et aériennes ». C'est, j'en suis conscient, mal dit, à la fois trop compliqué et trop simple) et la traduction, nécessairement maladroite, est elle-même à base de métaphores ; mais c'est justement le propre du symbole : il ne peut être traduit (comme dit Pierre Emmanuel, expliquer un symbole, c'est peler un oignon pour trouver l'oignon), mais il donne à penser, en indiquant, derrière les apparences, derrière les objets, une dimension plus profonde de signification. Il est donc l'instrument privilégié d'une connaissance métaphysique de la vie, des valeurs, et de la réalité « en soin du monde, dont la science purement rationnelle ne connaît que la surface.

* Pour ma part, je ne saurais attribuer au symbolisme comme méthode de consaissance, et l'importance et la valeur que vous lui attribuez. Ce symbolisme ne m'apporte que le demi-jour de la probabilité. Cette connaissance, comme d'ailleurs toute connaissance analogique, est vague et incertaine, justement parce qu'elle repose sur le symbole qui est par essence, équivoque et ambigu. Certes tout symbole signifie, mais que signifie-t-il ? Il donne le sens mais quel sens ? Et parmi la pluralité et la multiplicité des significations, quelle est celle qui correspond à la Vérité ?

* Il est certain qu'on ne peut chercher dans la pensée symbolique, la rigueur qui s'impose dans le maniement des concepts scientifiques et des signes qui leur correspondent. Le symbolisme est plus près de la poésie que de la science.

Vous me direz que l'initiation maçonnique n'est pas destinée à faire de nous des poètes, et que d'ailleurs elle ne pourrait nous donner miraculeusement l'ins­piration nécessaire ! Mais après tout, il n'est pas faux de dire qu'en nous appre­ nant à donner un sens à notre vie et à ce qui nous entoure, la Franc-Maçonnerie nous apporte une perception poétique de la réalité. Nous sommes rationnels et rationalistes — ou du moins nous nous efforçons de l'être — dans l'exercice de nos activités profanes, par nécessité. Alors pourquoi être initié, si c'est pour exercer encore notre simple raison ? L'opposition profane/initiatique est, au fond, très proche de l'opposition rationnel/poétique.

Si d'ailleurs un symbole, considéré isolément, est ambigu, et d'un contenu plutôt vague, en revanche un ensemble de symboles, ceux qui par exemple constituent notre « symbolique », est une représentation de la vie et de la totalité — un modèle, comme disent les savants — à beaucoup d'égards plus juste et plus complète que ne peut l'être une théorie scientifique (ou plus préci­sément l'ensemble des théories qui constitue « la science • à une époque donné). On peut dire d'une symbolique ce que Samuel Butler disait de la reli­gion : elle est fausse dans sa lettre mais vraie dans son esprit, alors que la science est vraie dans sa lettre et fausse dans son esprit.

Considérons par exemple les tableaux des deux premiers degrés : le mot « tableau » est bien choisi, car ils sont, comme les mandalas bouddhistes, des tableaux de la totalité du monde, où rien n'est oublié des éléments essentiels du réel (on ne pourrait pas en dire autant de la science matérialiste du XIX° siècle) on y trouve le Principe (le Triangle), le monde créé par l'homme (le Temple), les valeurs fondamentales (les trois piliers), le temps (les trois fenêtres), le travail humain (les outils), et le schéma du tableau lui-même (le pavé mosaique), tableau du tableau, qui symbolise assez bien la conscience).

Ce que j'appelle un symbolique a donc une authentique valeur pour la connaissance ; elle est comme un code, une grille qui nous aide dans ce que j'appellerais une lecture du monde.

* * *

LE RATIONALISTE. * Mon Cher Ami, allons plus loin encore dans notre critique de certaines formes du symbolisme. Trop souvent la méthode symbo­lique livre notre pensée à la seule imagination, ce qui nous donne les inter­prétations les plus déréglées et les plus délirantes. Peut-être parce que l'imagi­nation exprimant seulement notre subjectivité est par définition totalement indifférente à la nature de l'objet. « Désordre dans le corps, erreur dans l'esprit, l'un nourrissant l'autre, voilà le réel de l'imagination », a écrit Alain.

Ajoutons que nos passions se nourrissent de cette imagination, cette « folle qui se plaît à faire la folle », cette « maîtresse de fausseté et d'erreur «.

Or, le Franc-Maçon est un homme qui cherche la Vérité, et pour cela, ne doit-il pas impérieusement écarter les illusions de l'imaginaire, ne doit-il pas se purger des maléfices des passions, ne doit-il pas se dépouiller des forces inférieures de son moi, pour s'élever par la raison à la Vérité, la Lumière. Comme on l'a dit très justement : « Il n'y a de vérité que là où il y a raison et on ne saurait parler de vérité, là où l'on ne trouve qu'incantations, affirma­tives sans preuves ou invérifiables descriptions « (2).

LE SYMBOLISTE. * Il est bien vrai que le symbole, ambigu et obscur par nature, ouvre un champ dangereusement vaste aux élucubrations...

Cependant, dans le cadre d'une Tradition (ou de ce que j'ai appelé une sym­bolique) il y a une certaine justesse à respecter dans l'interprétation. Il est tout à fait faux que chacun soit libre d'interpréter les symboles à sa manière. C'est un jeu trop facile, et pour lequel tout le monde se croit assez de talent. Un bon garde-fou, que nous négligeons trop à mon sens, c'est la connaissance de l'histoire des symboles, celle de leur origine, de leur étymologie en quelque sorte.

L'aberration qui me semble la plus grave — et sur ce point je serais réso­lument rationaliste — c'est celle qui consiste à confondre les plans de la réalité, et à prendre les réalités purement « spirituelles » qu'expriment les symboles pour des entités physiques ? Ne confondons pas spiritualité et spi­ritisme.

Croire par exemple que lorsque nous formons la chaîne d'Union, un

« fluide » passe de l'un à l'autre (et que garder les gants risquerait de l'inter­rompre, comme un courant électrique) c'est tout simplement croire à la magie. La notion d' « egregor » me semble suggérer dangereusement quelque chose de ce genre. On a beaucoup parlé, à propos du cas Uri Geller, des phénomènes «            métapsychiques », ou parapsychologiques : télépathie, clairvoyance, téléki­nésie...

Je dirai simplement que c'est toute la science, et aussi toute la pratique difficile de la vie quotidienne, qui constitue une immense expérience contre la croyance à la magie, fût-elle exprimée dans un vocabulaire pseudo scientifique.

Je dirai même qu'à mon sens, rien n'est plus contraire à l'esprit même de la Franc-Maçonnerie que la croyance à la magie : en effet, la Franc-Maçonnerie spéculative retient de l'opérative cette grande idée que rien de ce qui a une valeur ne se réalise autrement que par l'obéissance aux lois de la Nature (symbo­lisées par la Géométrie), dans une technique qui utilise des instruments (levier, ciseau, équerre...). A quoi servirait le levier si des pierres pouvaient être soule­vées par télékinésie ? A quoi servirait la connaissance de l'organisme, si les maladies pouvaient être guéries par imposition des mains ? La précision dans le langage, si les pensées pouvaient être communiquées par télépathie ?

Pour être juste, je pense cependant qu'il y a un noyau de vérité dans la croyance à ces phénomènes, et qu'il est important de le définir, car le ratio­nalisme mécaniste consiste précisément à le méconnaître. La vie et la pensée ne sont pas en contradiction avec les lois de la physique : aucun être vivant et pensant n'échappe à la gravitation, et n'est dispensé d'obéir au principe de conservation de l'énergie ; néanmoins, se conformer à ces lois n'est pas être explicable par elles : il est bien vrai que si je soulève un poids, une idée s'est réalisée, en déclenchant la mise en oeuvre de l'énergie chimique de mes muscles. A l'origine du phénomène physique, il faut bien admettre une efficacité de l'idée et de la conscience.

De même, si je communique avec autrui, ce ne peut être que par l'intermé­diaire d'ondes sonores : mais mon intention de communiquer suppose bien quelque chose comme une intuition immédiate de l'existence d'autrui.

La « télékinésie » est en somme un mauvais symbole de l'efficacité de la pensée qui, si mystérieuse qu'elle soit, n'en est pas moins réelle ; et la télé­pathie est un mauvais symbole de la sympathie et de la communication des consciences.

La pensée symbolique n'a rien à gagner à se confondre avec le spiritisme et la pensée magique. Elle ne s'oppose pas à une authentique rationalité, si on entend par là le rejet résolu de tout ce qui serait en contradiction avec la raison. Croire, comme je te fais, qu'il y a place pour un au-delà de la raison, ce n'est pas croire qu'il y a des phénomènes qui contredisent la raison sur le terrain des faits objectifs, où elle est reine.

* La pensée symbolique ne s'oppose pas, me dites-vous, à une authentique rationalité !

Je serais assez de cette opinion, en ajoutant qu'il y aurait, peut-être, une manière de limiter certaines interprétations délirantes, en les intégrant, à une interprétation rationnelle, scientifique du symbole ?

N'est-ce pas ce qu'ont tenté Freud et les psychanalystes ? et « L'étude du symbolisme ne devrait-elle pas passer nécessairement par une interpréta­tion de type psychanalytique ? »

* On ne peut méconnaître l'intérêt de la psychanalyse, pour la compréhen­sion du symbolisme. Les rapports entre la psychanalyse et l'initiation maçon­nique sont d'ailleurs vraisemblable : l'une et l'autre reposent sur la découverte, dans l'âme humaine, sous la conscience claire, d'une dimension obscure qu'il faut à la fois explorer, libérer et maîtriser.

Les images et les symboles, ceux de nos rêves comme ceux des mythes et des religions, sont selon Freud les messagers de l'inconscient.

Il ne peut être question de critiquer en deux minutes la théorie freudienne. Je dirai seulement que par certains aspects, et en particulier l'explication des symboles, elle est typique de ce qu'on appelle le réductionnisme, c'est-à-dire la tendance à expliquer une réalité en montrant que ce « n'est que ». Une ten­tation perpétuelle du rationalisme scientiste — dont Freud n'est pas exempt — est d'étendre à la totalité des productions de l'esprit humain une démarche en elle-même parfaitement légitime lorsqu'elle s'applique à des objets précis (comme les rêves ou les symptômes névrotiques).

Ainsi le symbole n'est pour Freud que l'effet-signe de la libido refoulée, qui se satisfait d'une manière imaginaire et déguisée ; autrement dit, il se réduit à un symptôme. On pourrait essayer d'interpréter à la manière freudienne les symboles maçonniques. Cela donnerait quelque chose de ce genre :

Le cercueil d'Hiram = le sein maternel, rendu accessible par le meurtre du père.

L'Orient voilé = la chambre des parents, lieu du secret et de la révélation traumatisante...

On sent bien que les symboles ne se laissent pas réduire aussi facilement à n'être que les effets-signes de la libido. Si d'ailleurs tout symbole renvoyait de cette manière monotone aux avatars de la libido, cela laisserait subsister la question : de quoi la libido elle-même est-elle le symbole ? Car l'instinct sexuel n'est pas une pure pulsion ; il est aussi signifiant. Un poète de la Renaissance, Baïf, disait de l'amour physique : « quel doux plaisir, plein de douces pen­sées... »

.. Jung, dont la psychologie ressemble beaucoup à une Gnose initiatique, a compris que quelque chose dans le symbolisme résiste aux tentatives réduc­trices de la psychanalyse orthodoxe. Il y a un Inconscient collectif, constitué d'archétypes, de grandes images comme celle du Vieux Sage, (de la Grande Mère), de l'Animus et de l'Anima, dont on pourrait facilement trouver des incar­nations dans notre symbolique.

Le symbole résiste donc à cette tentative de rationalisation par réduction qui serait en fait la négation, la suppression de ce qu'elle prétend expliquer.

* Certes, j'en conviens, mais peut-on assimiler toute pensée rationnelle à une pensée réductrice ? Peut-on également réduire le rationalisme à sa cari­cature qu'est le scientisme ? Certainement pas. Mais si la critique de l'idéal d'objectivité peut paraître légitime lorsque cet idéal se transforme en scien­tisme dogmatique, elle est illégitime lorsqu'elle tourne au dénigrement systé­matique de la pensée scientifique. Elle nous fait revenir à un type de pensée pré-critique, à l'irrationalisme, à la valorisation systématique de l'irrationnel qui caractérise si souvent la pensée contemporaine. Ajoutons que le rationalisme ne se réduit pas à cette seule pensée scientifique et objective. La raison peut ne pas être découverte seulement du côté de l'objet mais également du côté du sujet, comme nous le montre la pensée des métaphysiciens rationa­listes du 17° siècle. Le Cogito de Descartes n'est pas une subjectivité ennemie de la raison mais est au contraire en son essence même raison ; de même le fameux « Conatus » de Spinoza s'il est à la racine de mes amours et de mes haines, de mes joies et de mes tristesses, est aussi désir de compréhension c'est-à-dire raison. Cette raison métaphysique c'est le principe qui constitue l'homme, dans sa vérité et c'est pour cela que ce rationalisme peut répondre et répond en fait aux problèmes posés par la condition humaine, ceux des rap­ports avec les autres et de l'homme avec lui-même, comme aux rapports de l'homme avec la nature et avec l'être ou les valeurs.

Cette découverte philosophique de la raison que l'on peut retrouver chez Platon comme chez Descartes, chez Spinoza comme chez Kant, est inséparable d'une démarche subjective, d'une expérience vécue. Et c'est en ce sens que l'on peut la comparer à la démarche initiatique. L'une et l'autre impliquent une ascèse, c'est-à-dire un détachement. L'une et l'autre obéissent aux mêmes principes et demandent, patience, effort, travail, méthode. Elles sont l'une et l'autre un « apprentissage » qui comme tous les apprentissages demande du temps.

Cette raison philosophique comme cette démarche initiatique nous font apercevoir que le monde ne se réduit pas à celui de la chose, de la matière, du fait ou de l'histoire mais qu'il y a « l'autre monde » : celui de la vérité, de la justice et de l'Amour. Enfin, elles veulent nous conduire de ce monde-ci à celui de la Lumière, justement par cette lumière elle-même. La démarche initiatique, la démarche de la raison constituent cette expérience essentielle­ment humaine qui veut changer notre vie par la connaissance et par l'amour, ou tout au moins par la recherche de la vérité.

* Mais justement, la pensée des grands rationalistes n'était-elle pas nourrie de symbolisme ?

Platon a eu recours aux mythes pour exprimer ses idées les plus profondes ; pas seulement ceux qu'il a inventés, mais ceux que lui fournissait la tradition des mystères orphiques et pythagoriciens. Spinoza connaissait la Kabbale ; Leibniz a fait partie de l'association de la Rose-Croix. Et surtout, la tradition reli­gieuse, celle de la Bible, a été pour eux une source d'inspiration permanente.

Et ce n'est pas seulement le cas des métaphysiciens. Chez Newton, le Dieu de la Bible a été une source d'inspiration scientifique : pour lui, la Grande Machine de l'univers, unifiée par la loi de la Gravitation, manifeste avec évi­dence la présence d'un Grand Architecte

On dira que Newton n'est pas un savant contemporain ; mais je peux citer Werner Heisenberg (3), l'un des créateurs de la physique atomique :

« Le problème des valeurs, c'est l'ensemble des questions : que devons- nous faire ? à quoi devons-nous aspirer ? Ce problème, posé par l'homme et par rapport à l'homme, c'est celui de la boussole qui doit orienter notre chemin à travers la vie. Cette boussole a reçu des noms très divers dans les différentes religions et idéologies : le « bonheur », la « volonté divine », le « sens de la vie », pour n'en citer que quelques-uns ; j'ai l'impression que dans toutes ces formulations, il s'agit des relations des hommes avec l'Ordre Central du Monde... Même dans le domaine subjectif, l'Ordre Central intervient et nous refuse de considérer les structures de ce domaine comme le fruit du hasard ou de cir­constances arbitraires. Or, dans la science, c'est ce même Ordre Central qui peut être reconnu, lorsque nous sommes amenés à dire, comme dans la phy­sique quantique « la Nature a été créée selon ce dessein-là a. — Que veux-tu dire, demande Pauli, lorsque tu affirmes que l'Ordre Central s'impose en dernier ressort ? Que signifie ici s'imposer ? — Je veux dire par là quelque chose de tout à fait banal, par exemple que les fleurs repoussent dans les champs après chaque hiver, et qu'après chaque guerre les villes sont reconstruites ; autre­ment dit, que du chaos renaît toujours l'ordre. »

Finalement, il me semble que pensée symbolique et rationalisme peuvent se retrouver dans la reconnaissance de cet Ordre Central du Monde dont parle Heisenberg ; ordre qui est mystérieusement le même, que l'on se place au point de vue de la valeur morale, de la beauté ou de la vérité scientifique.

Dans cette notion, certains sont plutôt sensibles à l'idée d'un Centre, de nature spirituelle ; d'autres retiennent plutôt l'idée d'un Ordre qui s'impose et se manifeste dans les lois de la Nature et de la Raison.

Mais comme dans tous les domaines, s'il y a conflit et antagonisme, c'est entre des formes dégradées : entre le scientisme mécaniste et réducteur, forme dégradée du rationalisme, et le spiritisme, caricature de la pensée sym­bolique.

Tout en reconnaissant qu'une certaine tension dialectique existera toujours entre ces deux aspects complémentaires de la pensée humaine (qui sont comme le double visage du dieu Janus), il est parfaitement possible à la fois de « raison gardera dans la pensée symbolique, et de préserver, en usant de sa raison, le sentiment de la profondeur du réel.


Publié dans le PVI N° 21 - 2éme trimestre 1976  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

P021-8 L'EDIFICE  -  contact@ledifice.net \