GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1971

Albert BOUZANQUET

Le 3 février 1971, dans son grand temple de la rue Puteaux, tout tendu de noir, la Grande Loge de France et la Loge Le Général Peigné, rendaient hommage à l'un de ses plus dévoués membres, Albert BOUZANQUET, Conseiller Fédéral de la Grande Loge, et Secrétaire Général de l'Entraide Fraternelle, qui venait de disparaître, et pour employer notre terminologie maçonnique, était passé à l'Orient Eternel.

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Albert BOUZANQUET était né le 31 août 1897 à CLARENSAC, dans le Gard, région riche en militants et hommes généreux. Personne ne pouvait croire qu'il avait 73 ans.

Employé à l'Administration du Service du Génie, il participa d'une façon brillante à la guerre de 1914-1918, comme à celle de 1939-1945, montrant ainsi que le fait de lutter pour une meilleure justice sociale ne dispense pas d'accomplir son devoir avec éclat quand son pays l'exige.

Ses titres militaires sont multiples : Rosette de la Légion d'Honneur à titre militaire ; Croix de Guerre avec palmes ; Médaille de la Résistance. Mais il est avant tout un syndicaliste enthousiaste qui sacrifie tout à son idéal. N'est-ce pas symbolique de relever que la dernière étude qu'il préparait était consacrée à la Chevalerie du Travail. Il milite en Tunisie où il devient Secrétaire Général de l'Union des Syndicats, de 1925 à 1935, date à laquelle il sera expulsé par le Résident Général de France, pour son action syndicale. Il se rend alors en France, et milite dans les milieux syndicaux grenoblois.

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C'est également à Grenoble qu'il se fera initier à la Grande Loge de France, à la Loge « L'Avenir ».

Il aimait raconter ses luttes syndicales des années d'avant-guerre, les déplacements difficiles des militants impécunieux, la quête à la fin des réunions, où l'on faisait passer un chapeau parmi les assistants, pour payer les modestes frais des déplacements de l'orateur, les nuits glaciales dans les salles d'at­tente des gares, quand on n'avait pas suffisamment d'argent pour payer une chambre d'hôtel, si modeste fût-elle.

Il conserva toujours de cette période un goût de l'ascétisme et de la pureté. C'étaient les années encore héroïques du syndicalisme ouvrier.

C'est aussi la victoire du Front Populaire ; ce syndicaliste fervent, ce socialiste de toujours, revient en Tunisie où il sera membre du Conseil Econo­mique de 1936 à 1940, et Conseiller Municipal de Tunis. Il sera délégué à l'As­semblée Consultative Provisoire à Alger, et à Paris, de 1943 à 1945. Le Général de GAULLE, soucieux de connaître le syndicalisme et les problèmes ouvriers, avait, avec BOUZANQUET, des entretiens presque journaliers, et les deux hommes pourtant si différents, sympathisaient assez curieusement. Plus tard, beaucoup plus tard, le Président De Gaulle lui offrit le Ministère du Travail, mais Albert BOUZANQUET, aussi rigide dans ses convictions politiques per­sonnelles, qu'il était généreux pour les autres, déclina cette invitation d'un homme qu'il respectait beaucoup par ailleurs.

C'est aussi Albert BOUZANQUET qui, avec le Grand Maître DUMESNIL de GRAMONT, et d'autres que je m'excuse de ne pas citer, fit abolir le décret de Vichy interdisant la Franc-Maçonnerie en France.

Comme ceux qui ont beaucoup oeuvré pour le combat de la Liberté, il aimait à se rappeler ces moments de sa vie.

Après la Libération, il devient presque impossible d'énumérer toutes les activités d'Albert BOUZANQUET, tant elles sont multiples. Je vais tout de même essayer de le faire.

— Secrétaire Confédéral de la C.G.T., et Directeur du Journal LE PEUPLE, de 1944 à 1947. A cette date, il fonde la C.G.T. Force Ouvrière dont il sera le Secrétaire Confédéral, de même qu'il sera le Directeur du Journal « FORCE OUVRIERE », l'Administrateur de Confédérations syndicales, des Caisses des

Ecoles, le journaliste du PROVENÇAL et de LA DEPECHE DU MIDI, le profes­seur du Collège Libre des Sciences Economiques et Sociales. Mais ses activités se manifestent aussi à l'extérieur de notre pays.

Il participe à la conférence de NEW DELHI, en 1947, comme délégué du Gouvernement Français ; il accomplit des missions en Afrique du Nord, en Afrique Noire, et au VIET.NAM. Il est expert à la Haute Autorité du Pool Charbon-acier ; de 1952 à 1958, pour les, questions économiques et sociales, il s'occupe également du Mouvement Européen.

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Mais, il est avant tout Maçon de la GRANDE LOGE DE FRANCE, Vénérable de la Loge LE GENERAL PEIGNÉ. Il devient Grand Secrétaire de la GRANDE LOGE DE FRANCE en 1965. Il déploiera à ce poste, cette énergie dont il avait le secret. Il est partout, la Grande Loge décide-t-elle de « rajeunir ses locaux », il est là chaque matin, été comme hiver, surveillant les travaux ; que dis-je surveillant, — en blouse d'ouvrier, il est le maçon opératif qui prend une part prépondérante aux travaux.. Le premier rue Puteaux, il est encore dans les bureaux, — si l'on peut les appeler encore ainsi, — aux heures les plus reculées de la nuit.

Le Sérénissime Grand Maître de la GRANDE LOGE DE FRANCE, Richard DUPUY, pouvait, à juste titre, lors de l'inauguration des nouveaux locaux, lui rendre l'hommage qui lui était dû.

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Ce dévouement sans limite, cette gentillesse extraordinaire, il devait aussi les manifester à l'Entraide Fraternelle, quand il quitta le poste de Grand Secré­taire.

L'Entraide Fraternelle est une Organisation dont nous sommes, à juste titre, très fiers, car si on nous surnomme parfois « Les Enfants de la Veuve », c'est parce que nous voulons manifester notre solidarité et notre fraternité aux familles de nos amis disparus, comme nous la manifestons à tous nos Frères dans le besoin.

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Depuis quelques mois, Albert BOUZANQUET était malade, très malade ; il feignait d'ignorer le mal incurable dont il était atteint, et je revois encore, lors de notre dernière rencontre, sa grande silhouette, longue et mince s'éloigner comme une ombre dans le désert de la nuit.

Mais si la grande figure d'Albert BOUZANQUET est allée rejoindre l'Orient Eternel, nous n'oublions pas que l'image de la mort est toujours présente aux Maçons depuis le moment où, jeunes initiés, ils réfléchissent au sens de la vie dans le cabinet de réflexion, jusqu'aux cérémonies d'accession aux degrés supérieurs où ils méditent sur la disparition du Maître HIRAM, légendaire cons­tructeur du Temple de Salomon à JERUSALEM.

La disparition d'un Maçon est marquée par une cérémonie funèbre dont la signification profonde doit vous permettre de comprendre le sens de notre Ordre et sa symbolique.

Après avoir marqué par une batterie de tristesse la disparition d'un Frère bien aimé, nous célébrons par une batterie d'allégresse notre foi dans la vie. BOSSUET, à peine âgé de 30 ans, devait, à METZ en 1656, dans un de ses premiers grands éloges funèbres, définir sa conception de la condition humaine :

« Quand l'Eglise ouvre la bouche de ses prédicateurs dans les funérailles de ses enfants, ce n'est pas pour accroître la pompe du deuil par des plaintes étudiées, ni pour satisfaire l'ambition des vivants par de vains éloges des morts, elle se propose un objet plus noble dans les derniers devoirs que l'on rend aux morts en faisant contempler à leurs auditeurs la commune condition de tous les mortels, afin que la pensée de la mort leur donne un sain dégoût de la vie présente ».

Cette conception de la mort, et par suite, ce sens donné à la vie, ne pouvaient en rien satisfaire Albert BOUZANQUET dont la vie entière, comme celle de tant d'autres Maçons, a été consacrée à l'amélioration de la condition de l'homme ici bas !

Ce grand humaniste, ce grand syndicaliste, voulait au contraire que l'homme sur terre appréciât la valeur de chacun des instants terrestres. Il avait compris, comme le NATHANAEL des Nourritures Terrestres, que chaque instant de la vie ne prendrait pas son éclat admirable, sinon détaché, pour ainsi dire, sur le fond très obscur de la mort.

Albert BOUZANQUET voulait que l'Ordre Ecossais dont nous sommes les dépositaires, corresponde aux besoins profonds de l'homme, qu'il lui permette de répondre à son angoisse ; que face à un monde apparemment absurde il trouve un sens à la vie, il ne se réfugie pas dans le désespoir comme les héros d'Albert CAMUS ou comme tant de jeunes qui sont privés présentement de tout idéal.

Albert BOUZANQUET voulait pétrir un homme juste et fraternel, et il sou­haitait, comme nous, diffuser une nouvelle morale basée sur la connaissance du réel, l'amour véritable de son prochain, la foi dans le progrès collectif, et le goût du travail humanisé.

La connaissance du réel, le goût du travail que nous glorifions dans notre Ordre issu des Compagnons opératifs, il l'avait durement acquis dans ses luttes syndicales.

Son amour du prochain, il le pratiquait, non seulement dans la réunion de notre Ordre, mais au sein de l'Entraide Fraternelle.

Sa foi dans le progrès collectif, il la proclamait à chacune de nos réunions maçonniques, comme il l'a si souvent proclamée à ses causeries de LA GRANDE LOGE DE FRANCE.

Il souhaitait faire comprendre à tous les jeunes perdus dans la foule soli­taire, qu'ils doivent oeuvrer, au sein d'un groupe librement consenti. Il prônait que la véritable lutte de l'homme contre la mort, c'est de comprendre que la vie ne peut être vécue que solidairement et moralement avec ses semblables. Il aimait répéter, comme le dit un de nos amis heureusement ici-bas, que les loges sont remplies de tous les Maçons disparus, et de tous ceux qui, pré­sents, oeuvrent dans le même dessein et donnent ainsi un sens à la mort comme ils le donnent à la vie.

Aussi, est-ce la raison pour laquelle nous terminons toujours nos réunions, même les plus tristes, par cette batterie d'allégresse, par cet hommage à la vie et à la joie, semblable à ce grand initié que fut BEETHOVEN qui, malgré les infirmités de la maladie, célébrait les joies du monde.

Pour nous, Maçons, croyant dans le devenir de l'humanité, l'effort de chaque Maçon se poursuit dans l’œuvre collective à travers les temps. Lorsqu'un Frère a disparu, les frères de sa loge se rassemblent, et font la chaîne, un maillon manque à la chaîne qui vient d'être brisée, mais le plus jeune frère initié vient prendre place dans la chaîne, dans la ronde éternelle. Alors la chaîne est reconstituée, le frère disparu n'a pas oeuvré en vain, et comme le dit notre rituel : RIEN NE MEURT, TOUT SE PROLONGE.


Texte de l'allocution prononcée au micro de France-Culture. le 21 mars 1971, par le Grand Orateur de la Grande Loge de France.


Publié dans le PVI N° 1 - 1éme trimestre 1971   Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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