GLMFMM Bulletin : Khalam 02/2011

L'écrit et la parole
en Franc-Maçonnerie de rite égyptien


J'ai parfois l'impression de parler une langue parallèle
 qui en dit davantage parce qu'elle échappe à une logique cartésienne;
j'ai plaisir à la chanter parce que sa signification est ouverte à la vie
”.

Alain Baschung
(Entretien accordé au quotidien Le Monde)

Mesdames, mesdemoiselles, messieurs,
Chers frères et sœurs,

Donc, pour ne s'en référer qu'aux intervenants précédents, un être humain écrit pour retrou­ver le fil de son existence et, par­fois, découvrir celui de son histoire future par induction; les collèges initiatiques écrivent dans la même dimension appliquée à l'humanité tout entière, à travers les rituels et les rites initiatiques, afin de concourir à l'avènement d'un monde meilleur, sinon du meilleur des mondes.

L'écrivain est un aventurier du monde de l'intérieur, à la re­cherche de l'intime collectif et des instincts individuels; il a pour vocation d'exprimer l'inavouable pour rétablir les ponts coupés entre le corps et l'esprit afin de tenter de faire coïncider l'exis­tence à l'être. Pour cela il doit : “Tirer l'étincelle et le feu des entrailles du verbe” (Marcel Mo­reau).

Les états supérieurs de cons­cience autorisent toutes les con­nexions et peuvent atteindre des niveaux surprenants chez les êtres évolués (cette notion d'évolution n'ayant rien à voir avec l'instruction ou le niveau social, mais relevant de la capacité de perce­voir au-delà des sens objectifs). Or, nous savons que la conscience dépend de l'intention préalable, de la pensée ; transformons la pensée et notre conscience se modifie, c'est le but de tout sys­tème qui tend à l'amélioration de l'individu comme ceux des rites maçonniques de tradition.

Derrière tout écrit, individuel ou collectif (rituel), il y a une pensée, une intention, qu'il nous faut rechercher en tant que lecteur-acteur si l'on veut comprendre les mots employés; c'est cela la lecture en esprit que nous suggèrent les idéogrammes hiéroglyphiques de la Vieille Égypte et les écrits de nos rituels; il nous faut en lisant tenter de pénétrer la pensée de l'auteur pour devenir des opérateurs conscients de la vie. Car il y a en chaque écrit une part d'ombre autonome qui se manifeste au fil des mots, comme si ceux-ci, pourtant activés par le mental et transcrits par la main, acquéraient par leur agencement une vie pro­pre. Peut être est-ce dû au fait que certains ouvrages écrits sont le fruit de l'inconscient en action, souvent de manière diffuse, plus que de l'intellectualité acquise, reflétant en cela la pensée placée en exergue du présent essai. À partir de mes innombrables lec­tures et de quelques écrits per­sonnels, je me suis convaincu que, si l'écriture paraît relever a priori de l'intellect et du geste, il y en chaque livre une part extra dimensionnelle dont l'auteur n'est que le canal, le plus souvent à son insu. Quel rédacteur peut en effet affirmer que l'épilogue de son ouvrage s'imposait à lui lorsqu'il écrivit la première ligne du prologue ? C'est aussi par cet aspect quasi métaphysique de toute
forme d'écriture que se trouve validée l'expérience de la vie, car écrire permet de faire émerger nos peurs, nos douleurs, nos ombres, nos lumières, tout en nous permettant, tel “un miroir que l'on promène le long de notre che­min” (Stendhal), d'apercevoir celles des autres à partir de cet indispensable combat démystificateur qu'on livre en permanence pour avancer vers soi-même.

La parole et l'écriture sont provisoirement nécessaires pour transmettre les méthodes qui per­mettent de transformer le comportement de l'initié ayant perdu le contact avec la Nature et son environnement puis, ensuite, lorsqu'il est devenu “le vivant symbole” de ce qu'il porte dès l'entrée en lui du premier souffle de vie, seul son comportement suffit à la transmission de l'essentiel dans le silence de la danse sacrée per­sonnifiée par le geste juste silencieux de l'officier de loge officiant (cf. là encore notre arcane XXI du Livre de Thot-Hermès).

Certes, il est indéniable que l'écriture humaine est de portée relative, parce qu'inscrite dans le temps et dans l'espace d'une existence personnelle par nature changeante; raison pour laquelle les grands avatars de l'humanité se sont toujours méfiés, non pas de l'écriture en elle-même, mais de son usage et des interprétations scolastiques en tant que forme figée du verbe; voilà pourquoi, malgré leur immense savoir et leur maîtrise parfaite du verbe, Jésus et Siddhârta (comme Socrate d'ailleurs dont toute la mécanique de pensée imprègne les rituels initiatiques occidentaux) n'écrivirent jamais rien afin d'empêcher ce que pourtant firent contre leurs volontés leurs préten­dus adeptes, c'est-à-dire la création en leurs noms de religions et

d'églises par nature réductrices de la pensée et asservissantes des êtres. Ces deux Pilotes de l'humanité ont écrit l'histoire sacrée de l'humanité avec leur comportement, par l'exemple du geste juste suggéré aux membres d'une loge maçonnique par la mise en œuvre parfaite d'un rituel par le collège des officiers en œuvre du rituel. Il semble donc nécessaire d'aborder ce qui peut apparaître comme paradoxal s'agissant de l'écriture qui est à la fois véhicule, support, conserva­teur de la pensée humaine et de l'histoire des hommes, et aussi, selon son usage, déformatrice, réductrice, manipulatrice de celles-ci ; de l'écriture, phase intermédiaire indispensable à la révélation et à l'expression de la nature humaine individuelle, mais totale‑
ment inutile pour ceux, très rares néanmoins, dont le verbe se transcrit principalement dans l'action parfaite et par les intentions sublimées qu'ils diffusent sans ne plus avoir besoin des mots pour communiquer avec les dieux et les hommes.

Il nous faut donc considérer l'usage de l'outil sacré qu'est le Khalam comme temporaire dans le cheminement ésotérique car il n'est qu'une phase, certes sa crée et indispensable mais néan­moins intermédiaire et transitoire, dans l'attente de la lecture cardiaque des êtres et des choses ; d'où la nécessité pour l'Initié, comme pour toutes les autres sciences sacrées précitées, de savoir l'abandonner lorsque que son œuvre d'extraction de l'inconscient et de communication utilement inspirée sera achevée, pour laisser place à la relation directe du Réalisé avec son Créateur et la Création, puisque l'Être réalisé devient lui-même le Logos incarné n'ayant plus besoin de support ou d'ustensile autre que lui-même et de vecteur autre que son comportement. Là encore, l'exemple des Grands Initiés phares de l'humanité que furent Jésus et Siddhârta nous montre clairement le mode d'emploi. Mais dans l'attente de cette phase ultime d'expression terrestre de l'être, l'écriture nécessite, comme tout outil sacré, un usage soutenu afin d'être maîtrisée au-delà de la seule transcription des apparences quotidiennes, pour l'abandonner ensuite lorsqu'elle n'est plus nécessaire, c'est-à-dire lorsque le Khalam s'est fait geste, acte, juste et utile.

L'écrit possède donc des ver­tus propres, bien qu'il soit de valeur temporaire, voire temporel, parce que toute la saga humaine connue démontre que l'Homme à l'état conscient ne retient de l'histoire des hommes que ce qui est écrit, dans la pierre ou sur le papier ; parce que les images fugaces transcrites sur les écrans de télévisions ou d'ordinateurs n'existent pas au-delà de l'instant présent et qu'il n'en restera rien dès les instants suivants, car ces images-là ne sont que l'apparence tronquée et impermanente de l'acte et de la pensée, oubliant systématiquement l'essentiel, c'est-à-dire les êtres humains qui se trouvent derrière ces instanta­nés visuels. Et puis, tracer un mot, cela permet de se l'approprier de manière durable, de fixer dans notre mémoire génétique l'idée, et non le sens, qu'il porte, avec, surtout, la possibilité de vivre et faire vivre cette idée qu'il renferme en la libérant pour laisser place à d'autres pensées; d'où la nécessité de toujours en faire l'usage qu'il convient car quel outil plus efficace que le mot juste pour sauver l'être en déshérence, quelle arme plus redoutable que le mot qui peut détruire celui qui n'est pas en état de le recevoir ? In fine, le mot juste est celui qui a été pensé au préalable dans le nécessaire silence intime de l'auteur.

Il nous est enseigné que le Verbe (l'énergie cosmique universelle conférant la vie) est Divin ; se priver du Verbe serait donc se priver de Dieu ; mais à quel verbe la Tradition fait-elle référence ?
Assurément pas à celui qui est porté par les inutiles bavardages dont nous sommes les témoins sinon les acteurs au quotidien, pas plus que celui qui est porté par les représentants autant officiels que sectaires de certains groupes religieux asservissants les esprits à de viles fins. Peut-être s'agit-il de celui qui est le fruit de l'écriture car celle-ci offre le privilège de passer le verbiage sté­rile par le filtre de la réflexion intérieure, elle-même guidée par la Conscience universelle inspi­rant tout porteur sincère et persé­vérant du Khalam. En réalité, le plus sûr complice de la “Dame aux écritures” qui préside aux tra­vaux de chaque auteur sincère et persévérant est le silence, attribut parfait de l'Initié à l'écoute de son étoile sur le chemin du temple, creuset dans lequel se façonne le langage du cœur traduit par ce Khalam outil privilégié de l'Esprit à l’œuvre. De cette manière, par l'écrit, les absences subies ou volontaires se répondent au-delà de l'espace et du temps et nous appréhendons un peu mieux cette “béance métaphysique” que nous devons remplir individuellement et que nous approchons immanqua­blement (si nous conjuguons au quotidien les deux vertus fonda­mentales requises que sont la sin­cérité et la persévérance) lors de notre quête des origines qui, seule, permet de nous projeter dans notre propre avenir. Nous atteignons donc ici la véritable signification du Khalam qui est avant tout l'art du tracé des plans et des idéogrammes, de la délimitation de l'espace-temps provisoirement utile au Pérégrinus et à la matérialisation de sa pensée sur le seul chemin qui compte: Le sien.

Ce qui est dérangeant et est donc occulté par beaucoup des systèmes initiatiques que l'on rencontre aujourd'hui, c'est que l'Initiation a pour vocation première de mettre en lumière d'abord et avant tout la part d'ombre que tout être humain porte en lui afin que consciemment et paisiblement il puisse la transformer en son exact contraire blanc par inverse­ment de la polarité de la force à l'œuvre. Nos rituels maçonnique, dès celui du premier degré symbolique de la F.M., nous informent sur cette fonc­tion primordiale, mais cela est évacué au profit de disserta­tions philosophiques sur la condition humaine sans beaucoup d'intérêt au regard de la tâche essentielle qui se pré­sente à tout nouvel initié.

Comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement puisque, pour met­tre en avant la part de lumière à laquelle nous pouvons prétendre, il nous est indiqué à longueur de cérémonies que nous devons nous défaire de cette “partie diabolique” qui habite l'homme, nous suggérant que le diable n'est en réalité ni l'antéchrist ni un personnage anthropomorphe quel­conque, mais la partie sombre de nous-mêmes, et que l'enfer n'est pas un lieu particulier (concept en réalité conçu de toute pièce ficti­vement par certaines religions pour assurer l'asservissement des êtres humains), et qu'il nous faut l'accepter dans un premier temps afin de la regarder en face pour ensuite pouvoir s'en défaire au bénéfice de ce qui peut nous sauver : c'est-à-dire faire émerger la partie divine de l'être en se défaisant de la partie obscure liée à la copulation quasi permanente des hommes avec le monde de la matière lourde. Cet objectif initia­tique fondamental me paraît constituer la vraie raison de l'abandon du chemin initiatique par beaucoup d'appelés sur cette voie car les remises en causes qu'il génère paraissent souvent insupportables, parce qu'il est plus facile de s'abandonner à l'illusion de l'intellectualité et aux apparences de la vie matérielle que de les considérer comme le principal handicap à l'évolution et la régénération.

L'écriture maçonnique, à travers essentiellement celle des rituels et de nos travaux, n'est pas celles des “grandes oeuvres” au sens littéraire et elle ne sert pas à l'apprentissage de la langue ou à élever le niveau de la syntaxe ; elle sert à faire entendre l'inouï, l'ineffable, par l'exploration du monde et des blessures de l'âme ; c'est celle qui est active par son rythme et son ton générateur du sens véritable.

L'homme initié grâce à des symboles mis en action par un rituel ayant fait ses preuves s'intègre dans un autre monde ; quittant le monde profane, il ne cherche plus le pouvoir, et grâce à l'atmosphère sacrée et à la pensée tra­ditionnelle, il peut atteindre la connaissance spirituelle, à l'aide de son imagination intuitive, l'initié parvient à concevoir un autre état, il se crée, c'est en ce sens que “l’on s'initie soi-même” et que la F. M. et la loge ne font que remettre en mains ce qui permet de déclencher le processus.

En attendant, l'écriture, opéra­tion d'alchimie interne complexe transcrite par le Khalam outils d'écriture sacrée, n'est pas un art au sens profane du terme mais que, en participant de l'Art Royal par excellence, elle est une science sacrée au même titre que ses trois consœurs en Méta-Physique, sans méconnaître toutefois la portée relative des sciences sacrées qui ne sont pas la finalité de la quête, mais des outils que le compagnon en chantier doit savoir abandonner (voire détruire comme le font les compagnons du Tour de France) lorsque l’œuvre est achevée. Et j'ai la certitude que nos vies d'initiés, usagers privilégiés de ces sciences du Mystère que nous ont léguées Thot le Sage parmi les sages et Hermès le Trois Fois Mage, sont la naturelle contrepartie de l'usage approprié ou non que l'on en fait, dans le respect des préceptes posés plus avant et peut-être de quelques autres qu'ils nous restent à découvrir sur la courbe de notre propre temps individuel. Dès lors, l'écriture intime, c'est ce qui nous permet de délimiter de manière concrète notre temple intérieur, comme le font les Patriarches consécrateurs lors de l'installation de nos Loges, sous la direction de Séshat, la “Dame aux écritures”, en transposant sur Terre l'orbe céleste des corps stellaires en mouvement.

Le mystère du rituel, écrit et visuel, qui touche au plus profond de l'Être, c'est d'ouvrir les portes secrètes de la conscience dont on ignore le plus souvent l'existence ou que l'on croyait verrouillées à jamais ; ils ont la faculté de rendre intelligible l'esthétique intérieure que porte tout homme qui s'est libéré du despotisme de sa part d'ombre (les oripeaux dont il est question dans la cérémonie du premier degré symbolique) ; il per­met, ce mystère dévoilé par le rituel compris, de révéler au lec­teur initié la banalité du Réel imperceptible sous les couches ssuccessives d'une actualité confectionnée pour les besoins de la morale et des convenances sociales.

Les mots choisis des rituels sont des armes pacifiques desti­nées à vaincre nos ennemsi intimes de l'intérieur, mais redou­tablement efficaces car lorsqu'on lit ou que l'on écoute avec les sens internes, ils s'adressent à l'individu intime, celui qui n'est pas sous l'emprise des normes inhi­bantes et sclérosantes. C'est en cela que ces mots-là peuvent sauver; ils ne tuent que lorsqu'ils sont reçus par l'intellect et le mental qui ne cherchent le plus souvent qu'à adhérer par conformisme appa­rent aux normes en vigueur.

Et la prétendue Parole perdue, qui ne l'est que pour ceux “qui n'ont pas d'oreilles pour entendre”, se reflète dans le silence des pierres des pyramides, des cathédrales et des temples, est perceptible pour ceux “qui ont des yeux pour voir”, car la Connaissance cachée vit dans les symboles des temples et s'offre au regard de tous dans les légendes et les allé­gories des rites en ne se dévoilant qu'aux ressuscités qui reviennent à la vie réelle muets à jamais, car les élus admis aux mystères sont fiancés au silence.

Le rituel, à la fois mouvement, paroles et silence, pour rendre compréhensibles ces pierres des temples, des cathédrales, des pyramides... qui parlent à l'intimité de l'être et qui assurent parmi les hommes l'éternité de ce qu'ils sont.

Dans un Rite authentique, les mots ne sont que la ponctuation du silence qui seul existe à l'état naturel primordial et qui est la condition indispensable pour entendre la musique céleste du Grand Architecte à l’œuvre ; dans le rituel de Loge, même si nous bavardons beaucoup, l'essentiel ne se déroule-t-il pas en silence (entrée et sortie du temple, déambulations d'activation, préparation des cérémonies, pensées de la chaîne d'union...).

En paraphrasant Baudelaire, celui qui parle dans l'espace-temps particulier de la Loge maçonnique est le sujet, la chose, du double qui l'habite et qui l'incite à transcrire les choses qui ne sont pas de ce monde et qui ne sont pas, encore, admises par la pensée dominante. C'est pour cela qu'une planche (c'est-à-dire nos travaux individuels en Loge) ne relève d'aucun commentaire de valeur (ce qui est la manifestation absolue de l'orgueil), puisqu'elle n'a pour seules vertus que de permettre à son auteur de faire le point sur lui-même, et pour ceux qui l'écoute de mieux connaître l'orateur et de réfléchir sur un sujet donné et non sur un être vivant, lequel, en tout état de cause, ne relève pas des hommes pour son évaluation.

Énoncer et dérouler le rituel, c'est se réfugier dans le laboratoire silencieux de l'être intime, c'est reconstruire pas à pas, mor­ceau par morceau, l'album de La vie et de la Création telle qu'on l'aurait voulue, ce que d'aucun considère comme un égarement dans le temps; c'est organiser son absence dans l'espace com­mun en s'installant dans le monde de l'imagination universelle; c'est tenter de se guérir de la “maladie de l'attachement qui présente les symptômes d'une mort non appa­rente” ; c'est se fabriquer grâce au Rite un remède personnel inac­cessible aux laboratoires scientifiques qui n'ont pas accès aux molécules de l'âme dès lors qu'ils se limitent volontairement à celle de la lourde matière. C'est en cela que le rituel initiatique prévaut depuis la nuit des temps sur les protocoles académiques car il constitue la seule véritable “trousse à outils” permettant la conjonction intelligible des atomes subtils et lourds cohabitant en l'être vivant.

À l'image du Tout cosmique, dans une mécanique de précision comme celle de l'horloge intemporelle de Memphis-Misraïm, chaque rouage doit être en situation et en capacité d'accomplir la tâche qui lui est propre sans se mêler de celle du rouage d'à côté dès lors que, dans un tel ordonnancement sophistiqué, l'un des éléments ne peut se substituer aux autres lorsque la mécanique occulte est lancée ; sinon le mouvement du pendule s'interrompt et la vie s'échappe ailleurs, par attraction vers d'autres ensembles en état de fonctionnement adapté. Tel est le sens de tout rituel dont celui qui a été mis en oeuvre aujourd'hui, tel est la fonc­tion du collège d'officiers : être une mécanique humaine de préci­sion permettant de réinsérer momentanément quelques humains dans la mécanique de précision cosmique perpétuelle.

Cela étant, la parole est une étape préalable nécessaire à la véritable initiation intime; j'ai longtemps considéré que, dans les loges maçonniques, nous parlions beaucoup pour ne rien dire, sans résultat tangible, souvent pour s'écouter soi-même sur des sujets bateaux plus où moins intéres­sants parce que mille fois ressas­sés depuis trois siècles que les colonnes du temple nous enten­dent ahaner les mêmes lieux communs. Et puis, un soir de tenue dans ma loge mère, j'ai compris en m'entendant moi-même pontifier sur une question sans véritable importance, que l'emploi de la parole en ce lieu magique du temple maçonnique “réactivé” par la mise en œuvre appropriée du rituel et l'usage respectueux des symboles, a pour
objectif de nous réconcilier avec nous-mêmes en nous faisant découvrir qui nous sommes, en débloquant en nous ce qui s'y trouve déposé dès notre nais­sance et même bien avant.

Cela  n'a rien à voir avec les psychothérapies individuelles ou collectives pratiquées dans les cabinets spécialisés, car il ne s'agit pas ici de faire entrer la vie, l'intimité d'un individu, dans des mots qui, de toute manière, ne revêtent jamais la même signification pour deux interlocuteurs distincts. En loge, en réalité, les mots importent peu, ce qu'ils signifient littéralement ne présente pas d'intérêt particulier; ce qui importe ici c'est ce que l'on exhale avec le souffle de vie libéré, avec le vent du verbe enfin manifesté à titre personnel. En fait en loge, dans le cadre du rituel, nous ne parlons pas aux autres, nous ne dissertons pas collective­ment, nous apprenons à commu­niquer à haute voix avec nous-mêmes, nous apprenons à nous accepter tel que nous sommes, phase préalable à la nécessaire transformation alchi­mique interne portée par les initia­tions successives auxquelles nous sommes admis. En loge, avec les mots, nous mettons en œuvre le V.I.T.R.I.O.L. de la chambre de réflexion, c'est-à-dire que nous apprenons à descendre dans la caverne intime de nos ombres et obscurités pour en extraire “l'or du millième matin” qui n'est pas un minerai ou un métal, mais notre conscience régénérée enfin libre, et nous accomplissons deux fois par mois cette opération d'alchimie transcendantale de la plus belle eau. Cette manifesta­tion de notre authentique parole personnelle, à travers le souffle du verbe incarné, manifeste la dans permanente de l'esprit à laquelle nous sommes invités pour nous sentir vivre et habiter enfin réelle­ment le monde, pour faire en sorte que le verbe maîtrisé devienne action véritable, comme nous y invite le XXIe Arcane majeur (Le Monde en mouvement avec sa danseuse sacrée) du Livre de Thot-Hermès. Ce chant et cette danse intimes, rendus possibles par la dramaturgie sacrée du rituel, constituent à la fois les outils et les étapes du pèlerinage inté­rieur auquel nous sommes invités dès notre réception au premier degré symbolique et que nous accomplirons de manière conti­nue tout au long de notre parcours initiatique.

La mise en œuvre du rituel rend le Rite visible et sonore, en d'autres termes elle permet aux vibrations de l'espace-temps sacré de pénétrer à l'intérieur des présents et de modifier leur per­ception des choses, par modifica­tion vibratoire des molécules dont ils sont composés. En loge, une fois le rituel activé, les mots por­tent la pensée collective accumu­lée du groupe dont les silences, traduits dans les gestes justes des officiers, sont la ponctuation. Car tel est le but du système maçon­nique de faire en sorte que cette  e émergence temporaire de l'être

cardiaque devienne pérenne pour que le Franc-Maçon de loge le soit à titre permanent. La loge réactivée par le rituel juste dans le temple consacré, c'est donc un équipage compétent aux commandes d'un vaisseau spatial évoluant au-delà du temps et de l'espace, permettant ainsi aux molécules physique et chimique de s'alléger en densité pour ne faire plus qu'unes avec celles de l'âme.

La grande erreur de certains cénacles qui se disent initiatiques, toutes obédiences confondues, c'est de vouloir donner aux textes sacrés des significations anthro­pomorphiques, humaines, philo­sophiques et intellectuelles alors qu'ils sont écrits en langage de l'âme pour être interprétés par la conscience spécifique de l'âme.

(Exemples: Anges, plans de conscience, ouvreurs des portes sur les plans de conscience et d'incarnation; Géants de Sirius (Livre d'Enoch) les grands en esprit et non au plan physique ; Sirius, Ishtar, Vénus, siège allégo­rique de la source originelle de l'énergie vitale qui est à l'origine des cycles naturels de la vie mani­festée dans les mystères égyp­tiens par la crue du Nil, etc.).

La véritable transmission est celle qui se fonde sur l'exemple, qui rend visible le silence intérieur de celui qui a reçu et assimilé le mouvement juste, c'est-à-dire celui qui concoure à l'équilibre de l'équilibre naturel et qui est capable de le restituer au bon moment, dans l'espace temps approprié qui est celui de l'égrégore réactivé ; car tel est le véritable sens de tout rituel initiatique ou religieux: rendre visible l'invisible par l'acte juste fondé sur une intention véritable.

Il faut savoir entendre les voix qui nous arrivent de “derrière les portes” qui séparent le royaume des morts, c'est-à-dire du monde profane qui se croit vivant, et le monde des vivants, c'est-à-dire celui de la Réalité en Esprit accessible par la spiritualité quel qu'en soit le vecteur. Il faut apprendre à inverser les valeurs couramment admises qui ont elles-mêmes inversé la vérité entre l'actualité et la réalité des choses ; c'est le pro­pre du mythe d'Hiram -Abif fondateur de toute la F.M. que de nous l'enseigner en rétablissant la réalité du cycle de la vie et de la mort, ou plus exactement en faisant dis­paraître le despotisme de cette dernière en l'apprivoisant par l'apprentissage du processus de régénération et de résurrection en esprit pour en faire un élément de la vie perpétuelle (cf. La Clef d'Hiram).

Les véritables enseignements ne sont pas apparents dans les rituels, ou plus exactement ils le sont de telle manière que l'aide d'un ancien “enseigné” est indis­pensable pour s'en approprier la substance et en prendre le nécessaire. Car depuis Clément d'Alexandrie, nous savons que: “Les mystères, comme Dieu... se transmettent de façon mystérieuse d’initiateur à initié, d’intelligence à intelligence”, que les rituels aussi sophistiqués soient- ils, ne comportent pas de manière écrite l'essentiel, qu'ils ne sont que le support matériel “d'autres choses” laissées à la capacité car­diaque de communication des transmetteurs et perception des récepteurs. Là se trouve la vérita­ble signification de la célèbre phrase de l'Apocalypse de Jean reprise dans nos rituels hermé­tiques: “que ceux qui ont des oreilles entendent et des yeux voient”.

Comment cela se manifeste-t-il ? Prenons l'exemple de l'usage volontaire du “vous” hiératique en loge, lequel participe de cette dépersonnalisation dont il est question lors de la réception au premier degré et de l'absorption de la boisson d'oubli ; il constitue la transcription orale de cette nécessaire dépersonnalisation par abandon de l'égo personnifié par le “tu” démotique. C'est l'outil, avec la tenue vestimentaire uniformisée, de l'effacement des indi­vidualités re-fondues dans l'Unité primordiale synthétisée par la loge ré-unie dans le temple consacré à la reproduction de l'universalité de tout ce qui contribue à l’œuvre collective au service du Bien-Être Général, au bénéfice de l'Unité retrouvée de toutes les personnalités en mouvement dans le cadre du grand inspire collectif réactivé par le rituel. Le tutoiement, participe lui de “la violence totalitaire de la séduction”, c'est une façon de se rassurer sur ses interlocu­teurs en instaurant une promis­cuité qui est censée préserver de la critique tout en faisant entrer l'autre dans le cercle de la connivence. Or en loge nous ne som­mes pas des interlocuteurs mais des frères et sœurs à égalité, sans distinction de grade ou de classe sociale, nous ne sommes pas en connivence sociale mais en symbiose impersonnelle ésotérique, nous n'avons pas besoin d'être rassurés puisque nous sommes installés dans la sécurité parfaitement égalitaire au plan des esprits dans le cadre de la Grande Architecture Universelle. Bien sûr, certains, préférant le domaine factice du mental et de l'intellectualité, font valoir que le “vous” était l'apanage des aristocrates de l'ancien régime qui se l'étaient approprié pour marquer  leur différence avec les classes dites inférieures. Et alors ? Parce qu'ils s'étaient approprié une  valeur sûre, nous devrions la répudier et nous en priver ? Ne sommes-nous pas tous ici des nobles de la pensée et ne tendons-nous pas à la noblesse de comportement, la vraie qui vaille ?

Ce “vous” impersonnel personnalisant l'égrégore unitaire d'une loge, d'un groupe aux aspirations hautes, me fait penser à cette blouse grise ou bleue que nous portions enfants dans les écoles publiques des hussards noirs de la République ; blouse qui avait pour vocation de gommer les dif­férences sociales dans des classes où nous nous retrouvions à égalité, sans distinctions, enfants de mères célibataires, de médecins, de chefs d'entreprises, de directeurs d'écoles (comme c'était le cas à l'école commandant Arnaud de la Croix Rousse).

Si l'on y réfléchit bien, le “vous” interpellatif ou interrogatif énoncé dans le cadre du rituel, loin d'être ringard ou risible, est l'exemple parfait du verbe action, vecteur de trois siècles de pensée et de com­portement maçonnique, en quatre petites lettres car : “Le choix d'un  mot est déjà une interprétation du monde” (Boris Cyrulnik, Le Monde du 17 juillet 2007).

Patrick-Gilbert FRANCOZ Passé Grand Maître Général de l'Ordre maçonnique de Memphis-Misraïm


Publié dans le Khalam - Bulletin N° 33
- Février 2011

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