GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1975

... de la Solidarité

L'Interlocuteur :

Vous n'en voudrez pas, j'en suis sûr, à un interlocuteur de bonne foi de poser, à vous-même et à vos Frères de la Grande Loge de France, une question qui peut paraître embarrassante, voire même insidieuse...

Le Franc-Maçon :

Je vous écoute avec le plus grand intérêt!

Merci, Monsieur ! Vous n'ignorez pas qu'à l'heure actuelle, à travers le monde, on invoque à tort et à travers le principe de la Solidarité, en tant que règle de conduite entre peuples plus et moins favorisés, plus et moins déve­loppés.

Comment pourrions-nous l'ignorer ?

Or, il se trouve que certains Etats en détresse en appellent aux pays nantis en faisant valoir l'intérêt de ces derniers à accorder leur assistance — Intérêt qui peut se traduire par des transactions commerciales et financières, par des crédits, des emprunts, des missions éducatrices, des stages de forma­tion, en somme par des échanges profitables aux deux parties. D'autres peuples sous-développés se réclament du principe humanitaire, de la solidarité : au fond, ils demandent exactement les mêmes services que ceux que j'ai décrits en premier, mais avec une motivation différente. Un troisième groupe se fait menaçant : si on ne nous aide pas, cela se traduira finalement par la guerre ou quelque autre phénomène violent. Trois solidarités différentes sont ainsi évoquées : celle des intérêts, puis la solidarité humaine, enfin la solidarité devant un péril mortel. Quelle attitude adoptez-vous, en tant que Francs-Maçons, vous qui avez depuis des siècles pratiqué un genre de solidarité inspiré avant tout par des considérations éthiques et morales ?

En effet, votre question embarrasserait bien des gens Essayons donc, ensemble, de voir plus clair. J'ai l'impression que sous un même vocable, on entend des comportements fort différents les uns des autres. Ce que nous pouvons tenter avec quelques chances de succès, c'est de clarifier les idées, ainsi que les termes employés pour les exprimer. La solidarité pratiquée par les Francs-Maçons pourrait nous servir d'étalon de mesure et d'évaluation.

Ce serait déjà fort utile !

Alors commençons par déblayer le terrain ; posons les jalons d'une structure logique ; et voyons l'édifice que nous pouvons y construire.

Vous considérez donc vos méthodes traditionnelles comme aptes à être appliquées à un problème très moderne ?

En lui-même, le problème ne comporte rien de fondamentalement neuf ; ce qui a changé avec le temps, c'est la technique à laquelle on peut avoir recours pour lui apporter des solutions. Constatons d'emblée que nous avons affaire à quelque chose de typiquement humain ; aux autres paliers de la nature, nous trouvons bien ce qu'on appelle l'instinct grégaire, l'action com­mune d'un certain nombre d'unités de la même espèce — non structurée chez les animaux vivant en troupeaux, excepté peut-être pour le chef de file qui sert de guide ou de veilleur — davantage organisée chez les insectes de la ruche, de la termitière ou de la fourmilière, mais où le système de reproduction est principalement sinon exclusivement en cause. Chez les hommes, par contre, un acte conscient intervient dès les premières mani­festations de la vie à deux ou à plusieurs — appelons cela provisoirement l'interdépendance : le couple, puis la famille, plus tard la tribu, le clan, le village, la peuplade, le peuple — et aujourd'hui l'espèce humaine tout entière — prennent conscience du fait que sans un minimum de comportement combiné, la vie de tous et de chacun est menacée dans son fonctionnement et son déroulement.

Nous sommes encore dans le domaine de la sociologie.

L'aspect change à partir du moment où des règles de comportement sont instituées. Dans la Bible, nous rencontrons sans tarder le commandement : « Aime ton prochain ! aime-le comme toi-même ! aime-le parce qu'il est l'enfant d'une même paternité ou maternité divines ! » Or, simultanément naît la notion d'ennemi — la notion décrivant celui qui n'est pas comme toi, qui n'a pas de liens familiaux avec toi, qui appartient à une autre collectivité locale, tribale, sociopolitique, raciale — l'ennemi parce qu'il entend vivre à tes dépens, et qu'à tout prendre il est préférable de l'asservir que de lui obéir. Dernière étape : la notion de l' « Autre », celui qui se distingue de toi à n'importe quel titre, et avec lequel tu peux établir des rapports bons ou mauvais, selon ton choix... ou le sien.

Nous n'avons pas encore quitté le plan général.

Mais nous nous en rapprochons. Constatant que l'homme se trouve continuellement placé devant un choix quant aux rapports qu'il se propose d'entretenir avec ses semblables, mais qu'en même temps, ce choix sera différent selon les êtres humains auxquels il aura à faire face — constatant en outre que le meilleur choix sera celui qui minimisera les périls et maxi­misera les chances — et constatant enfin que le résultat optimal sera obtenable lorsqu'une certaine équité se sera établie entre les hommes de toutes descriptions, le Franc-Maçon proclame, en un raccourci simplificateur, cette règle de conduite : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu'il te fît à toi-même !

N'est-ce point une simplification quelque peu arbitraire ?

Nous avons le souci de couvrir toutes les motivations concevables, de parer à tous les périls qui peuvent se présenter et de nous ouvrir à toutes les chances d'un résultat heureux. Mais cela ne nous dispense aucunement de la nécessité d'examiner avec le plus grand soin les conditions d'applica­tion de notre règle. Nous nous évertuons donc à en faire un apprentissage sérieux.

Faites-vous allusion à la solidarité entre Francs-Maçons ?

Non — si vous entendez par là une limitation quelconque au profit des membres de notre Ordre ; oui — si nous procédons du simple au complexe, du microcosme représenté par la Loge jusqu'au macrocosme représenté par l'humanité tout entière.

Je ne vous comprends pas encore très bien...

Voyez-vous, nous avons prévu, dans la structure de nos Ateliers, une fonction de la première importance sans laquelle notre Ordre serait impen­sable ; cette fonction est exercée par l'un des nôtres qui prend le titre d' « hospitalier A. Son devoir consiste à dépister tout ce qui peut être une source de malheur pour un Frère (à commencer par ceux de la Loge), à chercher les moyens d'y porter remède, à mobiliser les forces nécessaires à cet effet, à en contrôler l'entrée en jeu et le déploiement. Il agit en étroite communion avec le président de la Loge et, si le besoin s'en fait sentir, avec d'autres Frères. Il alerte, le cas échéant, l'Orphelinat Maçonnique ou l'Entraide Fraternelle.

Y a-t-il des limites à cette action ?

Naturellement. Mais contrairement à ce que croient nos détracteurs, notre action ne s'arrête pas aux frontières de la Franc-Maçonnerie. Elle prend seule­ment des formes différentes. Ainsi, lorsqu'un malheur dépasse, en proportion et en étendue, ce à quoi une Loge peut porter remède de par ses propres forces, c'est la Grande Loge, autrement dit la fédération de toutes les Loges de l'Obédience, qui intervient. La Grande Loge compte parmi ses officiers un Grand Hospitalier lequel, à l'échelle de la collectivité, se charge des actes de solidarité requis.

Même au profit de non-Maçons ?

Souvent au profit de non-Maçons ! Quand quelque part dans le monde, Il se produit une catastrophe naturelle ou que, pour toute autre raison, une aide matérielle ou morale devient nécessaire, il appartient essentiellement au Grand Hospitalier, au nom de la Grande Loge tout entière, de s'en charger. Nous évitons par là l'éparpillement des efforts, les retards dans l'exécution de nos décisions et la revendication de mérites personnels déplacés.

Je suis tout disposé à vous croire, Monsieur — à une condition, cepen­dant : que vous me disiez comment la Franc-Maçonnerie s'y prend pour remé­dier aux maux qui, de nos jours, causent de si graves souffrances aux hommes de moindre développement, aux peuples éloignés, aux systèmes réfractaires à la pénétration occidentale. Vos méthodes ne deviennent-elles pas vite inap­plicables, soit devant la gravité, soit devant l'importance des problèmes à résoudre?

Je serais tenté d'affirmer le contraire. Nous n'avons pas attendu les confé­rences internationales qui ont été organisées, au cours des dernières années, pour traiter des problèmes de la faim dans le monde, du surpeuplement, de l'énergie, de l'environnement et de bien d'autres. Nous avons sensibilisé nos Frères pour que chacun, ayant pris conscience de l'enjeu humanitaire, cherche les moyens à sa disposition pour y faire face. Il est vrai que notre Obé­dience n'a guère adressé de rapports hautement techniques aux instances compétentes pour recommander des solutions que nous aurions inventées nous-mêmes. Notre sphère d'action se situe dans un cadre plus large : mais elle commence seulement à se dessiner avec netteté — d'où le retard que l'on peut constater, voire déplorer.

Comment la voyez-vous, cette sphère d'action spécifique?

Dans le motif qui vous a inspiré, vous, Monsieur, quand vous êtes venu me voir aujourd'hui : dans la nécessité de voir clair et de voir juste. Je ne prétends pas que nous soyons déjà arrivés à des résultats spectaculaires et mirifiques : nous croyons seulement nous être engagés dans la voie qui correspond le mieux à nos principes... en même temps qu'à vos préoccupa­tions.

C'est-à-dire ?

Nous avons constaté que le terme même de « solidarité « ne réussit pas à entraîner une action assez puissante ni à inspirer les responsables dans ce qu'ils doivent entreprendre. A qui la faute ? Ou encore, à quoi attribuer cette carence ? Que vous preniez les exhortations pontificales ou les recomman• dations du secrétaire général des Nations Unies, les programmes politiques des gouvernements de toutes tendances, ou encore les oeuvres généreuses des auteurs jouissant de l'audience la plus large, — et je n'oublie pas les déclarations faites maintes et maintes fois par les Francs-Maçons eux-mêmes — il se produit toujours ceci : on demande aux hommes, à tous les échelons civiques et à tous les niveaux philosophiques, de faire quelque chose qui n'est pas inscrit dans leur nature profonde. Vous n'avez pas besoin de dire : « Mange à ta faim ! » Chacun le fera dans la mesure de ses possibilités. Mais vous dites : « Au lieu de manger à ta faim, partage avec celui qui n'a pas de quoi se nourrir ! » ou encore « Au lieu de gaspiller ou de laisser chômer tes moyens, donne-les à celui qui n'en dispose pas ! » Et on ne vous écoute pas ! Inutile de dire : « Aime tes proches ! » Tu te sacrifies volontiers pour ta famille. Mais suggérer : « Aime ton prochain ! » ne rencontre qu'un écho faible et insuffisant. Pourquoi, mon ami ? Pourquoi ?

Vous me prenez au dépourvu...

Eh bien, parce que vous ne savez pas — vous ne savez pas, ou vous ne voulez pas savoir, que les hommes se conditionnent les uns les autres ; vous oubliez en quoi chacun dépend des autres et vous ne vous rendez pas compte, de ce fait, que les autres dépendent de vous ! Vous préconisez la liberté, soit ! mais vous oubliez les liens, les rapports obligatoires ! Vous vous compor­tez comme des enfants pour qui la vie est faite de jeux et de contraintes d'apprentissage, sans prendre conscience de ce que cela impose à leurs parents et leurs éducateurs !

Et vous en concluez ?...

Quand une branche tombe de l'arbre ou qu'une automobile renverse un piéton, vous avez recours aux lois de la physique pour vous l'expliquer — vous allez même mettre en garde vos enfants contre les périls matériels qui les menacent. Quand un homme meurt de faim ou qu'un autre est privé de toute affection, vous incriminez... quoi exactement ? les lois de la société ! Mais cette société, c'est vous-même, c'est Toi et Lui et Elle et Moi qui agissent à tort ou pèchent par omission... ou qui ignorent comment se comporter en tant que membres de la société ! A mesure que notre vie devient plus complexe, notre interdépendance s'accroît, et nous ressentons avec de plus en plus d'acuité les carences humaines qui causent les souffrances des autres êtres humains I Cela durera-t-il éternellement, ou peut-il y avoir un changement ? Dites-le moi I

Vous ne m'avez pas encore convaincu !

Vous devez vous en convaincre vous-même. Croyez-vous qu'il existerait une Franc-Maçonnerie si elle n'avait pas reconnu les lois de l'interdépen­dance des hommes ? Croyez-vous que nous préconiserions et pratiquerions la Fraternité si elle ne nous paraissait pas comme une nécessité ? Croyez- vous que la notion même de solidarité subsisterait parmi nous si nous n'étions pas convaincus de ses vertus, au sens le plus élevé du terme ?

* * *

Est-ce à dire que vous donnez une forme et un contenu nouveaux à des nécessités humaines que la plupart des hommes ne reconnaissent pas comme telles ?

Soyons modestes : disons que nous allons dans cette direction, mais qu'il nous reste encore beaucoup de chemin à faire. Je ne tiens absolument pas à ce que la Franc-Maçonnerie se pare de vertus qu'elle n'a pas assez nettement définies et suffisamment approfondies jusqu'ici. Aucun miracle ne se produira, vraisemblablement. La seule promesse réside dans l'effort.

J'en reviens donc à ma question initiale : la Franc-Maçonnerie croit-elle pouvoir agir efficacement dans le sens de la solidarité entre les hommes et les peuples, les races et les classes ?

Vous la jugerez selon les hommes qui la composent et selon l'accom­plissement de l’œuvre à laquelle ils se sont voués.

SEPTEMBRE 1975

Publié dans le PVI N° 20 - 4éme trimestre 1975   Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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