GLMFMM Bulletin : Khalam 02/2011

Parole initiatique vivante :
Quand la parole, l'écriture et le geste se confondent



“La vie est éternelle car la vie est un état d'être éternel.”


Mesdames, Messieurs,
Très Chères Sœurs, Très Chers Frères,

Nous venons d'évoquer ce khalam tenu par ces scribes de l'Égypte antique qui fréquentaient les textes sacrés et s'imprégnaient de ces sentences millé­naires (medou neters) glorifiant la nature vivante, inlassablement gravées et portées sur les papyrus et autres tablettes d'argile afin d'attester de la présence divine de “l'Unique” tant dans l'univers, que sur terre et dans le cœur de l'homme.

Interrogeons-nous à présent sur la nature de l'encre dans laquelle le scribe d'hier et le Maçon d'Égypte d'aujourd'hui trempent leur khalam.

L'égyptien était profondément monothéiste – cela fait long­temps que les égyptologues sont revenus de leur approche poly­théiste – ayant su intégrer en un principe unique les divers attri­buts et caractères de la divinité qu'on s'accorde à considérer comme des fonctions énergétiques. L'hymne décliné pendant des siècles : “Qu’Amon soit glo­rifié, Celui qui demeure, l’Unique”, constitue, dans une optique pro­fondément naturaliste, scienti­fique et mystique à la fois, la parfaite dédicace du principe fondamental d'Unité de la Nature en dépit de ses manifestations multiples, et témoigne de la connaissance qu'avait l'ancienne Égypte de l'architecture univer­selle cosmique qui meut l'univers.

Notion qui va culminer sous le Grand Akhénaton, à Tell'Amarna, sans doute le premier “moderne” à magnifier Hermès Trismégiste et précurseur, d'une certaine manière, de Jésus-Christ et de l'évangéliste Jean à travers la théorie du Logos – Verbe, force qui anime tout et pousse chaque forme à se réunir dans l'unité.

Dans la pensée égyptienne, l'homme est partie prenante du Plan cosmique dans lequel il s'inscrit, il est en interaction avec celui-ci par l'intermédiaire du logos. Il n'y a pas juxtaposition de l'homme et du divin, mais irradiation de la divinité en l'homme en son essence. L'humanité en conséquence ne peut être que déifiée, l'homme étant un composite physique et im­matériel destiné au Sahu, corps de gloire pur, brillant comme une étoile, icône ontologique de la fin ultime de l'homme et modèle sublime de la réalisation initiatique.
Au concept de résurrection, est liée celui de la Parole, et ce, bien avant les religions judéo- chrétiennes. Le divin est asso­cié au ankh, symbole de clé de vie dont l'efficacité est construite sur les sciences de l'énergie électrique : le Principe divin donne vie à l'humanité par le souffle et vie éternelle à l'homme.

Si donc un tel Principe unique régit chaque chose dans son en­semble, comment expliquer l'Inexprimable, prononcer l'Imprononçable, rendre compte de ce Principe Premier, Ineffable, Inconnaissable, Intangible ?

L'Égyptien, dans son infinie sagesse, admet qu'il n'y a aucun nom assez grand pour qualifier l'unique et tourne son regard vers son environnement immédiat. Il observe ce qui est à sa portée : la nature, le soleil, la lune, les saisons, les étoiles fixes, les corps célestes. Il note que les faits dépendent de lois, les lois de causes et les causes de quelques principes recteurs dont Le Livre de Thot et le Corpus Herméticum (compilé au Ve siècle et traduit dans l'Italie de la Renaissance par l'école platonicienne de Ficin) livrera la clé servant à l'interprétation de tous  les autres textes : Tout est men­tal, tout est vibration, tout est polarisé, tout est correspondance, tout est mouvement, tout est cause à effet, tout s'attire, tout tend vers une harmonie univer­selle : principes fonctionnels de l'univers que les sciences positives redécouvrent progressivement, mais aussi jalons de haute spiritualité, car de la parfaite compréhension de ces principes, la plupart des grands courants ésotériques en ont tiré leur substance même.

L'égyptien en conçoit un méta langage par l'association des quatre éléments de la création indispensables à la vie : Eau Terre Air et Lumière, dont les combinaisons infinies lui permettront de constater que l'Univers est énergie, tissé d'une gamme infinie de vibrations, sous forme tantôt invisible d'énergie immatérielle, tantôt visible de ... matière.
Et qu'il s'agit d'une seule et même chose.

Toute une métaphysique en découle, associée à un proces­sus de pensée graduel, adapté aux états multiples de l'être, dont le langage symbolique uni­versel déploie les rebonds ana­logiques (un sens en entraînant un autre) et anagogiques (verti­cal : à la fois littéraire, symbo­lique, psychique et spirituel).
Le registre couvert par cette Parole Initiatique Vivante n'est pas celui de la soumission à un dieu transcendant anthropomorphisé tel que le conçurent plus tard les judéo-christo-musulmans ; il exprimerait plutôt le “divin” dans son acte perpétuellement créateur et dans lequel l'homme a toute sa place en tant que co-participant et co-régent, par sa conscience qui le définit et l'identifie dans l'univers et qui le relie en une théogamie au Principe général dont il est issu et qui n'a pas de nom.

Cette Connaissance des rap­ports entre microcosme et macro­cosme est emblémisée par le Khalam, cet outil prolongation de la main, intimement lié au couple Thot et Séchat qui la ren­dent accessible aux hommes : leur action permet au processus créateur de se transmettre au-delà du temps, dans cette éternité que parcourt le bien­heureux en murmurant “je me rafraîchis auprès de l'arbre Mery, Thot me protège et Séchat est assise devant moi”.

Dans la même veine, l'ésoté­risme d'Ibn Arabi fait du Calame Suprême l'instructeur Primordial qui rend compte de l'unicité de l'unique, en tant que Premier ordre descendant dans la manifestation et qui s'inscrit sur “la table préservée”, c'est-à-dire le pôle réceptif, la substance de la création.

Ce qui est en bas est ce qui est en haut, dira le TrisMégiste le 3 fois Grand comme initié, sacerdote et roi qui inspira ce qu'on nommera La Table d'Émeraude.

Sur ce principe de similitude, s'élabore la théorie des correspondances chère à Baudelaire :
La Nature d'en bas (la Physis des grecs) constitue l'accès direct à la totalité de l'univers (Mystes) dont les lois furent chez les Anciens Égyptiens et les Grecs stylisés et anthropomorphisés en “divinités” plurielles pour ren­dre compte de la mécanique fonctionnelle universelle, néters énergétiques mus par un seul Principe recteur.


Il en découle qu'il n'y a pas de dualisme enchaînant l'homme à sa destinée mortelle. Ne dit-on pas dans les textes funéraires des premières dynasties, que “Thot trace les signes sacrés (hiéroglyphes) avec la pourriture et la poussière du corps d’Osiris ?”
“La vie est éternelle car la vie est un état d'être éternel”, ne cesseront de traduire les mai­sons de vie égyptiennes.

La théorie d'immortalité de l'Ancienne Égypte, si fascinante, ne concerne pas à proprement parler le franchissement du seuil de la mort physique : elle s'applique au procédé de régénération de l'âme que les égyptiens appelaient “per horou” ou “sortie à la lumière du jour”, appellation plus appropriée que celle retenue hâtivement par les premiers égyptologues “Livre des Morts des Anciens Égyptiens”.

Des textes grandioses vont témoigner, avec leurs rites de passage et leurs formules ésotériques, d'enseignements des­tinés à l'homme, pendant le temps de son incarnation, de son vivant.
Les mystères (qui n'ont rien d'égyptiens mais traduisent la façon dont les grecs conquérants ont assimilé avec leur système de pensée la philosophie égyp­tienne), à la période alexandrine, mettent en scène l'initiation osirienne et les phases de régénération de l'âme qu'orchestre Isis la Grande Mère cosmique pour établir l'Horus glorieux. Grande Mère qui fut reniée par les monothéismes...

Le terme de mystère est à bien mesurer: “Ce qu'on ne comprend pas”, correspond à ce qui est Inexpliqué dans l'état donné de la Connaissance. Il faut distinguer deux types: les mystères liés à notre propre ignorance et les mystères qui s'appliquent à ce dont la compréhension dé­passe les pouvoirs intellectuels de l'homme et qui nécessitent le développement de facultés jusque- là latentes.

À cet égard, l'Égypte est patrie de la philosophie cabalistique : le terme “cabale” a une origine chaldéo-égyptienne signifiant “science occulte”, “prendre ce qui est caché” et livrera cette technique sur laquelle repose tout l'ésotérisme : transmettre en cachant, dévoiler en voilant.

Les mystes (acteurs des mys­tères) avaient le devoir de rien révéler à quiconque (il en coû­tera cher à Alcibiade) car les rites qui y étaient pratiqués étaient “aporhetas” aporêtes, c'est-à-dire soumis au secret.
Cela explique la manière pour les anciens de s'exprimer souvent de façon cryptée afin de dévoiler l'Infini. L'infini reste impensable à un être fini. Pourtant c'est de ce coté qu'il faut chercher la transcendance qui nous fonde, l'Infini où retourne la conscience et où retourne le souffle :
Langage des oiseaux, seule langue accessible aux états multiples de l'être.


Cela explique aussi que le sens dit “sacré” d'un texte vient moins de sa valeur normative – sujet à fluctuation interpréta­tive et culturelle, et surtout à dérive dogmatique –, que de sa capacité à nous faire entrer dans une sympathie universelle comme le rappelait Maître Eckart (mystique rhénane) affir­mant que “les mots ne sont pas identiques aux choses et la connaissance des mots relatifs aux faits n'est jamais équivalente à l'appréhension immédiate et directe des faits”. On observera d'ailleurs que les plus grands instructeurs de l'Humanité, tels Jésus-Christ ou Bouddha, n'ont pas “écrit” eux-mêmes, justement pour ne pas figer la Parole ini­tiatique vivante.

En vertu de la loi de réci­procité du monde “divin” et du monde “humain”, seule l'approche spirituelle intérieure permet d'agir sur toutes les formes, les règnes et les ordres de la nature, faisant de l'homme le “régent de l'univers”, c'est-à-dire son responsable en bon père de famille en quelque sorte, mais aussi en l'établissant dans la souveraine fonction de “prêtre de la créa­tion”.

L'Égyptien avait compris l'unité sous-tendant toute chose. Le mental analytique contem­porain qui coupe, dissèque et en définitive continue à éparpiller ce qui est épars, l'aurait profondément surpris. Il aurait été peiné de constater que toute action est faussée et vouée à un impact superficiel si elle procède d'une vision fragmentaire et biaisée des choses. Pour l'Égyp­tien, percevoir c'est agir, tout simplement, dès lors que l'on parvient – en conscience – à un état d'esprit apaisé, unifié, sans choix, où donc aucun conflit ne peut s'insinuer, ne laissant place qu'au silence actif du Verbe.
Ne dit-on pas que la méditation est l'action du silence ?

Dans cette perspective, déli­bérément située hors mentali­sation et cérébralisation, invitation est faite à passer du stade de “penseur” à celui de “Connais­sant” à travers ce “quelque chose” qui n'est pas assemblé par la pensée pensante, immense, qui n'a pas de nom et que tous les hommes ont tou­jours recherché.

Alors la science d'Hermès reprend la geste d'Isis devant le corps éparpillé d'Osiris et livre par un langage symbolique les clés de l'alchimie spirituelle offrant à l'initié les voies de sa réalisation.

Constitutifs des rituels, écri­ture, parole et gestes permettent d'exprimer directement l'essentiel à partir d'une source de première main constituée de sa propre ouverture au monde plutôt que se référer à des mots émoussés par l'usage. Pensée et parole ne font plus qu'un et celui qui “parle” utilise réellement les mots (les idées derrière les mots), et ce ne sont pas les mots qui utilisent celui parle.

Le Grand Paracelse, dans la lignée des hermétistes allemands, ne disait-il pas “Il manque la parole à la nature et c'est l’homme qui parle pour elle” ?

Dès lors, pensée, parole et action sont consubstantiellement liées, capables de s'em parer des choses pour les transférer du monde extérieur dans notre intérieur, en une expérience transformatrice que les Éssé­niens avaient si bien perçu dans l'héritage égyptien et que le système brahamanique avait établi par les trois M : Mandala/Pensée – Mantra/Parole prière – Mudra Action geste.

Les trois concourent ensemble à mettre en relation l’ici et l'ailleurs, le visible et l'invisible, le présent et l'absent...

Ainsi, le geste complète la pa­role, la parole exprime la pen­sée, et la pensée exprime un état de conscience dans un enchaînement naturel.

Le geste sature l'espace de mouvement dans une écriture spatiale, tandis que la parole, phrasé rythmique, porte non plus la voix individuelle enfermée dans le corps, mais la voix collective, voix des origines, celle du poète immortel, celle qui parle pour tous dans une expérience de beauté.

Ensemble, geste-parole-écrit forment un rituel, source de Connaissance intérieure et sensible de la spiritualité : sensation indi­viduelle et pourtant partagée, faisant appel à toutes les ressources de l'être, appuyées sur les trois champs d'expérience donnés à l'homme: corps, âme, esprit, et développée par la faculté d'intuition, réservoir d'inspiration créatrice.

La langue liturgique égyp­tienne apparaît inchangée mal­gré les millénaires car elle vient d'une interprétation toujours renouvelée par les hommes du divin.

À notre échelle, dans la Ma­çonnerie contemporaine de rite égyptien qui s'en inspire, il s'ensuit que la mise en œuvre des rituels n'a rien de stéréotypé ni de conventionnel. Il ne s'agit pas de répéter une parole morte, ni de singer des mystères archaïques obscurs. Chaque geste, chaque parole, chaque pensée évoque une parcelle de la réalité de la création, dans un alphabet vivant que chaque acteur dans le rituel recompose en entier, par une actualisation répétée. Chaque fois le temps est bravé. Chaque fois le monde recommence.

Aucun pouvoir n'égalera celui de la Parole initiatique vivante, qui fait tant avec si peu ...
En conclusion, nous sommes tous des enfants d'Hermopolis :
point besoin de médiation sacerdotale, de salut par procuration, de fatalité de la chute, de divin anthropomorphisant vengeur pour construire une relation spirituelle authentique et libre.
Malgré les coups portés par l'église catholique romaine, par les tenants du dialogue Athènes Jérusalem, par les philosophes rationalistes des Lumières et surtout par les divorces successifs entre philosophie, religion,métaphysique et science, ce puissant courant philosophico­métaphysique de la Nature, qui fut si souvent contraint à la clandestinité du fait qu'il se situe bien en amont des trois religions monothéistes, conserve aujour‑d'hui toute son actualité et son utilité dans le vingt et unième siècle car ... il n'a pas d'âge.

C'est dans cette encre-là, pui­sée dans l'histoire la plus loin­taine de l'humanité, parvenue jusqu'à nous grâce à la splendide Alexandrie, que demeure vivante la Parole Initiatique qui nous dit que l'homme est la cons­cience de la nature et qu'en lui, la nature prend sens.
C'est dans cette encre là que nous reprenons à notre compte la formule de l'Asclépios “c’est une grande merveille que l’homme”, clamée par Pic de la Mi­randole à la Renaissance du fond de sa prison où l'avait envoyé le pape pour hérésie (comme beaucoup d'autres d'ailleurs ...).

C'est dans cette encre-là, à la fois mystique et scientifique, mais sûrement pas religieuse au sens où l'entendent les religions de la révélation, que l'ésotérisme prendra corps, tant en orient et en occident, que les philoso­phes de la Nature écriront les plus belles pages de l'hermétisme et que se développera la Gnôsis, cette Connaissance directe et immédiate, dont les rites maçonniques Égyptiens portent le vivant flambeau.

Sabine Doumens, Président du Souverain Sanctuaire Mixte pour la France et les pays associés du Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm,

Publié dans le Khalam - Bulletin N° 33 - Février 2011

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