GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1974 |
Une morale pour notre temps Question : Docteur
PIERRE-SIMON, le Convent annuel de la Grande Loge de France vient de vous
réélire Grand Maître de cette obédience maçonnique. Les travaux, qui se sont
achevés le 15 septembre dernier, ont certainement été l'occasion de dresser le
bilan de l'année maçonnique écoulée et d'évoquer les perspectives d'avenir. Au lendemain de
votre élection, pourriez-vous situer la Grande Loge de France dans le contexte
de notre temps ? Réponse : Les
thèmes qui ont été abordés au cours du Convent sont symptomatiques de
l'évolution de la Grande Loge de France, au plan sociodémographique d'une
part, au plan de sa composition par âge d'autre part. Nous sommes en
effet frappés de la transformation socio-démographique de notre obédience qui
voit venir à elle de plus en plus de cadres, de chercheurs, d'hommes soucieux
de prendre leurs responsabilités dans la marche de leur temps. D'autre part, l'âge
va s'abaissant puisque l'âge moyen des Francs-Maçons était jadis de 45 ans et
plus, et que nous pouvons dire aujourd'hui que leur âge moyen, compte tenu du
fait qu'on reste Franc-Maçon toute sa vie, est à peu près de 42 à 43 ans. Ceux
qui frapppent à notre porte sont âgés en moyenne de 31 ou 32 ans. Question : La
réflexion maçonnique n'a de sens que si elle débouche sur l'action. Or, vous
avez développé dans un article récent du quotidien Le Monde », sous le
titre « Une morale pour notre temos », des propositions relatives à une Morale
contemporaine et universelle, insistant plus particulièrement sur la
responsabilité de l'Europe, donc sur ses devoirs. Par ailleurs, vous vous
défendez de détenir, à l'intérieur des Loges, une idéologie contraignante. Il en ressort une
certaine ambiguïté que vous pourriez peut-être aujourd'hui lever... Réponse : Je pense
qu'il n'existe aucune ambiguïté. D'un côté est la Morale, de l'autre
l'idéologie. La première, la
Morale, est la représentation d'un système de valeurs, nous y reviendrons,
tandis que l'idéologie en est la forme figée, qui devient doctrine. Or, si je puis
m'exprimer ainsi, la seule doctrine de la Franc-Maçonnerie c'est de ne point en
avoir, alors qu'en revanche elle propose des morales, je dis bien DES morales,
en ce sens que pour nous la Morale est un fait évolutif. C'est cela la
Franc-Maçonnerie. Question : Mais
pourquoi la Franc-Maçonnerie serait-elle mieux placée que d'autres
organisations pour mener cette recherche à bien ? Réponse : Du moins
est-elle particulièrement bien placée, plutôt que la mieux placée, pour
chercher des remèdes aux maux de la société, maux que vous connaissez, auxquels
le public est aujourd'hui sensibilisé : le problème de l'énergie qui nous
frappe au premier chef, les problèmes de la jeunesse, la morosité,
l'agressivité, la violence, l'avortement et l'euthanasie, la condition
féminine, la décolonisation et plus généralement le rapport avec le Tiers-Monde
au plan politique, culturel et économique, la pollution et l'environnement,
bref, toutes ces questions auxquelles les Loges maçonniques ont été confrontées
depuis fort longtemps. Or, que font les
autres ? Eh bien ! Ils
traitent les maux au coup par coup, ils leur administrent une thérapeutique
ponctuelle en quelque sorte. C'est cette
attitude, spécialisée, technicienne, disséquante, analytique et morcelante qui
a conduit à cette erreur fréquente qui consiste à penser qu'apparemment tous
ces caractères sont hétéroclites. Comment peut-on
réparer cet échec ? Il faut posséder
une espèce de savoir synthétique. Ce savoir synthétique, nous le trouverons
dans une appréhension de l'univers dans sa globalité. Question : Mais
dans une société dépersonnalisée comme la nôtre, c'est une tâche
particulièrement ardue... Comment un individu pourrait-il englober tout
l'univers ? Réponse : ...Par le
rapport avec les autres. C'est ce que j'ai pu appeler par ailleurs l'ALTERITE
ACTIVE. L'altérité active,
c'est le rapport avec les autres, compte tenu que l'autre c'est la Nature, les
Hommes et Moi, et que Moi et les Hommes nous ne pouvons pas nous situer en
dehors de la Nature, ce qui entraîne la reconnaissance d'une certaine
interdépendance qui requiert elle-même, au plan de la pratique, que l'on
travaille à son harmonie, c'est ce que nous appelons l'INITIATION. Question •
Autrement dit, la Franc-Maçonnerie permet une examen synthétique des accidents
de notre Société. Pourriez-vous alors nous éclairer sur votre méthode ? Réponse : La
méthode de la Franc-Maçonnerie sera de pouvoir justement permettre à chaque
homme de reconstituer ce que d'aucuns ont appelé son • village intérieur ».
Vous savez que ce qui disperse aujourd'hui les hommes dans la société, c'est
l'absence de toute racine. Or, une société
n'est adulte que lorsque cessent les propositions aux hommes d'une vision
messianique ou d'une idéologie particulière et exclusive. En ce sens, la Franc-Maçonnerie
a été psychanalyste avant la lettre puisque, depuis 250 années déjà, c'est par
une • descente dans le fonds archaïque de la personne » (Pauwels) que
l'initiation met à nu l'unité primordiale de la nature humaine, et cette
perception de l'autonomie de l'être profond est la première étape du chemin
initiatique. Ce parcours est
notre méthode maçonnique par excellence • l'on descend au fond de soi-même,
puis, ainsi que le veut également la méthode psychanalytique, l'on reconstruit
son individu. Et ceci à l'aide de systèmes symboliques. Question :
Pourriez-vous dès lors nous donner un exemple concret de symbolisme ? Réponse :
J'aimerais vous expliquer, c'est un de nos symboles les plus beaux, comment le
Franc-Maçon passe de l'Equerre au Compas. Mais je préfère m'attacher ici à
notre symbole majeur : le Grand Architecte de l'Univers. C'est lui qui est la
véritable clef de voûte de la Franc-Maçonnerie universelle, en quelque sorte
la pierre d'achoppement de notre système philosophique. Car il est en même
temps un concept scientifiquement sous-tendu. Aucun des systèmes
philosophiques traditionnels n'a su produire dans un même temps sa grandeur et
son actualisation. Or, de tous les concepts philosophiques, celui de Grand
Architecte de l'Univers est le seul qui ait une valeur telle qu'il puisse
fournir une explication philosophique satisfaisante, aux croyants comme aux
incroyants. On peut, grâce au
Grand Architecte de l'Univers — savez-vous que le terme est de Newton ? — tenir
un discours scientifique sur le Dieu de la Métaphysique et cela est
fondamental. Vous devez
absolument remarquer que, dès lors, il est aussi Raison et Liberté Reportons-nous au
texte de Lamarck, qui utilise la terminologie très voisine de • Grand Ouvrier
de la Nature » dans lequel il démontre que le Grand Architecte est le TEMPS. Il est le Temps,
parce que le minéral et le vivant ont façonné leur physionomie, par
condensation ou sédimentation, peu à peu, au cours des âges, par touches
successives. Par ailleurs, nul
n'ignore que Darwin a montré comment les formes nouvelles ne se doivent qu'aux
micro-adaptations qui furent appelées par la suite : mutations. En quelque sorte,
toutes les architectures nouvelles sont le fruit du Temps : c'est lui qui a
combiné les structures élémentaires, consolidé les rencontres du hasard et de
la nécessité. L'équation TEMPS =
GRAND ARCHITECTE DE L'UNIVERS est donc, je crois, la mesure la plus conforme,
la plus adaptée à la science, de nos jours. Si vous voulez, un peu comme le •
bleu » de l'architecte, qui lui permettra de dérouler un plan prévisible des
choses. De façon plus
schématique, je dirai que, par l'invocation au Grand Architecte de l'Univers,
la Grande Loge de France s'intègre dans les notions d'avant-garde de la
Science. Elle met au premier plan l'organisation structurelle : à la matière
s'est substituée la forme, et de fait elle est Ordre et Progrès et joue un rôle
régulateur, unifiant les diverses conceptions philosophiques du monde. Question : En
formulant l'équation : Grand Architecte de l'Univers = Temps, vous vous référez
à la tradition. Aussi ma question sera-t-elle la suivante : comment passez-vous
de la tradition au progrès, ou encore que nous propose la Franc-Maçonnerie pour
l'avenir ? Nous en revenons ainsi à cette Morale universelle que vous tentez
d'élaborer... Réponse : Mais vous
savez, la tradition consiste seulement à poser le principe d'équilibre ou
encore le principe du rapport à la nature. Et il se trouve que notre Occident a
perdu ce sens synthétique parce qu'on a substitué au rapport à la nature les
sciences particulières comme l'ethnologie ou la sociologie, et finalement
notre siècle s'est perdu dans une course effrénée pour la maîtrise de la
matière, ce qui est peu à peu même devenu sa caractéristique universelle. Les autres systèmes
de pensée étaient méconnus ou rejetés et notre réveil fut cruel. Les guerres
coloniales, les crises économiques, autant de coups durs aujourd'hui pour notre
monde. Or, si vous voulez
bien vous attacher à l'examen des sociétés traditionnelles, vous constaterez
qu'en permanence elles ont cherché à édifier un équilibre philosophique et
social qui fut lé reflet de l'équilibre cosmique où à l'individu se substitue
l'homme, qui est tout à la fois la fin et l'explication du monde. Ceux qui
n'appartenaient pas au monde occidental ont cultivé leur insertion dans le
sacré, le dialogue entre l'homme et la divinité, tandis que nous, nous
séparions individu et nature, là où il fallait au contraire enseigner qu'UNE
CIVILISATION DE LA MACHINE DOIT SE DOUBLER D'UNE CIVILISATION DE LAME. Vous connaissez
peut-être cette merveilleuse histoire que raconte LEVISTRAUSS : au cours d'une
exploration, après 8 jours de marche déjà, les porteurs du matériel
d'exploration, des Indiens, refusent soudain de faire le moindre pas de plus.
Ils s'assoient et attendent. Quoi donc ? Ils confieront à LEVI-STRAUSS qu'ils
« attendent que leur âme les rejoigne » ! Dans cette simple réponse réside
toute l'explication que je voudrais vous transmettre aujourd'hui : l'initiation
dans la tradition nous permet d'accéder au progrès sans que nous y perdions
notre âme quelque part sur la route. Ainsi l'homme n'est-il pas écartelé, mais
aussi le monde n'est-il pas clivé en deux camps. Et ainsi, celui qui
sait transformer la matière — mais qui ne la possède plus — pourra ainsi
dialoguer avec celui qui la détient — mais où les fondements sociaux sont
totalement différents. Ainsi se rejoignent le monde développé et le monde à la
poursuite de son développement. La nourriture ne
sera plus traitée comme une marchandise ordinaire, la surpopulation sera
jugulée — référez-vous à la récente Conférence de Bucarest et ses
recommandations — selon des solutions convenant à chaque société, la relation
Homme-Machine ne conduira plus au féodalisme électronique et notre vieille
Europe retrouvant enfin ses fondements traditionnels et humanistes s'étonnera
d'avoir pu si longtemps penser que le travail, engendrant la fatigue, ait pu
être considéré comme source unique de tous les revenus alors que le loisir,
restaurant la santé implique la dépense... Question : Vous
proposez donc de nouveaux rapports entre les hommes... Mais quelle sera la
nature de ces rapports ? Réponse : Ce qui
est fondamental voyez-vous, c'est que nous soyons tous disposés à rechercher
cette morale universelle dont j'ai élaboré récemment quelques bases, vous
l'avez rappelé tout à l'heure... Or, si cette
recherche est limitée à un groupe : une classe sociale particulière, une
caste, une religion ou une race, la morale apparaît très rapi‑ dement comme
historiquement archaïque, chacun souhaitant et considérant avant tout la
primauté évidente de sa propre construction. C'est d'ailleurs
dans cette optique étroite que s'est manifesté l'Occident par rapport au «
non-Occident •, pendant plusieurs siècles. Nous en avons vu le lamentable
résultat : l'intolérance, le temps du mépris, le totalitarisme culturel,
constatez par exemple l'échec des missionnaires. Dans les cas les plus graves,
hélas beaucoup trop fréquents, on aboutit à l'ethnocide. Par conséquent, le
seul fait de rechercher une Morale universelle représente déjà un progrès
considérable. Or, il n'existe
point de société dont le propos ne serait pas de s'employer à consolider ses
propres stabilisateurs — et non pas régulateurs — afin de faire contrepoids au
changement : les institutions, les religions mais aussi, nous le savons
maintenant, le langage... Cette tendance, je
l'appelle la Morale verticale, parce qu'elle est inspirée d'en haut, révélée
par des êtres supérieurs, mi-hommes et mi-dieux, élites géniales, mais pourtant
tellement liée à une spécificité historique et sociale qu'aucune valeur
universelle ne peut lui être reconnue. En définitive,
tournons-nous donc vers une morale de relations ce que j'appelle une morale
horizontale, et là nous répondrons enfin à la quête qui nous préoccupe : c'est
le principe de l'altérité active que j'évoquai tout à l'heure, c'est-à-dire la
reconnaissance de l'Autre, l'Autre étant à la fois individuel et collectif, et
reconnaissance de son intégrité physique, culturelle et sociale. Il s'agit, en
quelque sorte, d'une Morale du DROIT A LA DIFFERENCE ET DE SON RESPECT, une
MORALE DE LA SOLIDARITE. Elle ne saurait résoudre à elle seule toutes les
contradictions sociales et économiques, mais là où on la rejette, apparaissent
des morales régionales et particulières dont les aboutissants nous choquent. Pour éclairer mon
propos, je puis vous citer deux exemples qui vous auront certainement déjà
frappé : C'est au nom d'une
morale régionale que l'on condamne, en Allemagne, Beate Klarsfeld, or, cette
condamnation et cette morale régionale bafouent la Morale Universelle ; En revanche, c'est
la Morale universelle qui l'emporte dans l'affaire du Watergate... Question :
Pensez-vous dès lors que des événements comme ceux-ci soient propices à une
modification du comportement de nos contemporains entre eux et puissent
permettre l'éclosion et le développement de la nouvelle Morale universelle ? Réponse : C'est
précisément ce à quoi la Franc-Maçonnerie, et plus particulièrement la Grande
Loge de France, s'emploient. De très fréquents
contacts s'établissent entre les Grands Maîtres des diverses obédiences
maçonniques du monde et le Grand Maître de la Grande Loge de France et ces
contacts sont particulièrement fructueux au niveau européen. Et, pour les
Européens traditionalistes et humanistes, le devoir s'impose actuellement de
proposer les fondements de cette Morale universelle par le canal de ses
responsables, les Parlementaires par exemple, mais aussi tous ceux qui peuvent
contribuer à l'évolution des mœurs. Ainsi,, la
reconnaissance du droit à la différence, la reconnaissance de l'Autre dans son
entité, nous paraît être la première pierre de la construction européenne. A
dire vrai, ce qui a fait le plus défaut à l'Europe jusqu'ici, c'est son
absence d'âme, ce que j'ai tenté d'illustrer tout à l'heure. Certes, vous
m'objecterez que déjà des tentatives ont eu lieu : ainsi l'Europe
démocrate-chrétienne d'Adenauer et de Gasperi par exemple. Mais comment voudriez-vous
que n'avortent point des fruits conçus à rebours du courant évolutionnaire :
c'est là tout bonnement une simple loi de la génétique... L'année 1974 fut
catastrophique pour l'Europe. Demain, 1975, l'Europe se cherchera encore. Alors
face à ces errants disponibles que nous sommes, que faire ? Par la tradition,
condition du progrès, donnons donc une éthique à notre vieux monde, en
conformité avec sa tradition humaniste et l'Europe, pour parodier un mot
célèbre, » se fera d'elle-même. |
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