GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1972

Dialogue sur le Grand Architecte de l’Univers

 

Il a semblé aux auteurs de ce texte que le meilleur moyen d'éviter le dog­matisme était de ne pas effacer les traces d'une dualité de points de vues ; ceux- ci seront représentés par les interlocuteurs imaginaires, Théophile et Philon, tous deux bien entendu francs-maçons du Rite Ecossais Ancien et Accepté. Ainsi, conformément à notre méthode maçonnique, le lecteur sera incité à trou­ver par sa propre réflexion, la voie qui peut le mener, non pas à « la » vérité mais à « sa » vérité.

Les francs-maçons de la Grande Loge de France ouvrent et ferment leurs travaux à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers. Ils affirment et manifestent ainsi leur attachement à un Principe dont nous essayerons de dégager la signi­fication. Il ne s'agit pas, à propos du Grand Architecte de l'Univers de vous apporter une vérité toute faite, mais de vous proposer d'effectuer avec nous une démarche intellectuelle et de vous inviter à une réflexion.

Théophile :

Puisqu'il s'agit aujourd'hui d'élucider une notion, celle du Grand Architecte de l'Univers, ne pensez-vous pas, mon cher Philon, qu'il faudrait commencer tout simplement par nous demander ce qu'est un architecte et pour cela, aller vers nos bibliothèques, et ouvrir quelques dictionnaires. Consultons, d'abord, le vénérable Littré. flue nous dit-il ? Ceci, que le mot architecte viendrait du grec AR K H I T EKTO N, mot qui peut se décomposer en ARKHO qui signifie commander et en TEKTON qui signifie artisan. L'architecte ce serait donc celui qui exerce en qualité de maître, l'art de bâtir, qui trace les plans et surveille l'exécution des constructions. Et si délaissant le « Littré « nous ouvrons le « Robert» nous trouverons un texte précieux de Fénelon qui écrit dans le Télémaque : « Celui qui taille des colonnes ou qui élève un côté d'un bâtiment n'est qu'un maçon... mais celui qui a pensé tout l'édifice et qui en a toutes les proportions dans la tête est le seul architecte ».

Philon :

Je ne vous démentirai point, mon cher Théophile, et j'ajouterai que ce Prin­cipe est essentiel dans la Franc-Maçonnerie : il en est même la clef de voûte (1). Mais s'il est essentiel, il est, vous en conviendrez, difficile à saisir, à compren­dre, à définir. En lui viennent se rejoindre et se mêler des courants multiples et divers, les uns venant de la tradition religieuse, et d'autres de la tradition philosophique, sans oublier les courants alchimiques et hermétistes.

Théophile :

J'en conviens bien volontiers, mon frère. Si délaissant nôs dictionnaires, nous essayons de cerner les premiers balbutiements de la pensée humaine, nous constatons justement que lorsque cette humanité s'éveille à la réflexion elle se pose ces questions. D'où vient l'Univers ? D'où vient l'homme ? Et à ces ques­tions l'humanité répond par des cosmogonies (2) et des théogonies (3). En effet, le monde, la nature, les êtres particuliers ne semblent pas tenir d'eux- mêmes leur existence et en remontant de cause en cause, la pensée en arrive à poser une existence absolue un être absolu qui se suffit à lui-même et qui est « cause de soi ». Cet être est considéré comme l'auteur, l'ordonnateur du monde, de la nature, des êtres particuliers. Cette idée nous la trouverions déjà chez des philosophes que l'on appelle Présocratiques. Diogène Laêrce prête à Thalès (4) cette sentence : « De tous les êtres le plus ancien c'est Dieu, car il n'a pas été engendré ; le plus beau c'est le monde car il est l'ouvrage de Dieu... »

Certes nous sommes là peut-être en face d'un naturalisme panthéiste, d'une cosmologie peut-être naturaliste. Et l'idée d'un esprit qui présiderait à l'orga­nisation de toutes les choses, qui serait l'organisateur des « séparations et des mélanges » apparaîtrait plus nettement chez Anaxagore de Clazomenes (500 av. J.-C.). « Tout ce qui possède une âme, pouvons-nous lire dans un de ses frag­ments qui nous a été conservé, tout est sous la domination de l'esprit (5). C'est également l'esprit qui ordonne la rotation de l'ensemble, de sorte qu'il est aussi la cause de cette rotation...

Et Anaxagore ajoute, et je le cite, Philon, car je sais que vous êtes sensible à une certaine poésie cosmique : « Il arrangea aussi cette ronde qu'accomplis­sent actuellement les étoiles, le soleil, la lune, ainsi que l'air et l'éther qui sont en train de naître par séparation ».

Certes on pourrait encore se demander ici si cet esprit d'Anaxagore est une force de la nature ou un être spirituel distinct de cette nature elle-même. Mais nous interroger sur la pensée d'Anaxagore, c'est déjà nous interroger sur la signification de notre propre pensée et sur le sens que nous donnons au Grand Architecte de l'Univers.

Philon :

Certainement, Théophile, mais nous sommes là comme vous le remarquiez vous-même, à l'aurore de la pensée grecque. En sera-t-il de même quand cette pensée aura atteint, si je puis dire, sa majorité ?

Théophile :

Justement, cette idée d'un esprit architecte qui s'exprime peut-être avec quelque obscurité chez des penseurs présocratiques, va trouver toute sa force chez Platon lui-même. C'est en effet dans le « Timée » que nous trouvons l'idée d'un être existant de toute éternité et qui réalise l'harmonie de l'Univers. « Le Dieu prit toute la masse des choses visibles qui n'était pas en repos, mais se mouvait sans règle et sans ordre et la fit passer du désordre à l'ordre estimant que l'ordre était préférable à tous égards ». (Timée : 29 a. Trad.: Chambry. Ed. : Garnier.)

Et nombreux sont les textes des philosophes antiques qui reprendront la même idée, en l'enrichissant, en la modulant selon leur tempérament propre. Par exemple chez Aristote (Métaphysique : Texte A 7. Trad. : Tricot ; Ed.: Vrin).

Le Premier moteur est un être nécessaire et en tant que nécessaire son être est le bien et c'est de cette façon qu'il est principe...

...A un tel principe sont suspendus le Ciel et la nature... »

Citons encore et non pas dans un vain souci d'érudition, mais pour mon­trer la permanence d'une même pensée ce texte significatif que nous trouvons dans le recueil du philosophe Sextus Empiricus : « Il est nécessaire que le monde possède une nature intelligente qui le meuve d'une façon ordonnée et cette nature intelligente est finalement Dieu ».

Philon :

Je vous entends très bien, Théophile. Mais cette idée d'Architecte divin ne serait-elle pas liée à une certaine civilisation, ici la civilisation grecque ? Ne serait-elle pas l'expression d'une certaine époque de la pensée humaine et qui nous semble bien lointaine ? Et avec le progrès des sciences, cette idée d'archi­tecte divin, ne va-t-elle pas disparaître ? ne risque-t-elle pas d'être « dépassée » ?

Théophile :

Il ne le semble pas, Philon. Certes le XVII° siècle et le XVIII' siècle voient renaître les mathématiques, naître et se développer considérablement les Scien­ces Physiques et pourtant nous retrouvons cette idée de l'Architecte divin dans les textes de quelques grands philosophes de ce temps.

Oui, nous retrouverions non seulement l'idée mais l'expression elle-même chez Leibniz dans sa Monadologie (Art. 87) :

« Nous devons remarquer une autre harmonie entre Dieu considéré comme Architecte de la machine de l'Univers et Dieu considéré comme monarque de la Cité divine des esprits » ou bien : Monadologie (Art. 90) : « Nous sommes atta­chés comme il faut à l'auteur de tout non seulement comme à l'Architecte et à la cause efficiente de notre être mais encore comme à notre maître et à la cause finale ».

Et il ne vous déplairait pas de me voir citer Voltaire dans ses Dialogues d'Evhémère (6) : « Il n'y a point de nature... tout est art dans l'Univers et l'art annonce un ouvrier. Il faut qu'il y ait un artiste infiniment habile et c'est ce que les sages appellent Dieu. « Cet Architecte de l'Univers si visible à notre esprit et en même temps si incompréhensible quel est son séjour ? De quel ciel, de que soleil envoie-t-il ses éternels décrets à toute la nature ? Je n'en sais rien ; mais je sais que toute la nature lui obéit D.

Nous remarquons chez tous ces philosophes de Platon à Voltaire que l'Ar­chitecte divin est chaque fois posé, affirmé au nom d'exigences purement ration­nelles. La raison constate qu'il y a dans l'univers un certain ordre : elle s'étonne de cet ordre et en cherche l'explication. Celle-ci, elle la trouve dans le Principe même de l'Architecte. Celui-ci apparaît comme un organisateur, ou ordonnateur, ou géomètre ; comme une force d'ordre qui lutte contre le chaos, et substitue à celui-ci une harmonie. Ne serions-nous pas ici au cœur d'une idée chère à la Franc-Maçonnerie, qui veut réunir ce qui est épars, organiser et construire, mettre l'harmonie à la place du chaos.

Philon :

Sans doute, Théophile. Mais ne croyez-vous pas qu'il y ait dans cette notion de Grand Architecte de l'Univers, une autre idée que celle du géomètre, de l'ordonnateur, de ce que nous appelons le Dieu démiurge ? Ne peut-on y trouver aussi l'idée d'un Dieu créateur tel que nous le trouvons dans la Bible ? d'un Dieu qui n'est plus seulement principe d'intelligibilité et principe d'ordre, mais principe d'existence ?

C'est ainsi que dans le tout premier chapitre de la Genèse il est écrit : « Elohim dit, qu'il y ait de la lumière et il y eut de la lumière . et dans le deuxième chapitre, il est écrit : « Telle fut la genèse des cieux et de la terre quand ils furent créés ». Et surtout dans les « Macchabée »: « Regarde le ciel et la terre, vois tout ce qu'ils contiennent et sache que Dieu les a créés de rien »   (7).

Ce principe du Grand Architecte de l'Univers a pour nous, francs-maçons, valeur d'analogie. Dans la mesure où l'univers peut être comparé à un édifice, c'est-à-dire à un ensemble ordonné, ayant forme et finalité, il y aurait à l'ori­gine de cet ordre, un principe qui serait à l'Univers, ce que l'Architecte est à l'édifice. Et si nous prolongeons cette analogie, nous dirons ceci : de même que l'Architecte a ordonné l'Univers, et qu'Hiram a construit le Temple, de même tout franc-maçon doit comme Hiram et l'Architecte construire à son tour le temple extérieur et intérieur, selon la règle de la sagesse, de la force, et de la beauté.

Théophile :

Je ne vous savais pas, Philon, cette érudition. Il est bien vrai que cette idée de cause première, de cause absolue est essentielle à la pensée biblique. Dieu est ici considéré comme créateur « ex-nihilo ». Mais nous trouverions aussi dans cette pensée la même idée, déjà retenue dans la pensée grecque, celle d'un Dieu architecte, qui ordonne et organise le chaos (8).

Théophile :

Or ce sont toutes ces idées, les unes issues de la Bible, les autres issues de la tradition philosophique qui au XVIII° siècle viennent se rejoindre dans le Concept de Grand Architecte de l'Univers. C'est ainsi que les Premières Obli­gations feront référence à ce Dieu, Architecte et Créateur et qu'elles proclame­ront, Article I : « Un maçon est obligé par sa Tenure d'obéir à la loi morale et s'il comprend bien l'Art, il ne sera jamais un athée stupide, ni un libertin irréli­gieux ». Et comme un écho, nous retrouverions cette pensée dans le Rituel d'Ini­tiation du 1er degré. Là sur l'invitation solennelle du Vénérable, l'Orateur rap­pelle le principe fondamental du Rite Ecossais Ancien et Accepté : « La Franc- Maçonnerie proclame comme elle a proclamé dès son origine, l'existence d'un Principe Créateur, sous le nom du Grand Architecte de l'Univers ».

Philon :

Théophile, vous m'effrayez. Ne craignez-vous pas de ressusciter ainsi dans nos Temples, le Dieu de l'intolérance et du fanatisme de certaines religions révélées ?

Théophile :

Rassurez-vous, mon frère. Nul plus que moi n'est l'adversaire de l'intolé­rance et du fanatisme. Oui, rassurez-vous et expliquons-nous. Le Grand Archi­tecte de l'Univers peut, pour certains francs-maçons, être assimilé au Dieu de telle ou telle religion révélée ; mais il peut aussi pour d'autres francs-maçons être le Dieu des philosophes et des savants. Tel nous apparaîtrait par exemple le Dieu des grands rationalistes du XVII° siècle : par exemple de Malebranche, et de Leibniz. Tel aussi le Dieu de Newton, de Voltaire, de Rousseau.

Théophile :

Ainsi ces philosophes, et tout homme est philosophe qui conduit par ordre ses pensées, en arrivent à poser un être, ou un principe, source et cause de l'univers. Et pour le Franc-Maçon de la Grande Loge de France, cet être ou ce principe, il le nomme le Grand Architecte de l'Univers.

Philon :

Certes, Théophile : mais cet être, ce principe, quel est sa nature ? Comment le concevoir et le comprendre ? Peut-être à l'aide du symbole ?

Théophile :

Pourquoi pas ? Mais avant d'en venir à ce point, fidèle à notre méthode, force nous est de constater, entre les religions, et entre les philosophies, comme entre la tradition religieuse et la tradition philosophique, de remarquables conver­gences. S'il est vrai comme l'écrit Platon dans « le Sophiste » que le philosophe s'attache dans toutes ses raisons à l'idée d'être » il ajoute aussitôt « que si l'em­barras est grand quand il s'agit de définir le non-être... Il est plus grand encore quand il s'agit de définir l'être lui-même » (250-e) (9).

Aussi bien dans un autre dialogue, « le Parmenide » (167 b) nous dit-il que « quel que soit l'être qu'on saisira par la pensée, il est forcé qu'il se brise en menus morceaux, car on ne saisit jamais une masse sans unité » aussi « il n'y a pas de nom pour le désigner et l'on ne peut ni le définir, ni le connaître, ni le sentir, ni le juger. Il n'est donc ni nommé, ni exprimé, ni jugé, ni connu et aucun être n'en a la sensation » (142 a.).

Or c'est encore ce que nous enseignent les métaphysiciens rationalistes du XVII° siècle : c'est Descartes qui écrit dans sa Méditation (troisième) (Edition Alquié : Garnier) « qu'il se rencontre en Dieu une infinité de choses que je ne puis comprendre ni atteindre, car il est de la nature de l'infini, que ma nature qui est fermée et bornée ne la puisse comprendre ». Et Malebranche reprenant la leçon de Descartes écrit dans ses Entretiens Métaphysiques [VIII] :

« Je ne prétends pas vous faire clairement comprendre l'immensité de Dieu et la manière dont il est partout, cela me parait incompréhensible aussi bien qu'à vous ». Il ajoute quelques lignes plus loin : « L'Etre infiniment parfait, c'est l'Etre incompréhensible en toutes manières ».

Et au XVIII° siècle Voltaire à travers les personnages de Lucrèce et de Posidorius exprimera une idée semblable.

Lucrèce :

« De quelque côté que je tourne mon esprit, je ne vois que l'incompréhen­sible. »

Posidonius :

« C'est précisément parce que cet Etre suprême existe que sa nature doit être incompréhensible ; car s'il existe il doit y avoir l'infini entre lui et nous. Nous devons admettre qu'il est sans savoir ce qu'il est et comment il opère ».

Enfin J.-J. Rousseau dans « l'Emile « Profession de foi du Vicaire Savoyard » écrit à propos de Dieu « j'élève et fatigue en vain mon esprit à concevoir sort essence » et quelques lignes plus loin « l'idée de création me confond et passe ma portée ».

Ainsi ce Dieu, cet Etre, pour nous ce Grand Architecte de l'Univers, notre esprit ne peut pas ne pas le poser et en même temps il est incapable de le définir, de le comprendre (en prenant ce mot dans son sens étymologique). Comme l'écrit si profondément F. Alquié « l'être ne serait connu que dans l'expé­rience d'une absence. Il y aurait à la fois évidence de l'être et absence de l'être ».

Philon :

De tout ce que vous avez dit, mon frère Théophile, il résulte m'a-t-il semblé que le Grand Architecte de l'Univers serait précisément ce « Dieu des philoso­phes et des savants » que Pascal opposait au Dieu d'Isaac et de Jacob, pour en écarter la notion d'ailleurs. Il ne m'est pas désagréable de penser, au demeurant, que le Dieu des philosophes et des savants a lui aussi droit à des Temples, qui seraient nos Temples Maçonniques. Mais la question que je me pose est celle-ci : Au XX' siècle les philosophes et les savants ont-ils encore un Dieu ? Il est bien difficile, me semble-t-il, d'être déiste, comme on pouvait l'être au XVII° et au XVIII' siècle. A cette époque beaucoup de savants, de philosophes, de gens cultivés, comme Locke, Newton, Clarke en Angleterre, Voltaire en France pensaient que l'existence et les attributs de Dieu, ou du Grand Architecte, puis­que Newton emploie l'expression, pouvaient être établis par des arguments rationnels, toute révélation mise à part, et que par conséquent il y a une « Reli­gion naturelle » qui est une sorte de dénominateur commun de toutes les croyances religieuses, une sorte de noyau rationnel qui apparaîtrait, une fois les religions débarrassées de leur gangue de superstition.

Or dès le XVIII' siècle, David Hume dans ses « Dialogues sur la Religion nouvelle » a montré que le déisme ne repose, pas plus que les religions tradi­tionnelles, sur la raison mais sur la croyance. Le principal argument déiste (chez Voltaire, Clarke, Newton) semble être très fragile.

L'Univers serait analogue à une machine, à une structure ordonnée et orga­nisée ; par analogie, on conclut qu'il y a une cause intelligente. Mais il est bien aventureux, remarque Hume, d'étendre à l'Univers tout entier la liaison entre ordre et intelligence que nous observons dans une petite région de l'Univers, étant donné aussi que la nature de l'intelligence et son mode d'efficacité sur les choses nous est obscure à nous-mêmes. Finalement, conclut Hume : « l'ensemble de la théologie naturelle se résout en une seule proposition simple, quoiqu'un peu ambiguë, ou du moins indéfinie, savoir : que la loi ou les causes de l'Ordre dans l'Univers présentent probablement quelque lointaine analogie avec l'intel­ligence humaine. ...Quelque étonnement en vérité, naîtra naturellement de la grandeur de l'objet, quelque mélancolie de son obscurité, quelque mépris de la raison humaine, de ce qu'elle ne puisse donner de solution plus satisfaisante en ce qui regarde une si extraordinaire et si magnifique question ».

Ainsi au XVIII° siècle même l'argument voltairien du Dieu horloger ne convainquait pas tout le monde. De plus depuis le XVIII' siècle la science a évo­lué. Je pense que l'événement le plus important, du point de vue qui nous occupe est la théorie de Darwin. D'abord l'évolutionnisme en général constitue, comme l'a dit Freud, une deuxième humiliation pour l'homme, déjà débouté par Copernic de sa prétention à occuper une position centrale dans le Cosmos (la troisième humiliation étant celle que lui inflige cette découverte de la psychanalyse que sa conscience et sa raison ne sont qu'une petite région de la « psyché « au ser­vice de l'inconscient). Ensuite et surtout la théorie proprement dite de Darwin„ celle de sélection naturelle consiste à expliquer par de pures causes, sans faire intervenir de finalité, toutes les « merveilles de la vie ° qui constituaient pour les déistes du XVIII° siècle la principale preuve de l'existence d'un ouvrier suprême de la nature. Certes tous les biologistes (loin de là) ne pensent pas, comme Jacques Monod, que hasard et nécessité combinés constituent le fon­dement ultime de l'ordre biologique.

Théophile :

Et il semble bien, mon cher Philon, qu'il y a entre la pensée philosophique de Jacques Monod et celle de la tradition maçonnique une distance assez grande. De plus, me permettez-vous une remarque ? Pensiez-vous que l'on puisse et que l'on doive ordonner la pensée maçonnique à l'évolution des idées scientifiques ? Vous savez, mieux que moi, combien change et progresse la vérité scientifique. Dès lors vouloir ordonner une certaine conception du Grand Architecte de l'Uni­vers à l'état de nos connaissances scientifiques du présent, ne risque-t-il pas d'entraîner nécessairement un vieillissement, un dépérissement de ce concept lui-même.

Philon :

Sans doute, mon cher Théophile. Cependant il est non moins évident que la Franc-Maçonnerie qui a pour vocation d'être une sagesse pour l'homme occi­dental, pour l'homme qui a inventé la science et la technique, ne peut pas négliger et reconnaître cette science et cette technique.

Théophile :

Nous en sommes d'accord.

Philon :

Aussi la Franc-Maçonnerie ne saurait imposer à ses membres une méta­physique particulière dont la convenance, l'adéquation à l'état présent de la science est à tout le moins contestable.

Et pour en revenir au déisme, on pouvait voir dans celui-ci au XVIII' une philosophie apte à unir, comme une religion réduite à l'essentiel, des hommes de diverses croyances. Un juif, un chrétien, catholique ou protestant, un musul­man pouvaient en se retrouvant en loge voir dans l'idée de Grand Architecte de l'Univers, identifié au Dieu de la religion naturelle l'expression adéquate de leur vision spirituelle du monde. Mais à notre époque si la Franc-Maçonnerie veut remplir son rôle qui est d'être le « Centre d'Union «, de rassembler les hommes « libres et de bonnes mœurs «, d'opinions différentes mais unis par la recherche de la vérité, alors il faut que l'idée de Grand Architecte de l'Univers puisse être interprétée d'une façon telle qu'un agnostique puisse accepter, sans avoir l'im­pression de renoncer à la liberté de conscience, l'idée qu'il travaille à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers.

Théophile :

Certainement, et pas plus qu'il ne s'agit pour moi d'enfermer l'idée de Grand Architecte dans celle du Dieu des religions révélées, il ne s'agit pas non plus de le réduire au Dieu, « cause-finalier •, de certains philosophes du XVIII' siècle. On peut penser que cette idée de Grand Architecte de l'Univers déborde largement toute conception particulière de Dieu.

Philon :

Oui, et j'ajouterai que si nous ne pouvons plus dans la perspective scienti­fique du XX° siècle donner de l'idée du Grand Architecte de l'Univers le sens que lui donnaient un Newton et un Voltaire, nous pouvons essayer de lui en donner un tout de même. Il apparaît en effet que le XIX° siècle a représenté dans l'his­toire des idées une période où l'idée de l'Univers a subi une éclipse. La science du XIX° semblait imposer la vision d'un univers sans forme, ensemble illimité de phénomènes non totalisables, avec comme seul dépositaire de signification l'homme et son Histoire. Ajoutons qu'à cette vision sont restés attachés encore beaucoup d'esprits qui se disent scientifiques.

De là vient le positivisme d'A. Comte et son idée d'une religion de l'Huma­nité, considérée comme le « Grand Etre «. Le matérialisme du XIX° siècle est largement dépassé. Je ne veux pas dire par là que la science soit devenue depuis idéaliste ou spiritualiste ; on peut même dire que cela n'a d'ailleurs aucun sens : car la science en tant que science n'est ni spiritualiste, ni matérialiste. Ce qui est vrai c'est qu'elle a mis au premier plan (en physique, en biologie, dans les Sciences humaines) l'idée de Forme et de Structure : autrement dit elle est plus « formiste « que « matérialiste ».

En physique par exemple, la réalité fondamentale est attribuée à des confi­gurations descriptibles en termes mathématiques : l'esprit de la physique moderne retrouve en un sens, l'esprit du -rimée de Platon dans lequel, raconte- t-il, le démiurge (l'Architecte de l'Univers) fabrique les éléments de la matière (eau, air, terre, feu et cosmos lui-même) avec les 5 solides réguliers de la géométrie.

En biologie, on s'est avisé que la vie consiste essentiellement en une auto­nomie de la structure, de la forme, relativement à la matière qu'elle contrôle. Un être vivant, c'est une structure capable de se reproduire, que l'on peut décrire en utilisant des concepts comme information, communication, code, contrôle...

Il faut ajouter à cela que le XX` siècle a vu renaître avec Einstein les spé­culations portant sur le cosmos, sa structure et son histoire : l'Univers cesse d'être un ensemble indéfini de phénomènes, comme au XIX` siècle, et de nou­veau il ressemble dans une certaine mesure à une architecture. Aussi ne me semble-t-il pas absurde de la part d'un homme du XX` siècle, non ignorant de la science, de prononcer des mots comme « A la Gloire du Grand Architecte de l'Univers ». Car il peut avoir en tête, tout à fait d'accord avec ce que la science enseigne, qu'il y a dans l'Univers, à l'oeuvre, dans la vie (biologique), dans l'es­prit-humain, un principe d'organisation, d'ordre, ou comme le dit Eddington, un anti-hasard.

Ce Principe est abstrait (comme tous les principes) et c'est le caractère abstrait qui fait qu'il n'est pas contestable comme le serait par définition toute idée plus précise d'une divinité ou de l'être suprême. Il est bien certain que personne ne peut nier qu'en accomplissant un travail quel qu'il soit dans quel­que ordre de valeur que ce soit, on travaille dans le sens d'un accroissement de l'ordre, de la forme, de la structure et d'une diminution du hasard, de l'informe, de ce que la physique appelle entropie (11).

Théophile :

Certes, mon cher Philon, l'interprétation que je donne du Grand Architecte de l'Univers est certainement inspirée par les rationalistes du XVII` et du XVIII` siècle, époque qui voit naître et se développer la Franc-Maçonnerie moderne. L'évolution des idées peut nous permettre d'élargir encore cette idée.

Mais que l'on conçoive le Grand Architecte de l'Univers en transcendance ou en immanence, qu'il soit comme le Dieu de Descartes transcendant à la nature ou comme le Dieu de Spinoza immanent à la nature, nous serons, je crois, d'accord pour dire qu'il exclut radicalement de son concept, toute idée de désordre, de non-sens, d'absurde pour parler comme certains penseurs de notre temps. Et invoquer le Grand Architecte de l'Univers comme nous le fai­sons au début et à la fin de nos travaux c'est implicitement affirmer que le fon­dement de l'Univers, de l'Univers Cosmique comme de l'Univers humain ne peut être que l'ordre et non le désordre, le rationnel et non l'irrationnel, le sens et non l'absurde (12).

Le Grand Architecte de l'Univers représente pour nous Francs-Maçons du Rite Ecossais le Principe d'ordre qui donne à la nature forme et organisation, inspire et justifie les efforts de l'homme en lutte contre les puissances aveu­gles de la matière, du hasard et du destin. Et j'ajouterai qu'en travaillant à la « Gloire du Grand Architecte de l'Univers », le Franc-Maçon écossais manifeste son attachement à l'idée d'un Univers où le sens l'emporte sur le non-sens et où la pensée et l'action de l'homme doivent être un accord avec la signification ultime de la réalité.

Philon :

Je suis entièrement d'accord pour penser que la tradition maçonnique, que manifeste l'idée de Grand Architecte de l'Univers, n'est pas compatible avec n'importe quelle vision du monde. Donner un sens au Grand Architecte de l'Univers, c'est admettre implicitement une « métaphysique minimale », que dans le monde, l'ordre ne peut pas être un produit du hasard, que la signification n'est pas engendrée par un non-sens, ou une absurdité fondamentale. Je crois pourtant qu'il faut se garder de prendre l'idée d'une source de signification, d'un anti-hasard à l'ceuvre dans l'Univers pour une idée « vraie » au sens où une théorie scientifique est « vraie » ; une telle idée peut être compatible ou incom­patible avec telle représentation objective. Mais il faut comprendre qu'elle est d'un autre ordre.

Kant dans « la critique de la raison pure » a opposé les idées comme celles de Dieu ou de l'âme aux idées comme celles d'espace, de temps... qui nous servent à connaître les phénomènes observables. De telles idées (Dieu, l'âme...) qu'il appelle « Idées de la raison » ne peuvent pas être considérées comme des concepts scientifiques parce que leur signification dépasse les limites de toute expérience possible. Elles ont cependant une fonction dans l'ensemble du savoir ; elles introduisent dans les phénomènes l'unité faute de laquelle il n'y aurait aucune compréhension du monde. Il ne nous suffit pas, en effet, de connaître scientifiquement les phénomènes multiples et les lois de la nature ; nous avons besoin, même intellectuellement, de pouvoir contempler le monde dans son unité, comme un tableau, comme une œuvre, et par suite d'y voir une « création », oeuvre d'un Grand Architecte.

Théophile :

Autrement dit, est-ce que la méthode symbolique chère aux Francs-Maçons ne serait pas la méthode idéale qui nous permettrait d'appréhender le Grand Architecte de l'Univers ?

Philon :

Justement notre propre méthode symbolique va précisément dans ce sens : un symbole, n'a pas de signification proprement dite, au sens de réalité, qui lui corresponde et qu'il désignerait. Quelle réalité au juste désigne le triangle, le pavé mosaïque, l'étoile flamboyante ? N'en est-il pas de même pour le Grand Architecte de l'Univers ?

Mais cela ne veut pas dire que la formule soit un simple assemblage de mots, un « flattus vocis » sans signification ; encore une fois un symbole exprime quelque chose qui ne peut être connu autrement que par symbole, qui ne peut être représenté. Au fond, l'invocation au Grand Architecte de l'Univers n'est liée à aucune croyance au sens où l'on dit « croire que ». Tout Franc-Maçon aspire à atteindre l'état d'initié ; or cet état semble exclure la croyance. Etre initié c'est savoir ou savoir qu'on ne sait pas. Le Grand Architecte serait à ce titre l'objet évident d'un savoir, et en même temps l'objet d'une ignorance définitive. On ne peut le penser que dans l'ordre d'une anthologie négative : le Grand Architecte de l'Univers c'est essentiellement le « Souverain Inconnu », le « Dieu absent... »

Théophile :

Sans doute l'état d'initié semble exclure la croyance, au sens de crédulité primaire. Mais peut-il, croyez-vous, exclure la foi ? Cette « foi pratique de la rai­son » dont parle Kant dans « La Critique de la Raison Pratique ». En ce sens l'idée de Grand Architecte ne serait liée à aucune croyance mais à une foi, à la foi maçonnique qui serait une foi morale ; qui consisterait à dire que la Vérité vaut mieux que le mensonge et l'ignorance, que le Beau vaut mieux que le Laid, le Bien que le Mal, et la Sagesse que l'aveuglement et la folie (13). Le Grand Architecte deviendrait en quelque sorte le « Souverain Bien », Réalité absolue ou plutôt Valeur absolue, Idéal, qui inspire le franc-maçon dans sa pensée et dans son action, Idéal que nous nous efforçons d'atteindre et de réaliser. Or, mon frère, n'est-ce pas là peut-être la signification de l'initiation, de cette voie initiatique que nous avons choisi de suivre, pour aller vers la Connaissance, vers ce que nos rituels appellent « la Lumière » ?

Philon :

Oui, mon cher Théophile, mais... Il est évident que le franc-maçon peut se définir par sa foi en la Vérité, en un Bien Souverain, symbolisé par le Grand Architecte de l'Univers. Mais le franc-maçon se définit aussi comme un homme libre, il se définit par son attachement à la liberté de conscience.

Dès lors est-ce qu'il n'y aurait pas contradiction entre ces deux affirma­tions, entre sa « foi » en la liberté de conscience et sa « foi » au « Grand Archi­tecte de l'Univers » ?

Théophile :

Non seulement, mon cher Philon, il n'y a pas de contradiction entre ces deux affirmations, mais il faut dire que l'affirmation du Grand Architecte de l'Univers et celle de la liberté de conscience sont nécessairement liées ; pour qui pense selon la raison, il ne saurait y avoir de liberté de conscience, s'il n'y a pas de Grand Architecte de l'Univers, ou si vous préférez, nous dirons que le Grand Architecte de l'Univers est le fondement théorique de la liberté de pen­sée, de la liberté de conscience.

Comme on l'a dit très justement (14) :

« L'acte de penser n'est pas un acte comme les autres, il a une fin univer­selle ; il est inséparable d'une intention de vérité. Penser c'est s'efforcer de juger selon la vérité. » Si, dans l'histoire, des hommes et en particulier des francs-maçons ont demandé la liberté de pensée ce n'était pas pour avoir le droit de dire n'importe quoi mais le droit de dire la vérité, ou ce qu'ils croyaient être la vérité. Si ces hommes ne reconnaissaient à aucun autre homme, à aucun groupement quel qu'il soit le droit de leur imposer de l'extérieur leur vérité, ils ne refusaient pas cependant de se soumettre à la Vérité. Le jugement en effet s'il refuse toute soumission à des forces extérieures accepte la soumission à la Vérité et à une nécessité intérieure qui est celle de la raison, jugeant selon la norme du Vrai.

Philon :

Certainement, mais ces groupes sociaux, qui veulent exercer une contrainte sur les hommes ne l'ont jamais présentée et ne la présentent pas pour ce qu'elle est en réalité, c'est-à-dire le résultat de la force, de la violence ; mais ils exerce­ront cette contrainte au nom de la vérité.

C'est toujours au nom de cette vérité, qu'ils prétendent détenir, qu'ils exer­cent leur contrainte : tel fut le cas de l'inquisition catholique ; tel est le cas aujourd'hui encore de ce qu'on pourrait appeler l'inquisition marxiste. Le dogma­tisme que nous rencontrons dans certaines religions révélées, nous le trouvons aussi dans certaines idéologies.

Théophile :

Sans aucun doute. Aussi aujourd'hui encore comme hier, il nous faut pro­clamer à la face du monde qu'aucune église, aucune secte religieuse, politique, idéologique ne détient la vérité et n'a de ce fait pas le droit de l'imposer au monde. Nous devons proclamer contre vents et marées la liberté de la pensée.

Encore faut-il ajouter que la pensée doit être considérée comme un principe et non comme un simple fait de nature. Il est en effet évident que si la pensée n'est que le résultat, le produit de conditions matérielles, soit biologiques, soit économiques et sociales, si elle est entièrement, totalement déterminée par ces forces, elle n'est plus libre. M.de la Palice ne dirait pas autre chose. Et dans ce cas il est inutile et contradictoire d'invoquer la liberté de la pensée... La liberté de la pensée ne peut être affirmée que si l'on accorde que la pensée apte à juger tout fait n'est pas elle-même un fait parmi les autres et comme les autres. Tout jugement — a-t-on dit — est axiologique (15) ; c'est-à-dire que toute pensée en se posant affirme en même temps la vérité ou ce qu'elle croit être la vérité. Elle affirme ainsi, un ordre qui ne saurait se réduire à l'ordre de l'expérience et de l'histoire mais qui dépasse l'expérience et l'histoire, et qui serait l'ordre de l'Etre ou de la Valeur (comme on voudra dire). Le Grand Architecte de l'Univers serait, si vous me permettez ce langage métaphysique, le fondement ontologique (16) de cet ordre de la pensée et par là même de la liberté. Affirmer la liberté de la pensée, affirmer l'existence de la vérité, c'est en même temps pour le Franc-Maçon affirmer le Grand Architecte de l'Univers.
Un éminent philosophe de notre temps, que vous connaissez peut-être, M. Raymond RUYER, a pu écrire ceci : « que l'homme croie ou non consciem­ment en Dieu n'a métaphysiquement pas d'importance parce que en deçà de cette conscience seconde il y a une conscience première qui pose Dieu sans avoir besoin de se poser elle-même ». C'est dans le même sens, semble-t-il, qu'au siècle dernier, Jules Lagneau dans son célèbre « Cours sur Dieu » écrivait « que les athées seraient des hommes qui se refusent à reconnaître Dieu dans l'image mutilée qu'on leur en présente ». Et Alain — y a-t-il esprit plus libre ? — prolongeant la pensée de son maître a pu dire à son tour : « Toute morale sup­pose de faux dieux démasqués et un vrai Dieu ». Au fond, mon cher Philon, pourquoi le Grand Architecte de l'Univers, tel que j'ai essayé de le définir, ne serait-il pas ce « vrai Dieu » que nous opposerions à tous les autres dieux de l'histoire, ceux des religions comme ceux de la science, sans oublier les nou­veaux dieux de nos modernes idéologies ?

Philon :

Mais Théophile nous voilà revenus encore à ce Dieu des philosophes et des savants...

Théophile :

Peut-être, Philon. Je vous dirais encore que ce Dieu des philosophes et des savants, je ne sais pas s'il existe comme je sais que 2 -I- 2 font 4 et que la chaleur dilate les métaux. Mais il me semble avoir des vertus irremplaçables. Ecoutez ce que dit encore M. Raymond RUYER dans son livre « Dieu des Reli­gions, Dieu de la Science » (17) : « Le Dieu des religions particulières favorise la mégalomanie ; de même l'athéisme en tant que religion particulière. Celui qui croit que Dieu favorise son église et celui qui croit que son parti a le pou­voir de décréter la vérité se ressemblent en ceci qu'ils sont également menacés de paranoïa ». Et M. R. RUYER ajoute : « Le Dieu des Philosophes parce qu'il est abstrait et qu'il n'est inféodé à rien est efficace contre ce genre de démence, sans risquer de faire tomber dans la folie inverse de l'homme qui se sent écrasé par un Dieu personnel et arbitraire ».

Eh bien, Philon, même s'il déborde largement le Dieu des Philosophes, le Grand Architecte de l'Univers conserve pour moi les mêmes vertus, aussi rares que profondes. En travaillant à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers, le franc-maçon écossais affirme la valeur intemporelle de l'esprit et de la liberté. Et en même temps il affirme fa valeur de l'homme lui-même par qui s'expriment cet esprit et cette liberté. Si bien que le seul humanisme cohérent et véritable, ce serait celui de la Franc-Maçonnerie Ecossaise qui travaille à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers.

Philon :

Il y a un point sur lequel nous sommes tous d'accord :

Quelles que soient les divergences d'interprétation (et il est normal qu'en­tre maçons il n'y ait pas identité totale des façons de penser), le Symbole du Grand Architecte de l'Univers est fondamental, comme la clef de voûte de notre édifice initiatique. En tant que clef de voûte, il est plus indéterminé que les autres symboles : c'est sa fonction qui est essentielle (sa fonction étant la Direction qu'il donne à nos pensées). Il est ce sans quoi les autres symboles n'auraient pas de sens, comme le point à l'infini qu'ils indiquent.

Philon :

Il fut un temps où l'on croyait que la science pouvait résoudre les problè­mes de Sens comme elle résout les problèmes de Fait : c'est l'époque où un médecin célèbre déclarait « n'avoir jamais trouvé l'âme au bout de son scalpel ». Bien sûr ! Mais il faut avoir de ce qu'on appelle « âme » une idée bien naïve pour se la représenter comme quelque chose que l'on trouve ou ne trouve pas, quelque part dans les tissus qui constituent un organisme... C'est exactement la même naïveté que commettraient ceux qui objecteraient à la notion du Grand Architecte de l'Univers que ni l'espace de l'astronomie ni le temps de l'Histoire et de la paléontologie ne révèlent une réalité correspondant à la description que le symbole serait censé donner.

Ce n'est pas — on ne saurait trop y insister — décrire une réalité qui est la fonction d'un symbole : cette fonction consiste plutôt à définir une direction pour la pensée, et surtout pour le sentiment.

Théophile

Ne pourrait-on pas dire du symbole en général, et de celui-ci en particulier, ce qu'Héraclite disait du « dieu dont l'oracle est à Delphes » : « il ne parle pas, il ne dissimule pas, il indique ».

Philon :

C'est bien cela, en effet ; et puisque nous citons, encore une fois, les philosophes grecs, je citerai aussi Platon, lorsqu'il disait qu'il faut aller au vrai avec l'âme tout entière : c'est-à-dire avec le désir et la volonté autant qu'avec l'intelligence et le jugement. Un symbole est un objet qui a la vertu d'opérer un tel regroupement des multiples pouvoirs de l'âme. Cette vertu, sans doute, s'userait rapidement si, tels des dévots, nous faisions du Grand Architecte l'objet de nos constantes préoccupations. Ce n'est pas le cas, puisqu'en fait la seule mention que nous en faisons est la sobre invocation qui ouvre et clôt nos travaux. Et c'est bien ainsi. Car cela suffit à donner aux participants le sentiment qu'ils participent, justement, à quelque chose de plus qu'à une assemblée humaine, trop humaine « ; et en cela la Franc-Maçonnerie accomplit sa vocation, qui est de faire retrouver par chacun de ses membres la plénitude du sens de la vie, que le monde profane ne nous livre, bien souvent, que dispersé, fragmen­taire et aliéné.

(1) Cf. Points de Vue Initiatiques » N. 21 : nouvelle série, N. 1, pp. 19-20.
(2( Cosmogonie : description de la manière dont l'Univers a été formé.
(3) Théogonie : génération des Dieux.
(4) Thalès : 624-548 av. J.-C. Philosophe ionien.
(5) En grec : NOUS.
(6) Voltaire : « Dialogues Philosophiques » (Ed. Garnier). Cf.. Points de Vue Initiatiques = N. 21.
(7) Isaïe : ° J'ai appelé le Ciel et la Terre et ils se sont présentés ..
Judith : « Vous avez dit Seigneur et tout a été fait ; vous avez soufflé et tout a été créé »
(8) Cf.: « Points de Vue Intiatiques » : N. 21, pages 21-22 : « Au commencement que Dieu créa le ciel et la terre, la terre était tohu-bohu... »
(9) Rapprocher du Dieu de la Bible : = Je suis ce que je suis
(10) F. Alquié : « La Nostalgie de l'Etre = (P.U.F.).
(11) Entropie : fonction mathématique exprimant le principe de la dégradation de l'énergie.
(12) Points de Vue Initiatiques No 21.
(13) « Que la sagesse préside à la construction de notre temple, que la force l'accomplisse, que la beauté l'orne ....
(14) Cf. : Conférence de M. Ferdinand Alquié : « Théologie, Scepticisme et Liberté de Pensée faite à la Grande Loge de France le 17 mars 1969.
(15) Axiologique : qui concerne les valeurs. L'axiologie est la Théorie des Valeurs.
(16) Ontologique : qui se rapporte à l'ontologie, c'est-à-dire à la Théorie de l'Etre.
(17) Flammarion.

Publié dans le PVI N° 5 - 1éme trimestre 1972  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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