GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 3T/1974

Biologie et Devenir de l’Homme

P015-4-1

Du 18 au 24 septembre 1974, s'est tenu à Paris, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, un congrès international, sur le thème « Biologie et devenir de l'homme ».

Il est remarquable que ce congrès fut l'affaire des seuls biologistes. Et que, seul, parmi eux, un délégué africain rappela l'ampleur du problème, son vrai sens, et qu'on se leurre en le posant, ainsi qu'on faisait, ailleurs que sur le plan philosophique. Aussi bien, ajouta-t-il, il existe dans d'autres cultures que les cul­tures occidentales, des conceptions du monde et des morales corol­laires où se trouvent résolues, en théorie et en pratique, ces questions que les progrès de la biologie lancent à la société scien­tifique et, au premier chef (dit-on), à la société des savants.

A l'issue du congrès, le recteur Robert Mallet, qui l'avait organisé, publia l'idée, conçue pendant les journées précédentes, d'un Mouvement universel de la responsabilité scientifique. A l'unanimité, l'on entérina. D'enthousiasme. Sans réserves.

Au vrai, une réserve se manifesta, mais elle vint du président de la République, dont le discours de clôture fut admiré, et il le méritait.

« Le progrès, observa M. Valéry Giscard d'Estaing, viendra plutôt d'une concertation des hommes de science avec les autres hommes et notamment avec les hommes politiques, que d'une réflexion en chambre des savant entre eux.

Si tel est bien l'esprit dans lequel vous cherchez à regrouper les bonnes volontés à travers le monde, soyez sûrs, monsieur le recteur, messieurs les délégués, que la France appuiera votre ini­tiative dans toute la mesure de ses moyens. »

Le professeur Pierre Debray-Rietzen a traduit, dans un compte rendu, l'embarras, l'agacement, de nombreux membres du congrès, dont il était, devant cette menace sur leur ghetto.

« Il faudrait, écrit-il notamment, aux savants plus d'indépen­dance [...] »

La science serait-elle la sagesse ? Sûrement pas. Et, en défi­nitive, on ne voit pas pourquoi le savant s'arrogerait un ascendant moral sur le destin des hommes. Mais il sait davantage. Claude Bernard avouait : « Je ne m'occuperai que des causes secondes » — celles-là qui relèvent de la méthode expérimentale et dont la connaissance permet chaque jour de guider nos pas. Quant aux causes premières (si peu nombreuses (sic) : d'où venons-nous ? où allons-nous, quelle est notre liberté, notre devoir ? etc.), il est bien vrai que la science ne peut les éclairer. Ni plus ni moins sans doute que la marche turbulente des Etats..., que les philo­sophies millénaires...

Mais, encore une fois, c'est le privilège de la science, sous le joug de sa propre objectivité, que de pouvoir s'en persuader. » (1). On dirait d'un catoblépas scientiste.

La crainte d'une main-mise, au moins d'un contrôle, du pouvoir civil serait légitime. Rien ne nous autorise à la tenir ici et maintenant pour fondée.

Aussi bien, la collaboration des hommes politiques n'aura de rôle positif que si elle aide le ghetto à communiquer vraiment, c'est-à-dire l'ouvre ; non pas si elle en augmente la population.
Des hommes politiques avec des savants, out. Mais entre autres, non pas entre eux. Le danger n'est que trop évident ; l'absurdité même, puisqu'on tournerait en rond quant à la forme à changer si l'on tournait en rond, faute de tangentes, sur le fond. La vigilance à cet égard ne doit pas faire alibi. Le nœud du problème est ailleurs : il n'y a pas des sciences, ni des savants que d'une sorte.
De fait, le congrès attaché à l'idée scientiste et technicienne que la connaissance se réduit à un savoir abstrait et objectif, détenu par des oracles en forme d'experts, s'était condamné lui-
même à ne pas entendre des voix qui ébranleraient les murs de leur refuge. Car elles auraient dit les paroles dont ils avaient d'avance nié qu'elles fussent pertinentes, voire qu'elles eussent un sens, parce qu'eux-mêmes n'étaient pas capables de les prononcer, eux les gardiens du langage sensé.

A propos de la méthode et du thème de ce congrès « Biologie et devenir de l'homme », il incombe à la franc-maçonnerie de décla­rer sa philosophie.

Le propre du philosophe, selon Aristote (et tous les vrais philosophes), est de pouvoir méditer sur toutes choses (2) « Philo­sophe », au sens le plus large, le plus ancien, le plus classique, et non pas au sens professionnel ; philosophe est — normativement — un autre nom pour franc-maçon. Philosophie, science normative elle-même ; franc-maçonnerie, art moral. Le franc-maçon professe la philosophie pérenne (3), que ses textes constitutifs nomment « la vieille religion catholique », c'est-à-dire universelle.

 I

DE LA METHODE MAÇONNIQUE

1. Les problèmes qui pressent et oppressent la société occi­dentale — bientôt le monde entier — paraissent nombreux et divers. Citons pêle-mêle, dans le vocabulaire des journaux, qui sont témoins fidèles soit au premier soit au second degré :

« énergie » (au sens des physiciens : capacité de travail) et

« matières premières » — « jeunesse » « morosité » — contracep­tion, avortement, euthanasie — « condition féminine » — coloni­sation et décolonisation, c'est-à-dire rapport au « tiers-monde » sur les plans tant économique et culturel que politique — civilisa­tion urbaine (à réinventer) et civilisation rurale (sur le point d'en arriver là aussi) — « drogue » —, etc.

2. La règle tacite est de traiter ces problèmes, et même chaque donnée de ces problèmes, coup par coup.

Ce traitement ponctuel échoue dans tous les cas.

Or, l'échec de fait vérifie l'erreur de droit qui, de la multipli­cité et de la diversité des problèmes, conclut à leur caractère hétéroclite.

L'attitude analytique, comme l'analyse même, se révèle, dans sa tyrannie, artificialisante, morcelante. Elle révèle les traits propres au savoir scientiste et technicien, soi-disant rationaliste, c'est-à-dire d'un empirisme matérialiste.

Comment réparer cet échec et combler cette lacune d'un savoir synthétique, qui ne saurait être que sagesse ?

3. Il s'agit toujours des rapports avec les autres, du rapport à l'Autre ; l'Autre étant la nature, les hommes, moi-même et mon principe. (Les hommes et moi ne sommes pas en dehors de la nature ; nous sommes le lieu de notre principe non moins qu'il est notre lieu commun.)

L'erreur de Bachelard : refuser à Martin Buber (4) que soit universelle la relation Je-Tu ; vouloir que la nature, indûment isolée, souffre le statut d'un cela. D'où notre propre isolement et notre propre souffrance.

Au plan de la théorie : le rapport à l'Autre est virtuellement d'harmonie, à cause de l'unité fondamentale.

Au plan de la pratique : travailler à reconnaître cette harmonie et à la réaliser.

4. L'initiation, telles sont cette théorie et cette pratique.

L'initiation a existé et existe dans toutes les sociétés humai­nes, sauf la société occidentale moderne, qui tue les autres. Par cette raison même qu'elle ne sympathise pas avec elles dans l'initiation.

La société occidentale moderne, en face de l'initiation, affiche l'ignorance. Elle en conserve des formes dégradées, la nostalgie ; elle l'érige en objet d'un savoir analytique qui trahit cette nostalgie.

Car la destruction du cosmos et la géométrisation de l'espace, d'où ce savoir est né aux XVI° et XVII° siècles, en Europe, corres­pondent ensemble, contre Platon et contre Hermès, à une anti­géométrie.

La pensée scientifique moderne, en bref la pensée dite scien­tifique ou la pensée moderne, se caractérise par le rejet « de toutes considérations basées sur les notions de valeur, de perfection, d'harmonie, de sens ou de fin, et finalement, la dévalorisation complète de l'Etre, le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits. » (5).

La franc-maçonnerie a pour rôle de maintenir la présence d'une initiation. De maintenir une présence. Le lieu d'une présence, c'est la définition du temple.

5. La franc-maçonnerie est une école. C'est une méthode, au sens étymologique, une voie. On y apprend l'harmonie, on y oeuvre afin qu elle soit au bout, comme au long, du chemin indi­viduel et collectif. Afin que ces distinctions-là aussi se résolvent dans l'harmonie d'une relation vivante.

Or une voie se détermine par ses bornes, tout au long, jus­qu'au bout, pour chacun et pour tous.

En deçà de ces bornes, on est sur la voie, la marche est orientée, le but accessible. Au-delà de ces bornes, on est hors la voie, hors la loi universelle d'harmonie, hors, au cas présent, la loi de la société maçonnique.

6. Les bornes (en anglais landmarks) de la voie, les points de la méthode, les termes qui définissent la franc-maçonnerie, compo­sent un système symbolique. Ils ne constituent pas une philosophie, au sens professionnel, technique, qu'un ensemble organisé de concepts exprimerait intégralement.

Du système symbolique essentiel à la franc-maçonnerie, voici les éléments majeurs :
   d'abord, le privilège même du langage symbolique ;
   le Grand Architecte de l'Univers et le Volume de la loi sacrée, avec leurs conséquences « de Dieu et de la religion » (selon le titre de l'article premier des Constitutions dites d'Anderson) ;
   le recrutement exclusivement masculin. (La franc-maçonne­rie tient la femme pour initiable, mais, se refusant à verser dans l'anti-féminisme qui contredirait cette première reconnaissance, elle la reconnaît aussi comme femme. Il s'ensuit qu'est spécifi­que la voie initiatique de la femme, et la nécessité que cette voie et la voie initiatique de l'homme, distinctes dans les formes, convergent au-delà des formes.)

7. La tradition maçonnique que voilà, est unique.

Unique en droit : la charte de la franc-maçonnerie universelle dispose que les statuts et règlements de la franc-maçonnerie pourront être modifiés légalement « sous réserve que les anciennes bornes (landmarks) soient conservées avec soin. » (Règlements généraux de Payne, conjoints aux Constitutions dites d'Anderson, 1723).

Unique en fait : diachroniquement, l'idée d'une autre tradition maçonnique, c'est-à-dire d'une répudiation de la tradition maçon­nique qui est unique par définition, ne se répand qu'à partir de l'Empire libéral, vers 1860, et encore n'est-ce qu'en France et en Belgique, avec quelques poussées en direction des pays latins. Synchroniquement, il y a aujourd'hui environ six millions de francs- maçons sur la surface du globe. Parmi eux, cinq millions neuf cent cinquante et quelque mille savent qu'il n'existe qu'une seule tradition maçonnique et la respectent.

8. En suivant la voie maçonnique, c'est-à-dire en respectant la tradition maçonnique, l'initiation est à portée du cœur. L'initia­tion permet connaissance vive, active, synthétique ; elle réhabi­lite le symbolisme, l'imagination, le féminin ; ces valeurs, ces fonctions, généralement dépréciées, et bafouées dans la culture ambiante, y retrouvent leurs places.

Ainsi, nos problèmes de décivilisation trouvent, outre leur multiplicité et leur diversité, leur sens véritable, dans la découverte de leur unité radicale.

Par exemple, le problème dit de l' « énergie » met en cause le rapport à la nature et, plus généralement sous un aspect, de la matière à l'esprit. L'initiation dit que c'est un faux problème, que ce n'est pas un problème, ni un mystère. Mais une réalité mécon­nue, une expérience refusée. Et c'est cette fausseté qu'il faut d'abord saisir.

Parler du problème de la pollution revient à capter ( la mode préférerait « récupérer ») le problème de l'environnement, lequel n'est qu'une captation, ou une récupération, du problème capital de la place de l'homme dans le cosmos, de son caractère et de son rôle cosmiques. Et ceux-ci, au vrai, ne font pas problème, ni mystère : ils sont réalité méconnue, expérience refusée. Le reste à l'avenant.

9. « Des gens qui se sont volontairement chargés de combattre les maux inévitables de l'Etat » : tels sont, d'après Lessing (6), les francs-maçons.

Les autres maux de l'Etat, aux autres que les maçons de s'en occuper.

Car l'affaire — à conclure pour rappeler la réalité et instau­rer l'expérience du Je-Tu — est un problème de mentalité, et non pas d'institutions. C'est affaire d'anthropologie et de cosmo­logie — de biologie — différentes, affaire de philosophie.

La mentalité à acquérir est une mentalité qu'on peut dire, pour continuer d'user des mots de la tribu, quitte à leur donner un sens plus pur, une mentalité écologique. On la dirait aussi bien, ou mieux, cosmologique, solidariste, fraternelle ; harmonique ou biologique.

La morale analogue à cette mentalité et la conception qu'elle implique des rapports qui unissent Dieu, l'homme et l'univers, sa philosophie est la religion où tous les hommes s'accordent, la seule religion que la franc-maçonnerie impose à ses membres, selon les constitutions primordiales.

10. Le principe d'unité et de complémentarité, d'analogie universelle, où s'analyse exhaustivement la philosophie que la symbolique maçonnique suggère, système symbolique, ce prin­cipe s'applique en premier lieu à l'initiation et à la tradition maçon­nique elles-mêmes.

La tradition maçonnique, elle non plus que le tout dont elle fait partie, n'est démontable. L'accepter, la suivre est la condition de l'initiation ; la condition pour appréhender la cohérence des problèmes actuels et leur nature, et pour réaliser l'unité de la compréhension et de l'action qui les exorcisent.

C'est pourquoi la franc-maçonnerie n'est pas et ne peut pas davantage qu'un parti politique, devenir un institut scientifique. La science moderne, sa méthode sont d'un autre ordre ; elle est société sui generis, société d'initiation.

Or donc, à l'initiation de récupérer la science profane. C'est bien son tour.

C'est aussi son devoir, et, puisque le franc-maçon, comme philosophe, paraît tenir du poète, c'est la tâche religieuse et culturelle que Wilderlin lui fixe dans la cité : « unifier et réconci­lier les sciences avec la vie, l'art et le goût avec le génie, le coeur avec la tête, le réel avec l'idéal, la civilisation avec la nature. « (7).

Le discours maçonnique est un discours anti-discours. Le savoir maçonnique est un savoir anti-savoir.

L'initiation, la maçonnerie est une géométrie adverse de l'anti­géométrie qui évacue l'Etre et donc la vie.

11. L'épithète « spéculative » mise au mot « franc-maçonne­rie » ne doit signifier rien d'autre que ceci : il incombe au franc- maçon étranger aux métiers, aux arts et aux sciences dont il revendique le symbolisme, de suppléer par la réflexion la carence d'un contact professionnel, soit de la main soit de l'intellect, avec les symboles.

La franc-maçonnerie est une école d'initiation, non pas une société de pensée. C'est, quant à la pensée, un ordre initiatique et traditionnel où la spéculation sur les symboles tente de combler la lacune d'une expérience technique, mais non pas technicienne, de ceux-ci.

Les symboles ne fournissent donc pas seulement l'allégorie des moyens justes et efficaces pour conduire une pensée libre. Ils désignent des réalités idéales sur quoi se modèleront les réalités morales et physiques.

Le maçon qui pense, voire qui philosophe en un sens voisin du sens professionnel de ce terme, le maçon spéculatif tâche à exprimer en concepts et à prolonger par le raisonnement ce qui, dans ces symboles, ce qui de ces réalités, se prête à être ainsi exprimé et ainsi exploité.

Retour toujours aux symboles, point de départ et de resource­ment.

Aux symboles figurés, narrés, mimés, on joindra les symboles qu'à leur manière constituent en soi les documents d'ordre : constitutions, statuts, obligations, règlements.

Mais en franc-maçonnerie, comme dans toute société initia­tique, aucun symbole n'est isolable. L'initié rencontre un système symbolique, l'un et l'autre étant voués à s'interpénétrer. Chaque symbole dépend pour sa signification du système entier. Ce système et chacun des symboles qui le constituent ne prennent et ne révèlent tout leur sens initiatique que dans la perspective tradi­tionnelle où ils sont nés et demeurent.

La franc-maçonnerie, et singulièrement, la franc-maçonnerie écossaise, relèvent de l'ésotérisme judéo-chrétien. Peut-être cette dernière expression est-elle pléonastique et suffirait-il d'écrire : du judéo-christianisme, ou : de l'ésotérisme en Occident.

Afin que le franc-maçon éprouve au mieux la suggestion des symboles et que la raison discursive en saisisse ce dont elle est capable, il faut le référer à la tradition judéo-chrétienne dont l'ap­port est parvenu à la franc-maçonnerie écossaise tant par le courant opératif, sève commune de tout l'arbre maçonnique, que par le courant proprement écossais où, sur la base de I'opératisme maçon­nique, confluent, selon le mythe ou selon l'histoire, la chevalerie, la magie salomonienne du moyen âge, l'hermétisme de la Renais­sance, l'alchimie, la kabbale hébraïque et la kabbale réputée chrétienne.

 II

DE LA VIEILLE RELIGION CATHOLIQUE

1. Que le franc-maçon doit suivre la loi morale.

Les Constitutions dites d'Anderson l'affirment dès la première phrase de leur article premier : « Un maçon s'oblige d'obéir à la loi morale. »

Ce précepte n'a cessé de former la base de la pédagogie maçonnique et l'axiome de son enseignement.

2. Que la loi morale où s'oblige le franc-maçon est celle du noachisme.

Le texte cité à l'instant est expliqué, dans la deuxième édition des Constitutions (1738), par un ajout : « Un maçon s'oblige à observer la loi morale comme un vrai noachide. » (8). Et la même édition des Constitutions précise ailleurs : « Noachide » est « le premier nom des maçons, selon plusieurs traditions anciennes ».

Le noachisme est finalement qualifié : « la vieille religion catholique », c'est-à-dire universelle.

Mais dès la première édition, les mots capitaux avaient ouvert la perspective : « Car nous n'appartenons, comme maçons qu'à la susdite religion catholique. » (art. VI, 2).

3. Que le noachisme est le respect de la vie.

« Tous [les maçons] s'accordent sur les trois grands articles de Noé, et c'en est assez pour préserver le ciment de la loge. » (éd. 1738, art. I).

Voici ces trois articles qu'allèguent ainsi les Constitutions précisées en 1738 par Anderson lui-même, les trois grands articles de la loi morale où s'est obligé le franc-maçon : s'abstenir de l'idolâtrie, honorer le nom de Dieu, ne pas tuer.

Le premier article qui interdit de prendre le mort pour le vif et le second qui prescrit d'admirer et de cultiver la vie dans son principe premier, relèvent, autant que le troisième, qui semble plus pratique, de l'éthique du respect de la vie.

La symbolique maçonnique et la tradition judéo-chrétienne qu'elle exprime dans son langage, confirment que l'alliance du Grand Charpentier, Grand Architecte de l'Univers avec Noé et sa postérité signifie le commencement d'une nouvelle création. S'avèrent alors et se légalisent le caractère hiérophanique de la nature ; le com­mun pacte de l'humanité ; la vertu propre au Grand Architecte d'omniprésent Eros, d'omni-aimante Sophie.

4. Que la vie est analogue comme l'Architecte est grand et son plan universel.

La notion noachite de vie peut être cernée d'une part grâce à l'étude du symbolisme maçonnique, stricto sensu, et notamment du symbole central qu'est le temple, lieu d'une présence, lieu où la vie culmine, et d'autre part grâce aux données de la cosmologie et de l'anthropologie judéo-chrétienne hors desquelles les symboles maçonniques changeraient d'éclairage et même de forme.

Cette double voie d'approche mène, semble-t-il, aux conclu­sions suivantes, résumées en mots de notre temps :

a) Il est aujourd'hui impossible d'être dualiste en biologie, car la problématique même du vitalisme et du mécanicisme est désormais irrecevable. La biologie moderne impose le monisme.

b) Il demeure possible, et inévitable, au maçon, s'il entend bien l'art, d'être spiritualiste au sens où l'esprit n'est pas le prin­cipe vital d'une biologie périmée, deux ex machina somatica, mais le surplus de l'épanouissement de la vie psycho-somatique, ou, d'un autre point de vue, son principe.

« Il faut en finir avec l'Esprit comme avec la littérature. Je dis que l'Esprit et la vie communiquent à tous les degrés. » Antonin Artaud l'a dit (9) et l'a vécu. Avec raison.

Et c'est en ce sens qu'on peut tenir pour dépassé selon la philosophie maçonnique le problème des rapports de la matière et de l'esprit. La sophiologie, fondée sur la sagesse, résout les antinomies. Grâce à elle le Grand Architecte de l'Univers n'est pas rejeté dans la fainéantise, et, en fin de compte, dans le néant. Elle engage les fils de Noé dans une participation consciente et volontaire au Logos qui est verbe et raison, sagesse immanente à la nature.

c) Cette position est celle de la cosmologie et de l'anthro­pologie contenues dans le volume de la loi sacrée, qui est, en milieu maçonnique écossais, la Bible. La Bible rejette en effet le dualisme corps-âme, mais introduit l'idée d'une dimension origi­nale l'esprit pneuma. Le bâsâr de l'Ancien Testament réunit le corps et l'âme pour parler vulgairement ; selon saint Paul, le psychique aussi est charnel en regard du spirituel.

d) Cette même position, qui est seule tolérable par la biolo­gie contemporaine, se trouve rejointe au terme d'une réflexion sur les faits établis par celle-ci — laquelle réflexion considère, avec Raymond Ruyer par exemple, la vie comme jaillissement, et même source de valeurs. « La vie n'est pas une réalité spéciale, elle désigne le modelage hiérarchique des formes par l'abouchement continu des individus au domaine trans-spatial. Vie et psychisme désignent une même réalité, nourrie par la même source spiri­tuelle. » (10).

e) La vie n'est pas univoque, elle est analogue.

Sont donc erronées : l'opposition marquée par certains gnos­ticismes entre l'esprit et la vie ; la sacralisation absolue (donc superstitieuse) de la vie psychosomatique ; la confusion d'un certain romantisme entre l'esprit et la vie.

La vie s'exprime à des niveaux non seulement différents, mais hiérarchisés. Pour en servir les formes les plus hautes, le sacrifice s'impose inévitablement de formes inférieures.

f) Le sacrifice ne doit jamais manquer d'être reconnu pour tel, et vécu dans le drame inhérent.

Le sacrifice est d'abord un acte pénible dont la nécessité seule indique la mesure.

g) Mais le sacrifice ne s'impose pas seulement par l'effet d'une nécessité en quelque sorte négative. Il en découlera profit (au prix d'une perte qualitativement moindre) et joie (au prix d'un chagrin réel).

Le critère de la vie plus haute, de la supériorité relative d'une manifestation de la vie est celle du plus d'être, c'est-à-dire d'une relation Je-Tu accrue, en compréhension et en extension.

5. De Dieu et de la religion ».

« Un maçon s'oblige d'obéir à la loi morale. » L'article premier des Constitutions de 1723, qui porte le titre à l'ins­tant repris, poursuit aussitôt : « et s'il comprend droitement l'art, jamais ne sera stupide athée ni libertin sans religion ». Ainsi, à l'observance de la loi morale, la franc-maçonnerie associée indissolublement l'invocation du Grand Architecte de l'Univers. Ce sont deux aspects du respect de la vie.

Fidèle à sa vocation initiatique, corrélative de sa situation traditionnelle, la franc-maçonnerie ne qualifie pas le Dieu où ses constitutions la lient autrement que par un symbole : le Grand Architecte de l'Univers. Et elle s'y rapporte comme à une donnée de vie, puisque c'est afin de la glorifier, puisque c'est en son nom, qu'elle travaille. Ce langage correspond à une pensée qui refuse le dogmatisme, il exprime une attitude existentielle (11).

Aux philosophies et aux religions particulières — et non plus à la religion catholique, à la philosophie pérenne — la franc- maçonnerie laisse le soin de fixer le mode d'être du principe symbolisé par le Grand Architecte de l'Univers et la forme du culte particulier que chacun doit au premier principe au-delà du symbole et au-delà du culte universel en quoi se résolvent les démarches de tous les francs-maçons. « Un maçon s'oblige d'obéir à la loi morale et s'il comprend droitement l'art, jamais ne sera stupide athée... » Mais jamais non plus ne sera « libertin sans religion ».

Ainsi, tous les francs-maçons, « n'importe les confessions ou les croyances qui les distinguent » (pour citer de nouveau les Constitutions de 1723), en oeuvrant à la gloire du Grand Architecte de l'Univers, en oeuvrant en son nom, témoignent que leur relation à eux-mêmes, à autrui et au monde n'est pas l'absurde, qu'au contraire un plan informe virtuellement tout semblant de chaos, dont il leur revient d'apprendre à discerner les lignes et d'éprouver le sens en y conformant la réalité.

« A la gloire », « au nom du Grand Architecte de l'Univers » marque un choix, pour le cheminement contre l'inertie, pour la vérité contre les erreurs, pour les dialogues contre l'isolement, pour la vie contre la mort.

Ainsi, le Grand Architecte de l'Univers est la clef de voûte de la franc-maçonnerie société initiatique et traditionnelle. Seule cette clef de voûte permet, comme elle exige, que le chaperon du temple soit, selon que le voulaient, et dans leurs termes mêmes, les organisateurs de la franc-maçonnerie spéculative, que le chaperon soit la fraternité, c'est-à-dire l'harmonie.

Le Grand Architecte de l'Univers, la vie, la lumière selon saint Jean, et la voie, l'Eros platonicien, et celui de Freud, Sophie parèdre d'Eros, l'Etre de la nature, l'agent magnétique, l'âme du monde, la présence dans le temple, et, à l'intérieur de l'atelier maçonnique, l'étoile flamboyante, la lettre mystérieuse, le radieux triangle, le Grand Architecte de l'Univers dont ces notions et ces symboles balbutient le nom et la gloire pénètre la nature du dedans, s'en empare, la force à produire les espèces, assemble en un seul tout, les ingrédients variés de l'univers, et communique aux choses un reflet de sa propre beauté. Cette âme dépose un peu d'elle-même dans tout objet, minéral, plante, animal. Et chaque parcelle exprime l'âme totale comme la voix résonne tout entière dans toute l'éten­due d'une chambre. Ainsi parlait à peu près Giordano Bruno...

Voilà la théorie du respect de la vie : naturisme et non point naturalisme, panenthéisme et non point panthéisme.

En voici dans des termes empruntés à Leibniz, le principe métaphysique, le fondement cosmologique et la règle éthique : « La nature possède un double règne, celui de la raison et de la nécessité. » (12). Nulle place pour le hasard.

La morale du respect de la vie, « la vieille religion catho­lique », valent pour tout homme, car il est vrai que le franc-maçon n'est qu'un homme libre et de bonnes mœurs en voie de perfec­tionnement.

Notes
(1)Le Figaro, 5 octobre 1974, p. 15.
(2) Métaphysique, Gamma, 1004 a.
(3) « Expression rappelant l'idée que la philosophie, malgré les oppositions apparentes des doctrines, constitue une tradition unique et permanente dans ce qu'elle a d'essentiel. » (André Lalande, Vocabulaire... de la philosophie, s.v.).
(4) Cf. Martin Buber, Je et Tu, Paris, Aubier, 1938, préface de Gaston Bachelard.
(5) Alexandre Koyré, Du monde clos à l'univers infini, Paris, Gallimard, 1973, p. 12.
(6) Ernst et Falk, trad. P. Grappin, Paris, Aubier, 1968, p. 75. Ce passage a été rappelé récemment par le Grand Maître Pierre-Simon en conclusion de son article • Une morale pour notre temps », Le Monde, 9 septembre 1974.
Les sociétés les plus traditionnelles qui soient, celles qu'on dit « primi­tives » (et qui le sont en un sens) ou • archaïques », ignorent l'Etat comme organe spécialisé d'un pouvoir centralisé. C'est l'émergence de l'Etat (com­ment ?) qui pose des rapports économiques aliénants, et non pas l'inverse. Cf. Pierre Clastres, La société contre l'Etat. Recherches d'anthropologie politi­que, Paris, Ed. de Minuit, 1974.
(7) Lettre à Friedrich Steinkopf, Hombourg v.d. Hôhe, le 18 juin 1789. pour expliquer
le projet d'un « journal humaniste » qui s'appellerait lduna (La tra­duction est nôtre).
(8) « Noachide » signifie descendant de Noé, « noachite » signifie disciple de Noé. Le mythe de la descendance, qui remonte aux vieux devoirs (Old charges) de la maçonnerie opérative, symbolise le rattachement à une philosophie religieuse.
(9) L'ombilic des limbes, Paris, Gallimard, 1971, p. 52.
(10) Raymond Ruyer, Eléments de psycho-biologie, Paris, P.U.F., 1946, p. 293.
(11) Voir aussi « Le Grand Architecte de l'Univers », Points de Vue Initia­tiques », n° 21, 1.or trimestre 1971, pp. 5-26.
(12) « Habet nature... regnum duplex : rationis et necessitatis. » Ce qui montre que pour Leibniz la raison ontologique est liberté.

Publié dans le PVI N° 15 - 3éme trimestre 1974  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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