Obédience : NC Loge : NC Date : NC


La dernière tenue

Quand les « lois » de l’époque permettaient aux français d’arrêter d’autres Français, de les enfermer et de les déporter sans même qu’il ne croisent un seul « occupant ».

Il s’avère que dans ces dramatiques circonstances, parfois une lueur d’espoir s’allumait et des rencontres faisaient remonter en surface la fraternité, la vraie, celle qui ne se fait ni dans les salons ni dans les somptueux décors des grands hôtels...alors s’opérait le « miracle » de la TENUE où la Chaîne d’Union revêtait une force dont nous ne pouvons pas même imaginer la portée.

Témoignage d’un « vieux » frère qui a connu cette époque, mais depuis ce temps...

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Parti de Drancy vers 6 heures du matin, le train arriva vers 16 heures en gare de Compiègne. Dehors sur la place de la Gare, une dizaine de gros camions, bâchés et ridelles abaissées, attendait la marchandise humaine. Les portes ouvertes des wagons à bestiaux, livrèrent leur marchandise. Rien que des hommes, en tenue de ville, en tenue d’artisan, en bleu de travail, qui se rangèrent en colonne par trois. La journée fut longue entre les arrêts pour laisser passer les convois militaires et les bombardements, cachés dans les tunnels.

Les camions partirent vers les hauteurs de Compiègne, au camp de Royalieu, une grande cour avec, disposée en carré, une série de baraques en planches disjointes, ouverte à tous les vents, en cet automne 42. Par cinquante, les hommes furent dirigés vers les baraquements, qui contenaient des paillasses pour vingt hommes, pas plus ! Chacun cherchant la « meilleure place, près de-là porte pour un meilleur accès aux latrines » !

Appel du matin, appel du midi, appel du soir, repas, enfin ce qui ressemble à un repas, contre appel, voilà ce qui occupa les déportés de Royalieu. Un soir dans une baraque, jean le titi parisien imprimeur, fatigué de la monotonie du camp, lança à la cantonade : « A moi les enfants de la Veuve ! »

Les chuchotements cessèrent, les hommes se regardèrent, certains interloqués, d’autres un peu surpris ; Charles le belge, qui fut V\ de sa loge à Liège intervint : « serais-tu franc-maçon ? » Je crois pouvoir dire que mes FF\ me reconnaissent comme tel, répliqua notre parisien, puis ce fut le tour de Franz un munichois, fuyant les nazis et qui avait cru être tranquille en France, et d’un encore, et d’autres, au total une dizaine de Maçons découvraient qu’ils n’étaient plus seuls, « je ne sais ni lire, ni écrire », j’ai vu la Lettre G, je connais l’Acacia… !

Ébahis les autres déportés regardèrent ces hommes se donner l’accolade fraternelle.

Charles proposa aux FF de la baraque de faire une Tenue dans les jours à venir. Il faut bien imaginer l‘impossibilité d’avoir des décors, d’avoir les outils symboliques et encore moins des rituels communs. Charles le belge venait du GODB rite français, le Parisien lui maçonnait au REAA, quant à Franz de Munich, lui était au RER !

Première Tenue : manquant de tout sauf d’Espérance, Charles ouvrit les travaux, en distribuant les Offices aux FF\ présents et sans s’occuper des grades de chacun pour le rituel il fut très composite. Frère premier Surveillant, à quelle heure ouvre-t-on les travaux ? A midi V\ M\. Mais sommes-nous à couvert Frère surveillant ? Nous le sommes V\ M\ ! (le couvreur, un jeune Espagnol anarchiste du POUM, avait accepté de faire le guet, près de la Porte).

Frères Surveillants veuillez inspecter vous Colonnes respectives, debout et à l’Ordre mes F\ F\, en faisant attention à ne pas vous cogner la tête, sur la paillasse supérieure. V\ M\ tous les Maçons présents sont des maçons dignes de confiance V\ M\.

Alors nos travaux peuvent commencer.

Charles posa une seule question : Mes FF\ comment aider les déportés de ce camp ?

Les travaux étant ouverts, il fut question de donner un nom à cette Loge improvisée, le Frère Franz proposa le nom suivant : La Fraternité Européenne à l’Orient de Royalieu. Proposition acceptée à l’unanimité. Il est bien délicat de décrire la teneur des Travaux de cette Loge, mais ce que je sais, ce fut pour les FF\ un grand moment de lumière, mais pas seulement, à la fin comme on doit le faire dans une Loge normale on forme la Chaîne d’Union, c’est alors que Jean demanda à Charles de faire entrer dans la Chaîne tous les occupants de la baraque, ce qui fut fait dans un brouhaha bien sympathique et réconfortant pour tous ces hommes qui ignoraient leur proche avenir.

Pratiquement, tous les soirs, La Fraternité Européenne, ouvrit ses travaux, dans une discrétion difficile à observer, dans un camp de déportés. On découvrit que dans d’autre baraques il y avait aussi des Maçons et cela renforça la solidarité entre tous les déportés et peu importe si la majorité était profane, il y avait dans le camp de l’Espoir et non de la résignation.

Un soir, de guet, notre jeune anarchiste interpella les Frères ; « attention les Amis ! » Entra dans la baraque, un Feldwebel qui surprit tout le monde en se mettant à l’Ordre de Maître, et s’adressant en allemand à Franz lui dit de faire attention, car le commandant du camp, commençait à avoir des doutes et pour donner des gages il prouva à Franz son appartenance à la maçonnerie, mais compte tenu des circonstance, bien obligé d’être plus que discret, il dit aussi à Franz, qu’il voulait bien être le Tuileur extérieur, pendant ses tours de garde.

Les travaux reprirent force et vigueur…

La dernière Tenue

Le Frère Tuileur feldwebel, prit Franz à part : « Mon Frère je dois te dire que demain matin tous les Déportés vont être transférés vers l’Allemagne, à Dachau, et tu le sais mon Frère c’est un camp d’extermination, informe nos autres Frères… »

Ce soir-là, la Loge, la Fraternité Européenne, fut démolie par Charles le Belge, Jean entonna le chant des Adieux et pendant la Chaîne d’Union, peut-être la plus émouvante que l’on puisse connaître, l’anarchiste espagnol lança à la cantonade une Marseillaise qui fut reprise dans tout le camp de Royalieu. Et rien ni personne ne put l’arrêter.

Le train s’ébranla, ce fut le dernier train vers la mort…

En 1962, un jeune conscrit déposa son paquetage dans les mêmes lits… En 1966, le jeune homme devint Franc-maçon, en lisant les archives et en visitant le camp du Struthof en Alsace, il se devait de rendre hommage à nos Frères passés à l’Orient de Royalieu. 2013, à la place du camp, de nos jours il y a des maisons, des jardins et des gosses, la vie continue…


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