GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 2T/1976

La Franc-Maçonnerie Ecossaise (suite)

Nous poursuivons notre Histoire de la Franc-Maçon­nerie Ecossaise. Pour des raisons indépendantes de notre volonté nous avions été obligés d'interrompre pendant quelques numéros la publication de ces notes. Nous prions nos fidèles lecteurs et nos amis de bien vouloir nous en excuser. Nous leur rappelons qu'ils trouveront les différents éléments concernant cette publication dans les numéros suivants de « Points de Vue Initiatiques ». Soit les numéros 15-16/ 17/ 18-19/20/21 /22/23-24/27-28/33-34/36/37 (an­cienne série) soit les numéros : 1-2/3-4/7-8/13-14/ 16/18 dans la nouvelle série.

De l’Année Terrible à la Grande Guerre

L'insurrection de Paris avait conduit les Francs-Maçons, pour la première fois dans l'histoire, à intervenir dans le cours des événements, au nom de l'idéal humanitaire et pacifique de l'Ordre, en s'interposant entre le Gouvernement et la Commune pour tenter d'arrêter l'effusion du sang.

L'Année terrible ne devait cependant ni interrompre, ni préci­piter l'évolution interne que connaissait, depuis un demi-siècle, la Maçonnerie en France. Si attachée que celle-ci demeurât à ses traditions, le progrès dans son sein des idées libérales, puis des conceptions positivistes qui se répandaient dans la société fran­çaise avait été grandement favorisé par les condamnations pontifi­cales répétées qui avaient peu à peu dissuadé les catholiques conservateurs de demander à entrer dans les Loges. Le point de non-retour avait été atteint en 1865, quand Pie IX, sur de faux rapports de sa nonciature à Paris, avait violemment reproché à l'archevêque Mgr Darboy d'avoir présidé aux obsèques du Maré­chal Magnan, Grand Maître du Grand Orient, et avait dénoncé la Maçonnerie comme une secte diabolique d'impiété, de vice et de subversion.

Or le règne de ce Pontife, le plus long de l'histoire ne devait prendre fin qu'en 1878. Lorsqu'il s'acheva, l'Eglise catholique avait pris en France, pour un demi-siècle, figure d'inspiratrice d'un » ordre moral » réactionnaire, clérical et étouffant. La Franc- Maçonnerie était devenue, par contre-coup, le parti de la Répu­blique et le champion de la laïcité. Elle allait le demeurer pendant toute la durée de la Ille  République. Mais l'obédience écossaise n'en devait pas moins connaître une évolution différente de celle du Grand Orient de France.

LE CONVENT DES SUPREMES CONSEILS A LAUSANNE (1875)

On se rappelle que dès 1802, sitôt organisé en une hiérar­chie de 33 degrés par le Suprême Conseil des Etats-Unis séant à Charleston, le Rite Ecossais Ancien et Accepté avait affirmé sa vocation universelle dans une Circulaire aux Maçons des deux hémisphères. Ses grandes Constitutions donnaient pouvoir à tout Inspecteur Général du 33e degré d'établir un Suprême Conseil en tout pays où il n'y en avait pas encore un, accordant par avance à ce Collège indépendance et souveraineté sur les Hauts grades dans toute l'étendue de sa juridiction. C'est en application de ces principes que l'infatigable Comte de Grasse-Lilly, membre dès 1802 du Suprême Conseil des Etats-Unis, avait successive­ment établi ceux des Iles françaises d'Amérique au Cap Français (1802), des Indes Occidentales anglaises à Kingston (Jamaïque) en 1803, de France (1804), d'Italie (1805), d'Espagne (1811) et des Pays-Bas (1817).

Doyen des Suprêmes Conseils de l'Ancien Monde, celui de France avait saisi toute occasion d'établir des relations fraternelles avec ses homologues des autres pays. Dès le 23 février 1834 il avait conclu, à Paris, un traité d'alliance avec le Suprême Conseil de Belgique et des Pays-Bas, celui du Brésil, et le Suprême Conseil Uni de l'Hémisphère Occidental (dont l'irrégularité avait dû lui échapper). Par la suite, au fil des années, il avait noué ou renoué avec le Suprême Conseil d'Ecosse (1846), le Directoire Suprême helvétique romand (1848), les Suprêmes Conseils de Charleston et du Mexique (1861), de Lima (1863), de Smyrne (1865), d'Angleterre, d'Irlande, des Antilles espagnoles, de Palerme (1868) ; cependant que les deux Suprêmes Conseils réguliers des Etats-Unis, juridiction Sud à Charleston, juridiction Nord à Boston, rompaient avec le Grand Orient de France qui avait reconnu un troisième Suprême Conseil américain érigé en Louisiane au mépris des Grandes Constitutions du Rite.

C'est alors que le Suprême Conseil de France lança l'idée de réunir pour la première fois dans l'histoire, un Convent uni­versel des Suprêmes Conseils, afin de resserrer l'unité du Rite Ancien et Accepté et de réviser les Grandes Constitutions, tom­bées en désuétude sur plusieurs points.

Cette suggestion recueillit un large assentiment. Le Suprême Conseil de Charleston proposa d'abord qu'on se réunit à Washing­ton, et celui de Lima, à Paris. Puis l'un et l'autre s'en remirent au Suprême Conseil de France pour le choix du lieu et l'envoi des invitations ; le Suprême Conseil pour la Suisse, récemment issu du Directoire helvétique romand, accepta de donner l'hospitalité au Convent, et les travaux purent être ouverts le 6 septembre 1875, à Lausanne, par son Grand Commandeur Jules Besançon.

Le Convent tint onze séances, du 6 au 22 septembre 1875. Sur vingt-deux Suprêmes Conseils alors régulièrement établis, onze y furent représentés : ceux d'Angleterre, de Belgique et des Pays-Bas, de Colon-Cuba, d'Ecosse, de France, de Grèce, de Hongrie, d'Italie (Turin), du Pérou, du Portugal et de Suisse. En outre le Chili avait adhéré par avance aux décisions qui seraient prises ; l'Argentine, la Colombie, avaient approuvé la conférence, mais n'avaient pu envoyer de délégués. Enfin ceux qu'avait désignés le Grand Commandeur Albert Pike, du Suprême Conseil de Char­leston, ne purent malheureusement arriver en temps utile.

Le Convent accomplit une oeuvre considérable. Il mit à jour les Grandes Constitutions de 1786, élabora une Déclaration de Principes, un Traité d'alliance et de confédération, adopta le Tuileur du Rite écossais en vigueur en France depuis 1821, en laissant à chaque Suprême Conseil toute latitude pour adapter les rituels et la formule des serments aux besoins de sa juridiction. Enfin, dans son ultime séance, il adopta à l'unanimité, sur la proposition d'Adolphe Crémieux, un Manifeste qui exprimait avec mesure et dignité la réaction de l'Ecossisme aux attaques des ennemis de l'Ordre, au premier rang desquels la hiérarchie catholique. En voici le préambule, suivi de la Déclaration de principes :

Manifeste du Convent de Lausanne

Depuis trop longtemps, et dans ces derniers temps surtout, la Maçonnerie a été l'objet des plus injurieuses attaques.

Au moment où le Convent, après l'examen le plus attentif des anciennes Constitutions du Rite écossais ancien et accepté, conser­vant avec un religieux respect les sages dispositions qui le protè­gent et le perpétuent, délivre la Maçonnerie de vaines entraves et veut la pénétrer de plus en plus du souffle de liberté qui anime notre époque ; au moment où, sur des bases inébranlables, il sanc­tionne une intime alliance entre les Maçons du monde entier, le Convent ne peut se séparer sans répondre par une éclatante mani­festation à de déplorables calomnies et à d'énergiques anathèmes.

Avant tout, aux hommes qui, pour les présenter à la Franc- Maçonnerie, veulent connaître ses principes, elle les proclame par la déclaration suivante, qui est son programme officiel et dont les expressions ont été arrêtées par le Convent.

Déclaration de principes

La Franc-Maçonnerie proclame, comme elle a proclamé dès son origine, l'existence d'un principe créateur, sous le nom de Grand Architecte de l'Univers.

Elle n'impose aucune limite à la recherche de la vérité, et c'est pour garantir à tous cette liberté qu'elle exige de tous la tolérance.

La Franc-Maçonnerie est donc ouverte aux hommes de toute nationalité, de toute race, de toute croyance.

Elle interdit dans les ateliers toute discussion politique et religieuse ; elle accueille tout profane, quelles que soient ses opinions en politique et en religion, dont elle n'a pas à se préoccu­per, pourvu qu'il soit libre et de bonnes mœurs.

La Franc-Maçonnerie a pour but de lutter contre l'ignorance sous toutes ses formes ; c'est une école mutuelle dont le pro­gramme se résume ainsi : obéir aux Lois de son pays, vivre selon l'honneur, pratiquer la justice, aimer son semblable, travailler sans relâche au bonheur de l'humanité et poursuivre son émancipation pacifique et progressive.

La suite du Manifeste commentait cette Déclaration, également adoptée à l'unanimité au cours de la dernière séance.

LE GRAND ARCHITECTE DE L'UNIVERS

ET LE RITE ECOSSAIS UNIVERSEL (1875-1877)

Cependant le Frère Mackersy, délégué du Suprême Conseil d'Ecosse et mandataire de celui de Grèce, avait dû quitter Lausanne dès le 9, et d'Edimbourg il avait écrit au Convent qu'il ne pouvait approuver la Déclaration de principes dans le texte rédigé en Commission. Il estimait que les termes de « Force Supérieure » et de « Principe créateur », retenus pour définir le Grand Architecte de l'Univers, n'affirmaient pas assez nettement la croyance en un Dieu personnel.

Le Suprême Conseil d'Angleterre mit les choses au point par une circulaire adressée le 26 mai 1876 aux ateliers de sa juri­diction, et signée de ses deux représentants à Lausanne. « Si le délégué écossais était resté jusqu'à la fin de la Conférence, écrivaient ceux-ci, il n'aurait pas osé émettre la déclaration insou­tenable que le Congrès n'avait pas exprimé sa croyance en un Dieu personnel. » Et d'observer que le Manifeste final, dans le commentaire qu'il donnait de la Déclaration de principes, désignait le Grand Architecte sous le nom du Créateur Suprême.

L'année suivante les représentants des Suprêmes Conseils des Etats-Unis (juridiction Sud), d'Ecosse, de Grèce, d'Irlande et d'Amérique Centrale, réunis à Edimbourg, demandèrent que l'inter­prétation donnée par le Suprême Conseil d'Angleterre fût reconnue par l'ensemble des participants au Convent de Lausanne. Et ceux- ci acceptèrent de s'y rallier, à l'invitation du Suprême Conseil de Suisse, chargé de l'exécution des décisions du Convent (1).

L'unité du Rite Ecossais Ancien et Accepté était donc préser­vée, sur la base de la Déclaration de Lausanne, dont on doit estimer, avec Naudon, qu'elle définit valablement l'idéal et les objectifs de l'Ordre maçonnique, tels que ce Rite les conçoit. Cependant le Traité d'alliance et de confédération demeura lettre morte, faute d'avoir été ratifié par l'ensemble des Suprêmes Conseils. Certains de ceux-ci n'avaient pas non plus adopté les modifications appor­tées par le Convent aux Grandes Constitutions, bien que la plupart d'entre elles ne fissent que consacrer une pratique devenue géné­rale. Mais si la répugnance traditionnelle des Anglo-Saxons à se lier par des textes précis n'a pas permis au Rite de se doter des structures juridiques prévues, l'initiative d'Adolphe Crémieux, les travaux du Convent de Lausanne, l'esprit de tolérance et d'unani­mité fraternelles qui l'avait animé n'en ont pas moins porté des fruits durables. Les Suprêmes Conseils du monde entier sont, sauf accidents, restés unis, et comme il avait été décidé ont tenu périodiquement des Conférences universelles pour confronter leurs vues et émettre des recommandations, dans le respect de la sou­veraineté de chacun d'eux.

LE GRAND ARCHITECTE DE L'UNIVERS
ET LA FRANC-MAÇONNERIE EN FRANCE

Après comme avant la tenue du Convent de Lausanne, une vive effervescence continuait de régner en France au sein de nombreuses Loges de l'un et de l'autre obédience ; et la situation politique n'était pas faite pour la calmer.

En 1873 la décision de vouer la France au Sacré-cœur avait institué une sorte de dévotion d'Etat, et fait naître par contre-coup un fort courant anticlérical. Le deuxième cabinet de Broglie, à dominante monarchiste, entreprenait de faire régner un « ordre moral », et en 1874 donnait ordre à la police de surveiller les Loges. L'année suivante le Frère Peyrat, ami de Gambetta, lançait la formule : « le cléricalisme, voilà l'ennemi... » En 1877 six loges de Toulon étaient fermées par arrêté préfectoral. Le 16 mai de Broglie renvoyait son ministre de l'Instruction publique Jules Simon, membre du Suprême Conseil, un républicain modéré, qui avait pris position contre les congrégations enseignantes. Le 22 mai il dissol­vait la Chambre, et la hiérarchie catholique ne craignait pas de prendre ouvertement parti dans les élections. Gambetta affirmait que la lutte était désormais « entre les agents de la théocratie romaine alliée avec la droite conservatrice et réactionnaire », et les fils de 1789... Enfin les électeurs allaient définitivement fonder la République en envoyant à l'assemblée, contre 199 conservateurs, 315 députés républicains, parmi lesquels de nombreux Frères.

C'est dans ce climat politique d'emprise cléricale et de me­naces contre l'Ordre qu'il convient de situer l'évolution interne de celui-ci au cours de cette période.

A) Le Rite Ecossais

On a relaté (2) qu'à la veille de la guerre de 1870, après de vifs incidents, une Commission chargée par la Grande Loge Cen­trale de réviser les Règlements, et présidée par Henri Brisson, avait contre l'avis de ce dernier décidé de maintenir les dispositions statutaires touchant la glorification du Grand Architecte de l'Uni­vers.

Le 2 décembre 1873 le Suprême Conseil, « considérant que, comme témoignage de la communauté des sentiments qui unissent tous les Maçons, il convient d'affirmer la devise Maçonnique :

« Liberté, Egalité, Fraternité », rendait un décret prescrivant pour tous les documents de l'obédience un nouvel en-tête ainsi conçu :

A LA GLOIRE DU GRAND ARCHITECTE DE L'UNIVERS,
Au nom et sous les auspices du S.C. pour la France et ses dépendances,
(Nom de l'atelier et son n°)
LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE

Les Frères Henri Brisson et Charles Floquet protestèrent au nom des Loges les Elus d'Hiram, la Justice, l'Harmonie, les Hospi­taliers de Saint-Ouen et la Mutualité contre ce Décret, en tant qu'il maintenait l'obligation de la formule : A la Gloire du Grand Archi­tecte de l'Univers. Seule, selon eux, sa suppression pouvait appor­ter pleine et entière satisfaction à toutes les aspirations, « sans en appeler à aucune conception métaphysique ou théologique c'est-à-dire sans opposer à la Liberté réelle de conscience l'idée d'aucun principe philosophique ou religieux capable de soulever des discussions et de semer la division au sein des ateliers. »

Mais le 3 mars 1874 le Suprême Conseil, à l'unanimité,

« considérant que la reconnaissance du G.A.D.L.'U. est consa­crée par les Constitutions qui régissent le Rite Ecossais et for­ment la clef de voûte de la Maçonnerie Ecossaise,

considérant que cette formule se trouve en tête de tous les actes échangés entre les Suprêmes Conseils confédérés comme sur les Diplômes, Brefs et Patentes délivrés aux Maçons de tous grades ; qu'il n'y a donc là aucune innovation attentatoire à la liberté de conscience des Maçons qui ont accepté cette formule du jour où ils sont librement entrés dans la Grande Famille »,

décidait qu'il n'y avait pas lieu de modifier son décret.

Quelques semaines plus tard il mettait en sommeil trois des ateliers protestataires, qui ne s'y étaient point conformés, auto­risait les deux autres à suspendre leurs travaux pour six mois, et indiquait qu' « en proclamant un principe philosophique reconnu de tout temps comme la base de la Maçonnerie tout entière, [il avait] laissé toute latitude à l'indépendance morale et à la libre pensée de tous les Maçons... »

Le ter mai 1874, en Grande Loge Centrale, le Grand Orateur Malapert constatait : « Nos Loges sont bouleversées en ce moment par le vent de la discorde ». Mais le Suprême Conseil avait ouvert la voie dans laquelle allait le suivre le Convent de Lausanne, en conciliant autant qu'il le pouvait deux principes fonda­mentaux de la Maçonnerie : la reconnaissance du Grand Archi­tecte de l'Univers, le respect de la Liberté de conscience.

B) Le Grand Orient de France

Le Suprême Conseil, s'il avait toujours refusé de reconnaître le droit que s'était arrogé le Grand Orient, depuis 1815, de prati­quer les Hauts Grades de l'Ecossisme, entretenait néanmoins des relations fraternelles avec la plus ancienne et la plus importante des obédiences françaises, dont le Conseil de l'Ordre était alors présidé par le Frère de Saint-Jean.

Cette belle harmonie allait d'abord être troublée par le Convent de Lausanne, qui n'avait naturellement pas reconnu le Grand Orient comme puissance maçonnique écossaise. Il avait décidé pourtant, à la demande de la délégation française, que « chaque Suprême Conseil pourrait continuer à entretenir des relations amicales avec des corps maçonniques non reconnus, mais établis avant le Convent. »

Mais c'est la décision historique prise en 1877, dans le climat politique qu'on a décrit, par le Convent du Grand Orient de France, qui allait conduire de nombreuses puissances maçonniques à rompre toutes relations avec cette obédience.

Son Convent de 1865 avait, on l'a noté (3), adopté des Statuts aux termes desquels la Franc-Maçonnerie « a pour principe : l'exis­tence de Dieu, l'immortalité de l'âme et la solidarité humaine, regarde la liberté de conscience comme un droit propre à chaque homme, et n'exclut personne pour ses croyances. »

Celui de 1867 avait maintenu, à une très large majorité, l'ar­ticle des Statuts qui imposait la formule : A la gloire du Grand Architecte de l'Univers.

Mais au Convent de 1875 la loge de Villefranche-sur-Saône dépose un voeu n° IX tendant à supprimer, à l'article ter des Sta­tuts, l'affirmation de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme. Rejeté par le Conseil de l'Ordre, ce voeu fut pris en considé­ration par le Convent de 1876 et renvoyé à l'étude des loges. En septembre 1877 enfin, malgré l'opposition du Président Saint-Jean, il fut adopté par le Convent sur le rapport du pasteur Desmons, un protestant libéral, Vénérable de la loge de Saint-Geniès dans le Gard (4). Desmons n'avait pas manqué de faire état des aver­tissements de ceux qui craignaient que l'adoption du voeu n'isolât le Grand Orient dans la Maçonnerie universelle. Mais, se référant aux précédents créés par la Grande Loge de Buenos Aires, celle de Hongrie et le Grand Orient d'Italie, il jugeait — bien à tort — ces craintes chimériques. « Laissons aux théologiens, concluait-il, le soin de discuter les dogmes. Laissons aux Eglises autoritaires le soin de formuler leur syllabus. — Mais que la Maçonnerie reste ce qu'elle doit être, c'est-à-dire une institution ouverte à tous les progrès, à toutes les idées morales et élevées, à toutes les aspi­rations larges et libérales... ». — Finalement le Convent adopta pour l'article ler des Statuts la rédaction suivante :

« La Franc-Maçonnerie, institution essentiellement philanthro­pique, philosophique et progressive, a pour objet la recherche de la vérité, l'étude de la morale universelle, des sciences et des arts, et l'exercice de la bienfaisance.

Elle a pour principe la liberté absolue de conscience et la solidarité humaine.

La Maçonnerie n'exclut personne pour ses croyances.

Elle a pour devise : Liberté, Egalité, Fraternité. »

L'avant-dernier alinéa avait été ajouté au texte de la commis­sion à la demande du Dr de Saint-Jean.

Le vote du Convent de 1877 provoqua peu de réactions dans les ateliers du Grand Orient de France. Mais en l'espace de quel­ques mois les Grandes Loges et les Suprêmes Conseils d'Irlande et de Grande-Bretagne décidèrent de cesser toutes relations et toute correspondance avec lui et avec tous ses membres. Jamais ils ne devaient revenir sur cette décision, qui devait au contraire être imitée par nombre d'autres obédiences étrangères.

Le Suprême Conseil de France, fidèle au Grand Architecte de l'Univers, conservait au contraire ses relations internationales. Mais il allait devoir faire face à la rébellion d'une notable partie de ses ateliers symboliques.

LA CRISE INTERNE DU RITE ECOSSAIS EN FRANCE, DE 1877 A 1896

Les Grandes Constitutions dites de 1786 autorisaient chaque Suprême Conseil à déléguer son autorité sur les ateliers écossais du 1» au 17e degré, tout en proclamant son droit « imprescriptible » de les régir directement. En fait, dans les pays anglo-saxons, les Suprêmes Conseils s'étaient toujours bornés à gouverner les « additionnai degrees ». Ils les conféraient à des Maîtres Maçons relevant des Grandes Loges symboliques établies, qui n'étaient pas de Rite écossais.

En France il y avait, depuis le XVIlle siècle, des loges bleues pratiquant ce Rite. Proscrites en 1802 par le Grand Orient, elles avaient en 1804 érigé face à lui une Grande Loge symbolique écossaise, au moment même où le comte de Grasse fondait le Suprême Conseil de France. Mais par la volonté de l'Empereur elles avaient dû réintégrer le Grand Orient, auquel le Suprême Conseil avait de surcroît délégué la collation des Hauts Grades jusqu'au 18e degré. Seule donc la mainmise opérée en 1815 par le Grand Orient sur l'ensemble du Rite, dans une conjoncture politique qui ne permettait pas de rétablir une Grande Loge symbo­lique écossaise, avait conduit les loges bleues rebelles à cette mainmise à se placer sous l'autorité du Suprême Conseil d'Amé­rique, puis en 1821 sous celle du Suprême Conseil de France.

Elles s'en étaient fort bien accommodées jusque dans les années 1860, où certaines d'entre elles commencèrent, on l'a vu, à trouver pesante la tutelle d'un Suprême Conseil attaché à pros­crire toute politisation des ateliers, et à maintenir l'invocation au Grand Architecte de l'Univers.

A partir de 1877 leur impatience fut exacerbée par le vote du Convent du Grand Orient, et aussi par la décision prise au même moment par les Suprêmes Conseils du groupe d'Edimbourg de s'interdire, quant à eux, de créer ou de gouverner des loges sym­boliques, ou bleues.

C'est justement ce qu'avait demandé, dès 1875, la loge l'Union des peuples : Aux Suprêmes Conseils l'administration des Hauts Grades, aux Grandes Loges le gouvernement des Ateliers Symbo­liques. Ce mot d'ordre fut repris en 1879 dans une circulaire lancée à tous les ateliers par La Justice, ce qui valut à celle-ci d'être mise en sommeil, aux signataires (parmi lesquels le frère Gustave Mesureur), d'être suspendus de leurs droits.

Rien n'y fit, et le 12 février 1880 une Grande Loge symbolique écossaise, érigée par douze loges dissidentes, faisait connaître à toute la fraternité sa création, « dernier acte de la lutte engagée depuis des années par les loges écossaises contre l'autorité despo­tique (sic) du Suprême Conseil. »

La Grande Loge symbolique écossaise allait déployer une grande activité pendant seize ans, au terme desquels elle était composée de trente-six loges. Au jugement d'Albert Lantoine (5), elle comptait des hommes d'une foi sincère, donc agissante, pour qui la Franc-Maçonnerie avait une mission profane de défense de la République et de lutte contre le cléricalisme. Elle avait naturel­lement abandonné toute référence au Grand Architecte ; et cette obédience « écossaise » ressemblait beaucoup au Grand Orient de ce temps, à cela près que n'admettant pas de Hauts grades elle ne se composait, elle, que de loges bleues... Elle se sentait néan­moins « gardienne solitaire et responsable d'une tradition sécu­laire », ce qui la conduisit à rejeter de son sein la loge Les Libres Penseurs du Pecq, qui voulait initier une femme, et à nouer des relations fraternelles avec diverses obédiences étrangères, avec le Grand Orient de France, et même, pour finir, avec le Suprême Conseil, moins despotique apparemment qu'on ne l'avait affirmé naguère...

Fermement attaché aux traditions fondamentales de l'Ordre, soucieux de garder le contact avec l'Ecossisme universel, ce dernier n'était en effet nullement rétrograde. A la Saint-Jean d'hiver de 1877, son Grand Orateur Malapert avait, par exemple, prononcé un discours significatif :

« J'entrevois, disait-il, une amélioration très considérable, qui s'accomplit peu à peu.

Autrefois les entretiens des Frères étaient ou des causeries légères, assaisonnées d'un esprit bienveillant, ou des discours sur des idées générales. Les vers, les dissertations purement litté­raires ont leur charme, personne ne vous conseillera d'y renoncer. J'en dirai tout autant des discours sur les principes ou vérités fondamentales. Il est bon, surtout à l'heure des initiations, que nous affirmions nos croyances. Mais ces discours ont leurs conclu­sions forcées. Quand ils reviennent trop souvent, l'intelligence des auditeurs, qui connaît d'avance où l'on veut en venir, aspire au moment où l'orateur aura terminé.

Je constate donc avec satisfaction que des Frères ont spécialisé leurs études, et fait dans leurs Ateliers des conférences fort instructives sur des sujets divers (6)... »

Et de conclure :

« Unissons-nous pour dresser les temples de l'instruction, de l'industrie et des Beaux-Arts. »

Ainsi, voilà tout juste cent ans, le Suprême Conseil encou­rageait les ateliers de son obédience à former enfin cette société de pensée qu'avaient rêvée les premiers dirigeants de la Grande Loge de Londres, (si proches de la Royal Society), et clairement définie le chevalier Ramsay. C'était, par un retour aux sources, donner le feu vert à une évolution, féconde autant qu'irrésistible, des loges écossaises de France.

Avec le même souci de répondre aux aspirations nouvelles des frères sans rompre avec la règle et les traditions de l'Ordre, le Suprême Conseil jugea en 1894 le moment venu d'émanciper les loges bleues, qui lui étaient demeurées fidèles. Par un décret du 7 novembre, il délégua ses pouvoirs sur les trois premiers degré à une Grande Loge de France, qui serait constituée par la fédération de ces loges. Il ne se réservait que la prérogative de délivrer — à la gloire du Grand Architecte de l'Univers ! — les patentes constitutives des nouveaux ateliers qu'il plairait à la Fédération de s'intégrer.

La Grande Loge de France fut effectivement constituée le 23 février 1895 par l'Assemblée des députés de toutes les loges de l'obédience, qui élut séance tenante un Conseil fédéral de neuf membres. Elle engagea aussitôt des pourparlers avec la Grande Loge symbolique écossaise, qui le 10 août 1896 décidait de mettre fin à la dissidence en fusionnant avec la Grande Loge de France (7).

Le 24 juillet 1904 enfin, le Suprême Conseil devait par un nouveau Décret rompre le dernier lien par lequel la Grande Loge lui demeurait encore administrativement subordonnée, en renon­çant à délivrer les patentes constitutives des nouvelles Loges. La Grande Loge de France était ainsi définitivement constituée com­me puissance symbolique écossaise indépendante et souveraine.

(à suivre)


(1) Paul Naudon (Histoire et Rituels des Hauts Grades Maçonniques, 2° éd., Paris 1966, p. 166, note 2) affirme, après Albert Lantoine, que le Suprême Conseil de Suisse aurait même engagé les autres puissances à rectifier comme suit la Déclaration de Lausanne : « La Franc-Maçonnerie proclame [...] l'existence de Dieu, le Grand Architecte de l'Univers, et l'immortalité de l'âme « ; et que le Suprême Conseil de France se serait rallié à cette rédaction. Mais nous n'avons pu jusqu'ici vérifier cette allégation.
(2) P.V.I., n° 18 (Ancienne série n° 38), p. 28-29.
(3) Ibid., p. 23-24.
(4) Cf. Daniel Ligou, Frédéric Desmons et la Franc-Maçonnerie sous la Troisième République, Gedalga éd., Paris 1966, chapitre IV.
(5) A. Lantoine, La Franc-Maçonnerie chez elle, Paris 1925, pp. 362-366.
(6) Voici quelques exemples de sujets traités
L'Origine des espèces selon Darwin.
La femme et le progrès moderne.
L'influence des Papes et de l'Eglise sur la civilisation.
L'Eglise et le catholicisme dans leurs rapports avec la société. Philosophie et religion.
Paul-Louis Courier.
Benjamin Franklin.
Les devoirs envers la Patrie.
Les deux morales (etc.).
(7) Seules deux de ses Loges, Diderot et La Philosophie sociale, refusè­rent de réintégrer le bercail. 

Publié dans le PVI N° 21 - 2éme trimestre 1976  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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