GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1975

Le Vieil Homme et l’Enfant

C'était par une nuit très profonde. La fraîcheur avait progressivement remplacé la chaleur torride de la journée. Les étoiles scintillaient par myriades dans le ciel et la terre se rechargeait en énergie cosmique. Les hommes, dans un calme absolu, goûtaient un repos bien mérité.

Dans le Temple qui se profilait sous la voûte céleste, régnait l'activité fébrile des soirs d'initiation. Toutes blanches, les silhouettes des hiérophantes glissaient le long des murs de porphyre noir vers les lieux sacrés. Encastrés dans les murs, les lampes à huile répandaient leurs lumières blafardes sur les bas-reliefs aux inscriptions cabalistiques.

A quelques pas de là, dans une petite salle annexe, le Vieil Homme, philosophe, savant et érudit notoire attendait qu'on l'initiât. Les épreuves pré­liminaires de son initiation devaient comporter l'exposé de son testament philosophique, reflet exact de sa pensée. Tandis qu'il s'apprêtait à en donner lecture, essayant dans l'obscurité de la pièce de scruter ses interlocuteurs, il parvint à distinguer peu à peu les traits de l'un d'entre eux. C'étaient ceux d'un enfant blond, au sourire angélique, aux yeux pétillants et aux cheveux tout bouclés. L'enfant était absolument seul. Il n'y avait plus personne d'autre ! Manifestement, il s'agissait là d'une erreur ; cet enfant ne pouvait rien comprendre à son discours.. Le vieil homme appela, protesta, vociféra, puis, comme personne ne venait, il se tut et se mit à réfléchir. Dans la pénombre devant lui, l'enfant continuait à sourire. Ce fut la première épreuve du vieil homme...

Quelques heures plus tard, un hiérophante entra dans la pièce. Sa haute stature contrastait avec celle de l'enfant. « Tu es venu chercher la lumière et c'est vers elle que constamment se dirigeaient tes pas, mais c'est dans l'obscurité qu'elle se cache. Ce qui te paraît brillant n'est qu'illusion. Le chemin de la vérité passe par celui des ténèbres. Accepte-les, deviens leur enfant, l'enfant de la veuve noire, alors, seulement, tu deviendras le fils du soleil. En acceptant la mort, tu accèderas à la vie, car l'une ne va pas sans l'autre. Mourir, c'est vivre et vivre, c'est mourir. C'est en acceptant la mort que la vie comporte en elle que tu accéderas au couple de la vie et de la mort, dont la symbiose constitue la vie éternelle. De même l'homme en s'accouplant avec son opposé féminin, engendre la vie de l'enfant, cet enfant blond auquel tu n'as pas su parler tout à l'heure.

Bois à présent de ce breuvage et accomplis ton voyage dans l'obscurité révélatrice... Le silence régna à nouveau dans la pièce et le vieil homme médita... La flamme de la lampe vacillait de plus en plus et projetait sur le mur des ombres gigantesques et tourmentées. Bientôt elle s'éteignit et tout plongea dans les ténèbres... Le vieil homme eut peur ; un moment il regretta d'être venu. Quelque part on entendait l'eau ruisseler sur le mur.

Le vieil homme fixa son attention sur elle et laissa gambader son esprit...

Il rêva d'une ville ancienne dans laquelle il marchait sans cesse. Les rues en paraissaient désertes et il n'y avait personne aux fenêtres. Pourtant, à en juger d'après les marchandises sur les étalages, il s'agissait d'une ville bien peuplée. Peut-être qu'à force de marcher ne remarquait-il plus ses habi­tants. Lorsque l'on prend l'habitude de passer par les mêmes rues, devant les mêmes magasins, devant les mêmes personnes, on finit par ne plus les remarquer. C'est ainsi que notre marcheur fut très étonné lorsqu'une fenêtre s'ouvrit et qu'une vieille femme lui cria d'entrer pour se désaltérer. « Je n'ai pas l'habitude, lui répondit-il ; ma vie consiste à marcher et si je m'arrêtais, je ne serais plus moi-même car je suis le marcheur des rues. » La ville était de la sorte remplie de différentes catégories d'hommes-automates qui accomplissaient tous leur métier. Les uns calculaient, faisaient des statis­tiques, spéculaient, vendaient ; les autres cherchaient, soignaient, surveil­laient, jugeaient et aucun ne pouvait s'arrêter. C'est pour cette raison que la ville paraissait déserte, car les marcheurs ne pouvaient apercevoir que les marcheurs, les spéculateurs que les spéculateurs, les juges que les autres Juges et les dignitaires que les autres dignitaires. Chacun d'eux ne pouvait concevoir qu'il pût exister une autre conception de l'existence que la leur. Au fond d'eux-mêmes ils avaient peur de l'inconnu mais n'avaient pas assez de courage pour se l'avouer. Pour vivre en paix avec eux-mêmes, ils préfé­raient mépriser les autres corporations plutôt que de chercher à les connaître.

Le vieil homme se réveilla dans une pièce aux couleurs bleues. Au fond, apparaissait un grand cercle d'or, à l'intérieur duquel figurait le chiffre 13 et tout à côté, à droite du cercle, une spirale d'ivoire. Le vieil homme fixait avec curiosité et étonnement ce graphisme lorsque une voix se fit entendre : « Observe bien ce cercle, les hommes automates de ton rêve s'y trouvent, prisonniers, comme l'écureuil dans sa roue (le vieil homme eut à peine le temps de s'étonner que la voix eut connaissance de son rêve, car elle enchaînait aussitôt). Le cercle, c'est le symbole de l'automatisme de la vie. Il concerne les réactions dont l'homme est le jouet : son conditionnement par le milieu qui l'entoure, son emprisonnement par les idées qu'il croit dominer et qui le dominent, parce qu'il a peur d'en changer et enfin sa dépendance d'autrui parce qu'il croit devoir s'affirmer par rapport aux autres et non par rapport à lui-même. »

La voix se tut quelques instants, puis reprit :

« Le grand cercle zodiacal du cosmos est divisé en 12 parties dont nous subissons les influences à notre naissance et durant toute notre exis­tence terrestre. Ceux qui traversent le cycle zodiacal, autrement dit, l'année, n'ayant, en aucun point progressé, affrontent la 13° étape, c'est-à-dire à nouveau la première, comme un recommencement stérile. C'est la signifi­cation maléfique du chiffre 13, la raison pour laquelle, par exemple, on évite d'être 13 à table. Ceux, au contraire, qui traversent le cycle zodiacal en pro­gressant, affrontent la 13° étape, comme le passage d'un état donné vers un état plus avancé. »

C'est la signification bénéfique du chiffre 13 ; la raison pour laquelle on le considère comme un porte-bonheur.

Les hommes qui progressent passent de la vie en cercle vers la vie en spirale, symbole de progrès évolutif, celui qui les mène du stade de l'homme animal vers celui de l'homme dieu. »

Le 25 décembre, les hommes fêtent la naissance du Christ. Nous sommes à l'époque du solstice d'hiver. Les jours sont réduits à leur plus courte durée et longues sont les nuits. Mais voilà que, sortant de l'obscurité, les jours se mettent à croître et diminuer les nuits. La lumière entame sa revanche sur les ténèbres, la victoire n'est cependant pas encore assurée. C'est à l'équinoxe de printemps qu'elle le sera. La durée du jour y égale, puis dépasse celle de la nuit ; c'est la renaissance du Christ solaire, l'Eglise fête Pâques. Par la suite, le Christ solaire continue en vainqueur son irrésistible ascension vers la victoire totale, celle du solstice d'été, couronnée par la fête de la Pentecôte.

De sa durée la plus courte, à la Saint Jean d'Hiver (Jean l'Evangéliste), à sa durée la plus longue, à la Saint Jean d'Eté (Jean le Baptiste), le jour oscille entre les deux pôles déchirants de la dualité.

Il faut qu'il croisse et que je diminue », dit Jean l'Evangéliste à propos de Jean le Baptiste.

C'est au sommet de la croissance, autrement dit à la Pentecôte, que se joue le dénouement du drame cosmique. Ou bien l'homme reçoit, comme les saints apôtres, l'Esprit Saint, autrement dit, prend conscience du troisième terme, et sort de la dualité, ou bien il retombe, avec les jours qui diminuent, vers le cycle sans fin du calendrier liturgique. C'est le choix entre le cercle karmique des réincarnations successives et celui de la rédemption qui en libère. « Souviens-toi bien, reprit le Grand Maître, que la nature et le cosmos sont les éternels guides de l'homme. Chaque année, l'arbre qui suit le cycle des saisons grandit et pousse vers le ciel. De même l'homme peut s'inspirer de la nature pour progresser. C'est en toi que tu construiras le temple sacré par l'observation des affinités naturelles de la coïncidence des gestes avec les temps universels. La magie du sacré est de savoir faire le geste juste, dans le milieu juste, au moment cosmiquement juste ». Et le vieil homme répéta pour mieux se souvenir : « La magie du sacré est de savoir faire le geste juste dans le milieu juste au moment cosmiquement juste ». Le geste du semeur serait inutile s'il ne s'accomplissait à la bonne saison.

Un bruit du vent emplit le temple. Le Grand Maître se retira. Au loin les hiérophantes terminaient leur chant. A nouveau, le vieil homme se sentit confronté à lui-même. A cet instant un curieux personnage fit son apparition. Son costume tenait de la mascarade et son visage grimaçait. « Qui êtes-vous ? » lui demanda le vieil homme. « Je suis le fou », lui répondit le personnage et il se mit à interpréter toute une série de rôles dont le comique ne manqua pas de faire sourire le vieil homme. Le fou était intarissable ; ses mimiques et ses gestes révélaient en lui le talent d'un grand comédien. Pour terminer, il déclara avec le plus grand sérieux : « Le grand sage, c'est moi », puis comme le visage du vieil homme exprimait le doute devant de telles allégations, il éclata de rire et reprit : « Oui, je suis plus sage que toi car je suis fou et tu vas comprendre pourquoi ma folie est plus proche de la sagesse, que toute ta science. Si je joue sans cesse des rôles et en change, comme on change de chemise, c'est que je sais que ma réalité se trouve tou­jours en dehors des rôles que j'interprète. Les interprétant tous, je sais que tous, ils sont faux, tous artificiels et vides. » A cet instant, le vieil homme comprit le sens profond des carnavals et leur portée initiatique. Il comprit également pourquoi aux époques où le monde était encore gouverné par des sages, les monarques s'entouraient toujours d'un fou, unique personnage de la cour qui avait le droit absolu de tout dire à son monarque.

Les idées bourdonnaient dans la tête du vieil homme. Il pensait à la réalité, à ce qu'elle devait être. A présent, il la sentait confusément, très confusément poindre à l'horizon de sa conscience. Le fou avait disparu. Dans la pénombre, la voix de l'hiérophante se fit entendre à nouveau : « La réalité est toute simple, ouvre-toi à elle... » 

« Comment ? », murmura le vieil homme.

« C'est simple, cesse de confondre le menu avec le repas lui-même, les mots avec les évidences, les concepts avec la nature des choses. Abandonne les idées, les théories, les brillantes constructions oratoires et écoute, écoute ton intuition et ta spontanéité. Méfie-toi des savants, des docteurs, des avocats, des hommes de lettres, ils croient savoir, mais ne connaissent rien, leur savoir analytique se borne au domaine des conséquences et des causes superficielles. Lorsque tu fais la planche sur l'eau, tu relâches tous tes muscles pour pouvoir flotter, car si tu te crispais, l'eau cesserait de te porter. Il en est de même pour ton esprit. Relâche-le et alors la réalité pourra y pénétrer librement et spontanément. La réalité n'a pas besoin de définitions, d'ana­lyses de synthèses ou de belles théories. Il faut la laisser venir à toi et non aller vers elle : pour y parvenir, adopte une attitude mentalement neutre et ouvre ton cœur aux émotions. L'émotion constitue le meilleur moyen de confondement. En te confondant avec quelque chose soit par concentration, soit par amour, tu quitteras la dualité et te rapprocheras de l'unité. Ne l'oublie jamais : comprendre quelque chose, c'est s'identifier à elle et non l'analyser ».

Le silence s'établit à nouveau. L'enfant blond réapparut. Le vieil homme tressaillit. Il s'imagina la façon dont cet enfant avait dû le percevoir tout à l'heure, lui, si rigide, si enferré dans ses théories, dans sa dignité illusoire, dans son rôle de savant, et, à présent, si déconfit et si perdu qu'il en sourit. Il se voyait à travers les yeux de l'enfant, inintéressant et vieux, comme une vieille écorce devenue inutile, mais, chose curieuse, ce spectacle ne l'emplis­sait pas de chagrin mais le faisait rire. L'enfant, lui aussi s'était mis à rire et le son de sa voix résonnait dans le temple. Ce n'était plus le vieillard qu'il voyait, mals un être jeune, déguisé en vieillard. Leurs deux rires s'accordèrent, s'amplifièrent, se confondirent en un seul. L'enfant emplissait le coeur du vieil homme, le vieil homme emplissait le coeur de l'enfant. Leurs âmes vibrèrent au même rythme. La sagesse du vieillard pénétra l'enfant. Les forces vives de l'enfant pénétrèrent le vieil homme et sa renaissance se réalisa.

Dehors, les étoiles s'éteignaient une à une. Au loin, le coq poussait son cri strident et derrière le temple, resplendissant de lumière et de gloire, le soleil victorieux franchissait l'horizon...

DECEMBRE 1975


Publié dans le PVI N° 20 - 4éme trimestre 1975  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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