GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1972

Objectivité Maçonnique ou
D'un certain aspect de la Liberté

La vie que nous avons menée, vous et moi, chacun pour sa part personnelle, nous a enseigné que nous vivions dans un environnement de conflits, certains auxquels nous étions nous-mêmes mêlés, d'autres qui ne nous touchaient guère mais que nous ne pouvions pas ignorer. Cela se passait, et se passe toujours, sur le plan intime, sur le plan familial, sur le plan professionnel, sur le plan civique et social et dans un rayon de plus en plus étendu.

Face à de tels problèmes, nous nous comportons selon notre caractère indi­viduel : les uns prennent au tragique ce que d'autres considèrent comme sans importance, certains se lancent à corps perdu dans la bagarre tandis que d'autres préfèrent l'arrangement à l'amiable, le compromis, l'arbitrage.

Lorsqu'il nous arrive de devoir trancher un différent entre tierces personnes, nous nous efforçons d'être objectifs, d'évaluer correctement le doit et l'avoir, les torts et les raisons des parties en cause et de leur proposer une solution qui leur convienne parce qu'elle est équitable. Mais quand nous nous trouvons enga­gés nous-mêmes et qu'il s'agit de savoir qui doit l'emporter, de l'autre ou de nous-mêmes, notre jugement est souvent pris en défaut : nous sommes les avocats de notre propre thèse, et cela est tout à fait naturel. Pourtant, cette atti­tude nous empêche fréquemment de prévoir l'issue probable de notre conflit, et si cette issue ne nous est pas favorable, nous nous sentons frustrés, alors qu'une évaluation impartiale des chances de gagner ou de perdre aurait pu et dû nous mettre en garde. Alors nous soupirons : « Ah ! si j'avais vu plus juste, je m'y serais pris autrement !

Tant que nous avons affaire aux petits problèmes quotidiens, les risques que nous courons ne sont pas énormes. Mais notre époque se distingue de celle de nos pères et de nos grands-pères par l'augmentation et l'extension des conflits auxquels nous sommes mêlés sans le savoir ou contre notre gré. Le domaine des divergences conjugales, familiales, professionnelles et, en fin de compte, sociales, voire politiques, devient si grand que nous cessons de les dominer et que nous ne réussissons plus à les résoudre au mieux. De plus en plus souvent et de plus en plus vivement, nous nous sentons les victimes d'une injustice, d'une incompréhension, d'une agression également préjudiciables. Nous devenons mé­fiants, aigris, mécontents, vindicatifs, ce qui ne nous aide certainement pas lorsque de nouveaux conflits viennent relayer les anciens.

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Depuis l'Antiquité, on enseigne aux jeunes générations qu'on ne saurait être à la fois juge et partie, que d'avoir raison sur un point n'implique pas d'obtenir gain de cause dans l'ensemble, et que mieux vaut un mauvais arrangement qu'un mauvais procès. On nous conseille maintenant d'apprendre à nous mettre à la place de notre adversaire, à juger son attitude le plus objectivement possible au lieu de la déformer et à adapter la nôtre aux circonstances changeantes. A qui est due cette optique nouvelle ? Nous croyons bien (qu'on nous en excuse) que c'est à la Franc-Maçonnerie car cette attitude est conforme aux principes fonda­mentaux de l'Ordre.

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Reportons-nous si vous le voulez bien à l'histoire pour mieux comprendre cette mutation. Rappelons-nous les temps où les prêtres allaient consulter la divinité qu'ils servaient ou bien l'oracle dont ils avaient la garde, ou encore qu'ils prônaient le jugement de Dieu pour savoir ce qui était bon ou mauvais, juste ou injuste, favorable ou défavorable, et qui était coupable ou innocent. Pour le bas peuple, mais aussi pour les puissants de l'heure, il fallait le verdict d'une autorité incontestée et incontestable avant qu'il leur fût loisible d'agir dans le sens propice. Mais souvenons-nous aussi de l'obscurité qui souvent caracté­risait les verdicts divins, ce qui dénotait soit le désarroi des prêtres, soit leur manque de compréhension devant les conflits ou les problèmes à résoudre, soit même le déséquilibre des pressions, des influences, des intérêts.

Pour asseoir la vie en société sur des bases solides, les Romains avaient développé le droit écrit, et une floraison de codes en bonne et due forme rempla­çaient ou recouvraient les us et coutumes que l'empirisme ou la divination avait laisser s'installer ici et là, selon les régions et selon les climats. Quelques docu­ments antérieurs, comme le code de Hammourabi à Babylone, et d'autres, dont on a retrouvé trace en Inde, en Egypte, en Chine ou ailleurs, témoignent de tentatives faites pour établir des règles grâce auxquelles les hommes auraient pu résoudre leurs conflits. Mentionnons également l'Ancien Testament, mélange d'histoire et de législation. Pourtant, aujourd'hui encore, Il existe des peuples entiers dépourvus de code juridique permettant de dire le droit, et laissant toute liberté aux plus forts, aux présumés sages ou inspirés, d'imposer leur volonté aux plus faibles matériellement ou en esprit. Et que penser de telle jurispru­dence dite « constante » . ?

Avec la naissance des sciences exactes dans l'Occident un nouvel étalon pour décider de ce qui est juste et de ce qui ne l'est pas s'était pourtant peu à peu imposé, corrigeant ce que les formules plus anciennes pouvaient avoir d'arbitraire ou de choquant. Songeons pour simplifier aux seules règles si diver­gentes qui président aux rapports entre l'homme et la femme à travers les âges et les pays. Il fallait la sociologie, la psychologie, la médecine, l'économie et tant d'autres disciplines pour établir le pourquoi et le comment de relations entre les sexes qui reposassent sur autre chose que des conventions aléatoires.

Les Francs-Maçons du XVIII° siècle, inspirant la Royal Society de Londres et les Encyclopédistes en France, se sont parfaitement rendu compte de la nécessité impérieuse de trouver des codes nouveaux, stables, dignes de confiance et surtout clairs et facilement applicables. Et ils considéraient que les Loges maçonniques étaient un excellent milieu pour enseigner aux hommes de bonne volonté et de bonnes moeurs qu'ils pouvaient apprendre à définir eux-mêmes, grâce à leurs propres efforts et à la faveur de règles de comportement solide­ment établies, un mode de vie qui leur évitât nombre de conflits majeurs de la vie des peuples. La première partie de cette tâche fut dévolue aux Loges sym­boliques des trois premiers grades, la seconde à ce qu'on appelle les Hauts- Grades Ecossais, dont l'étude en profondeur est aujourd'hui entreprise.

On sait, par exemple et dans l'ensemble, ce qu'exigent les Francs-Maçons de la Grande Loge de France dès qu'un postulant est admis parmi eux : qu'il sache reconnaître par ses propres moyens ce qui auparavant eût dû lui être dicté par des systèmes de morale respectables certes mais néanmoins figés dans leur forme et dans leur contenu. Le liberté de jugement, qui est la première liberté digne de ce nom, la liberté de jugement dans un contexte de vérité et de justice est le but recherché par nos Loges et, partant, développée en chacun de nos frères.

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Loin de conduire à l'arbitraire, cet enseignement est destiné à adapter le plus sainement possible le maçon à son milieu familial, professionnel, social. Mais il doit d'abord apprendre à se connaître lui-même avec assez de précision pour être en mesure de comprendre avec la même précision ce qui peut se passer dans l'esprit de son prochain, de son frère, des autres hommes. Ce fai­sant, il apprend aussi à juger l'ensemble de la vie menée par ses pairs, la valeur de l'ordre social dans lequel il se trouve placé, ainsi que l'esprit qui souffle parmi les hommes de son temps.

Il serait naturellement présomptueux, et d'ailleurs faux, de prétendre qu'il faut être maçon pour savoir juger son époque ou que tous les maçons ont la même opinion sur le monde. Bien au contraire, des images très différentes se forment et se cristallisent en chacun de nous, et nous savons pertinemment qu'aucune uniformité en ce domaine n'est possible, ni d'ailleurs souhaitable.

Nous sommes donc obligés, en même temps que nous acquérons notre liberté de jugement, de cultiver notre liberté de choix, la liberté de choisir parmi les libertés possibles celles qui nous paraissent le mieux correspondre au vrai et au juste. Jugeant notre prochain, nous devons donc avoir présent à l'esprit la très grande probabilité que les choix faits par l'autre ne sont pas exactement les mêmes que les nôtres, mais que les uns peuvent être aussi légitimes que les autres, créer le même genre de responsabilité et exclure les mêmes tares indi­viduelles et sociales.

Toujours par le processus de formation qui se poursuit inlassablement en Loge, le Franc-Maçon se voit enseigner une troisième liberté, celle de juger ou de ne pas juger, de choisir ou de ne pas choisir, de trancher ou de s'abstenir, d'agir ou non dans l'immédiat ou dans le futur. Il est ainsi d'autant plus libre dans son comportement et dans son action qu'il saura mieux se mettre à la place d'autrui. Se mettre à la place d'autrui, c'est en effet à la fois la condition et le moyen de couper court aux conflits, de résoudre les problèmes les plus épineux, de prévenir la répétition des fautes commises hier ou au moment présent.

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De grâce, réfléchissons sans passion aucune : quelle serait la raison ma­jeure pour que les hommes du vingtième siècle formés à l'école maçonnique soient encore et toujours contraints de s'adresser à un tiers, à un juge, à un directeur de conscience pour savoir ce qu'il faut faire ou ne pas faire ? Au contraire, n'aurait-il pas plutôt le droit d'exiger de tout juge qu'il soit initié aux enseignements maçonniques afin de pouvoir se mettre à la place des deux adversaires qui sont justiciables de sa sagacité ?

Qu'on nous comprenne bien : le maçon ne s'arroge nullement le droit de modifier les codes existants ou de les interpréter à sa guise. Il veut avant tout que l'application de ces codes se fasse dans le plein respect de la dignité humaine, de l'esprit qui régit la matière, de la création qui entraîne parfois cer­taines destructions. Car le droit doit être au service de l'homme autant que l'homme au service du droit.

La formule choisie ici est évidemment banale : savoir être à la fois juge et partie. Venant de la bouche des Maçons Ecossais réunis dans la Grande Loge de France, cela signifie que la justice doit avoir, pour penser vrai et dire juste, les yeux grands ouverts sans bandeau d'erreur ni oeillères de préjugés. Même dans un litige où il est lui-même partie, le franc-maçon saura ' se mettre dans la peau » de son adversaire et suivre le fil des réflexions du juge afin de résoudre au plus vite le différend par un arrangement aussi fraternel que possible et dans lequel nul ne risque de perdre la face. Seules méritent de déboucher sur une sentence tranchante les revendications de la mauvaise foi contre laquelle le maçon le plus sage ne peut rien, car il est des moments où il faut savoir dire : a Jusque-là et pas plus loin

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Mais n'est-il pas plus beau et plus encourageant d'espérer qu'un jour les litiges eux-mêmes disparaîtront parce qu'il n'y aura plus que des maçons des deux côtés et que la liberté et la fraternité, bien comprises, pourront enfin, comme on dit dans le langage de nos grands Anciens, être ' mises de niveau » ?

AVRIL 1972

Publié dans le PVI N° 5 - 1éme trimestre 1972  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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