Obédience : NC Loge : Le Voile d'Isis - Orient de  : d’Evry Corbeil 03/2014


Penser, c’est juger

d’Emmanuel KANT

Philosophe allemand, Emmanuel KANT (1724 – 1804) est né à Königsberg, capitale de la Prusse – Orientale. Située actuellement en Russie, elle se nomme Kaliningrad. Il y vécut 79 ans et y mourut. Célibataire, il se consacra entièrement à l’étude, à l’enseignement et à la méditation.

Son œuvre est considérable. Il est l’auteur notamment de la Critique de la raison pure, de la Critique de la raison pratique et de la Critique de la faculté de juger. Il se caractérise ainsi comme un philosophe critique et créa l’école du criticisme.

Il est le grand maître à penser de l’Aufklärung, le Siècle des Lumières allemand. Il est le fondateur de « l’idéalisme transcendantal ».

Comme il l’écrit lui-même, il s’éveilla à cinquante sept ans de son « sommeil dogmatique » grâce à la lecture de Wolff, Leibniz, Newton et surtout de Hume pour aborder une pensée qui introduit une nouvelle problématique qui permet à l’esprit de l’homme de s’émanciper grâce à une pensée réfléchie, sur une base morale et de devoir.

Christian baron Wolff (1679-1754), philosophe allemand, va influer sur son approche religieuse en lui présentant comme but de la philosophie la recherche du bonheur que l’on peut atteindre grâce à des règles d’action morale strictes, en quelque sorte des abstinences. Kant optera pour le piétisme, doctrine religieuse de certains protestants qui tend à l’ascétisme et au sacerdoce universel de tous les croyants. Cette doctrine va donner à Kant une rigueur d’esprit.

Avec Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), philosophe et mathématicien allemand, pour qui « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles », il va appréhender deux conceptions qui s’opposent : la théorie empiriste de Locke suivant laquelle tout vient de l’expérience, la théorie rationaliste de Descartes suivant laquelle il y a des idées innées. Leibniz va concilier les deux conceptions en se rangeant derrière le fait que toutes les idées sont dans l’esprit, mais non réalisées donc virtuelles et l’expérience est indispensable pour les éclaircir.

Il empreinte la méthode analytique à Isaac Newton (1642-1727), philosophe, mathématicien, physicien et astronome anglais, lequel est l’initiateur de l’empirisme qui est un système philosophique qui place dans l’expérience et l’expérimentation, la source de nos connaissances.

Mais celui qui réveilla Kant de son sommeil dogmatique fut le philosophe écossais David Hume (1711-1776). Dans son étude de la connaissance, Hume conclut que rien ne nous est donné en dehors de la perception qui produit en nous des impressions et des idées lesquelles en s’associant dans l’esprit aboutissent à la nature du sujet, donc à un jugement. Ceci s’appelle pour Hume « l’associationnisme ». L’association des perceptions, des idées permet à l’esprit de mettre en valeur son aptitude, sa faculté à comprendre, à créer son entendement qui par la suite donne naissance à un jugement.

La philosophie kantienne.

La lecture de ces différents philosophes va guider la pensée kantienne. Cette pensée va y trouver une rigueur, une nourriture pour l’esprit à travers des sensations, des intuitions, des perceptions, le tout pouvant être affirmé avec l’aide de l’analyse expérimentale.

Pour Kant la science atteint des certitudes depuis Newton. Il choisit d’en être l’analyste. En cela il se différencie de la pure philosophie qui laisse trop de place à la métaphysique, faite souvent de théories générales et abstraites avec pléthore de métaphysiciens. A l’image de tous les philosophes du Siècle des Lumières, il se refuse à se réfugier dans le dogme, point fondamental d’une doctrine, d’une religion. Il impose la réflexion.

Mais comment aborde-t-on la science ? : par l’expérience. L’analyse de la science établit que celle-ci comporte deux conditions : des sensations ou intuitions sensibles et des concepts, c’est à dire des idées. Pour exemple, nous avons tous en mémoire l’épisode devenu légendaire de la chute de la pomme qui permit à Newton d’avoir l’idée de la gravitation.

La sensibilité de chacun fournit la matière de la connaissance. Pour aboutir à un savoir il faut lier le divers des sensations qui proviennent de notre propre fonds avec une parfaite spontanéité.

De plus pour Kant, le sujet pensant est un sujet épistémologique universel, c’est-à-dire ouvert à une étude des sciences, de l’environnement, de la nature et pouvant apprécier les valeurs pour l’esprit. Le sujet pensant est un esprit en éveil continuel.

Dans cette approche de la connaissance, il existe pour Kant des valeurs transcendantales classées sous « l’idéalisme transcendantal », c’est-à-dire qui appartiennent à la raison pure, à priori, antérieurement à toute expérience et qui constituent une condition préalable à cette expérience. L’idéalisme transcendantal est la seule réalité connaissable, phénoménale, donnée dans le cadre transcendantal de l’espace et du temps. Les mathématiciens compareraient cet idéalisme transcendantal à un postulat, c’est-à-dire un principe premier indémontrable ou non démontré dont l’admission est nécessaire pour établir une démonstration. Notre sensibilité n’a pas à juger cet idéalisme puisqu’il est établi.

Dans l’« Analytique des concepts », Kant définit l’entendement comme faculté de connaître non sensible. Son rôle est de capter et d’« emmagasiner » des intuitions sensibles, c’est-à-dire de « subsumer » plusieurs représentations sous un concept commun. Dans la philosophie kantienne « subsumer » peut se définir comme une réunion de diverses intuitions sensibles pour créer une idée portée au niveau de l’entendement qui les comprend. Par la suite l’entendement, ayant acquis la connaissance, peut élaborer un jugement.

Nous avons créé une pensée réfléchie.

Par exemple mon concept, mon idée de corps est la réunion d’un ensemble de représentations dues à ma sensibilité, fruit de mes intuitions, de mes sensations et d’expériences. Cet ensemble arrive à mon entendement, qui est ma faculté de comprendre, pour aboutir à un jugement lequel fera l’objet : le corps.

En conclusion, Kant écrit : « L’entendement en général peut être représenté comme une faculté de juger ». Ainsi on peut dire que : « Penser, c’est juger », c’est-à-dire établir des relations entre des représentations, les ramener à l’unité.

Nous pouvons attribuer à Kant la première analyse méthodique de la pensée réfléchie. Elle arrive en plein cœur de ce siècle des lumières bouillonnant de philosophes. Mais au siècle précédent, le XVIIème, Nicolas Boileau (1636-1711), écrivain satirique et didactique français, avait déjà dans son œuvre majeure : « L’Art poétique » défini une maîtrise de la pensée : « Ce que l’ont conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément ».

Explications et justifications.

Toutes les fois que nous créons une pensée réfléchie, nous formulons un jugement qui est, comme le dit Théodore Ruyssen (1868-1967), philosophe français, « un ensemble extraordinairement complexe d’états présents, de souvenirs et de tendances, de modes actuelles, relativement peu nombreux et circonscrits, et de possibilités innombrables et flottantes ».

Il se produit alors une synthèse de toutes ces idées qui est un jugement terminal dont le but est de récapituler et de poser le point final qui est l’élément concluant de toute la pensée.

Lorsque nous pensons, il se produit dans notre cerveau une réunion d’idées anciennes « emmagasinées » et d’idées présentes. Ces idées anciennes sont des jugements d’antériorités qui ont été retenus et qui constituent l’œuvre de ce qu’on nomme la mémoire.

Henri Bergson, philosophe français (1859-1941), écrit dans Matière et Mémoire : « La nature a inventé un mécanisme pour canaliser notre attention dans la direction de l’avenir, pour détourner du passée - je veux dire de cette partie de notre histoire qui n’intéresse plus notre action présente - pour lui amener tout au plus, sous forme de « souvenir », telle ou telle simplification de l’expérience antérieure, destinée à compléter l’expérience du présent ».

L’inventeur qui veut construire une machine se représente le travail à obtenir. Il étudie sur un schéma qu’il s’est créé mentalement. Et sur cette esquisse, il fait aboutir une foule d’idées. Le résultat est obtenu quand il arrive à une image distincte des éléments. Mais dans ce travail de recherche, face aux illuminations subites que lui suggère l’œuvre, l’inventeur doit être apte à discerner le relationnel entre les éléments concrets et les diffus. C’est donc à travers déductions et constatations qu’il arrivera au résultat. Il doit posséder une grande faculté de jugement, se méfier des lueurs illusoires. Ainsi comme nous le rapporte Henry Bergson :

« Johannes Kepler (1571-1630), astronome allemand, a consacré une partie de sa vie à essayer des hypothèses bizarres jusqu’au jour où, ayant découvert l’orbite elliptique de Mars, tout son travail antérieur prit corps et s’organisa en système ». Le concept d’ellipse était la clé de voûte de toutes ses expériences antérieures.

Certaines opérations que l’on attribue à l’ordre des sensations font partie des jugements - jugements appelés naturels.

Prenons en effet l’exemple que nous propose Nicolas de Malebranche (1638-1715), oratorien et métaphysicien français, dans son livre : « Recherche de la vérité » : « Lorsque nous regardons un cube, du fait de la perspective tous les cotés n’ont pas la même grandeur sur notre rétine ou le nerf optique, par conséquent la sensation que nous en avons nous devrait représenter les faces du cube comme inégales, puisqu’elles sont inégales dans un cube en perspective ».

Nous savons cependant qu’elles sont toutes égales, car notre jugement intervient et rétablit la vérité. La perception, si elle fait intervenir les sens, interpose aussi le jugement de l’esprit. Ici nous rencontrons la thèse des intellectualistes, selon laquelle : « Percevoir, c’est juger ».

Mais la pensée est-elle totalement contenue dans le jugement ?

Nous remarquons que dans cette définition « Penser, c’est juger », Kant prend un sens étroit du mot « pensée ». Il se limite à la « pensée réfléchie ». En fait seul le sens de pensée réfléchie ou logique - celle qui est capable de prendre conscience des rapports - avait motivé sa formule. Car il existe d’autres niveaux de pensée où il n’y a pas de prise de conscience. Donc le terme de jugement n’a pas lieu d’intervenir.

Ainsi au XXème siècle est née une forme de pensée qui fait table rase de l’idée de jugement : « le surréalisme ». Celui-ci est une négation complète des préoccupations logiques. Cet art sous la conduite de son maître André Breton (1896-1966), écrivain français, lutte contre les poncifs, les conventions, les traditions par l’humour, le persiflage et le sarcasme.

Les surréalistes ont utilisé comme mode d’expression : « l’écriture automatique » laquelle récuse le jugement. Ils l’employèrent comme création littéraire permettant de s’émanciper de l’étroitesse de la pensée régie par la raison. En littérature, elle consiste à écrire le plus rapidement possible, sans contrôle de la raison, sans préoccupation esthétique ou morale, voire sans aucun souci de cohérence grammaticale ou de respect du vocabulaire. L’état nécessaire à la bonne réalisation est un état de lâcher-prise, entre le sommeil et le réveil, proche d’un état hypnotique.

L’expression d’écriture automatique recouvre un seul processus ayant au moins trois applications différentes : parapsychologique ou spirite, littéraire, psychologique.

Pour Hippolyte Taine(1828-1893), philosophe, historien et critique français : « Il y a une personne qui, en causant, en chantant, écrit sans regarder son papier des phrases suivies et même des pages entières, sans avoir conscience de ce qu’elle écrit. A mes yeux sa sincérité est parfaite. Or, elle déclare qu’au bout de la page, elle n’a aucune idée de ce qu’elle a tracé sur le papier. Quand elle le lit, elle en est étonnée, parfois alarmée… Certainement, on constate ici un dédoublement du moi, la présence simultanée de deux séries d’idées parallèles et indépendantes, de deux centres d’actions, ou si l’on veut, de deux personnes morales juxtaposées dans le même cerveau ; chacune a une œuvre, et une œuvre différente, l’une sur la scène et l’autre dans les coulisses ».

Le rêve avec son caractère chimérique est aussi une pensée qui sort des limites du jugement. Il idéalise trop souvent et par la suite détruit le sens du réel. Il récuse les catégories de l’entendement. Propre aux romantiques, il est avant tout une effusion. Certains poètes ont aimé coucher sur le papier ce qu’ils avaient de plus personnel. Ce « moi profond », produit par je ne sais quelle sensation, les a parfois fait tomber dans un pur subjectivisme. Le jugement n’est pas intervenu pour trier le vrai du faux. Friedrich Hegel (1770-1831), philosophe allemand, disait : « Les passions de l’âme et les affections du cœur, ne sont matière de pensée poétique que dans ce qu’elles ont de général, de solide et d’éternel ». Beaucoup ne s’y sont pas conformés.

Caractère de celui qui se croit le centre de l’univers et le point de mire des regards d’autrui, l’égocentrisme altère le jugement du fait même qu’il enlève tout réel et toute vérité.

La pensée intuitive qui est selon Pierre André Lalande (1867-1963), philosophe français : « La vue directe et immédiate d’un objet de pensée actuellement présent à l’esprit et saisi dans la réalité individuelle, nous donne une anticipation provisoire, claire, droite immédiate ». Cette anticipation pour être saisie par l’esprit n’a pas besoin de l’intermédiaire du raisonnement.

De même la pensée « associationniste » que l’on rencontre chez Hume met bas tout jugement, car elle est la théorie des relations en tant qu’elles sont extérieures aux idées, c’est-à-dire en tant qu’elles dépendent d’autres choses. Donc si deux idées sont liées, c’est par association. Mais ceci s’oppose à la morale et à la logique. En effet, tout n’est pas l’œuvre seulement de l’habitude, de la tradition, de la coutume.

Si Kant donne à Hume le crédit de l’avoir sorti de son sommeil dogmatique, il s’oppose à lui. Car Hume ne fait pas intervenir le jugement, essentiel dans la pensée. On remarque que la pensée de Kant se réfère essentiellement au jugement plus qu’à la raison plus proche de l’associationnisme d’Hume. Le raisonnement est un enchaînement de propositions déduites les unes des autres pour arriver à une démonstration. Le jugement est la faculté de l’entendement qui compare et qui juge.

Sans doute, voyons nous que le jugement est l’opération fondamentale de la « pensée réfléchie ». Toute pensée réfléchie élabore un raisonnement puis forme un jugement qui est la synthèse de toute la réflexion. Mais il peut y avoir un jugement sans raisonnement, dans la mesure où la pensée se nourrit d’un jugement antérieur.

Aussi en pur logicien et avec rigueur, Kant s’inspira-t-il de la classification des différentes formes de jugement, selon la quantité, la qualité, la relation et les modalités. Cette pensée réfléchie n’a de valeur que dans la mesure où l’esprit se contrôle et qu’il est apte à saisir des rapports d’idées.

Mais nous avons conscience que d’autres pensées existent. Elles n’ont pas besoin de jugement. Elles échappent à la formule de Kant. Elles sont immédiates, spontanées car elles ne demandent pas d’analyse intérieure pareille aux précédentes. C’est la pensée « d’instinct » qui se nourrit de ses origines, de son éducation familiale, civique, religieuse.

La Franc- Maçonnerie et le Siècle des Lumières

Le passage de la franc - maçonnerie opérative à la franc - maçonnerie spéculative se situe dans le Siècle des Lumières, officiellement le 24 juin 1717, jour de la Saint Jean Baptiste, à la brasserie The Goose and Gridiron.

A partir de1640, les loges opératives commencent à admettre des membres qui ne sont pas des ouvriers tailleurs de pierres. Ces nouveaux membres dits membres acceptés apportent de nouvelles théories basées sur la méthode scientifique. L’expression de Kant « Penser, c’est juger » est de circonstance. Base des loges opératives, les Compagnons dont on connaît la créativité, l’excellence du travail, se référaient beaucoup à la tradition pour exécuter leurs œuvres.
 
On peut se poser la question de savoir si ces philosophes : Diderot, Voltaire, Rousseau, Locke, Kant, Goethe, Leibniz, Montesquieu…, ces compositeurs : Haydn, Mozart…, ont influencé les orientations prises par la franc - maçonnerie ou si c’est la maçonnerie qui les a influencés. Il est difficile de trancher.

Cependant, on doit considérer que la pensée maçonnique épouse totalement la formule  kantienne. La franc-maçonnerie enseigne à ses membres la valeur du travail, de l’étude et de l’expérience personnelle. De plus de par son passé, elle a « intériorisé » des traditions avec des bases morales et expérimentales en refusant les dogmes. Les grands bâtisseurs de cathédrales étaient en harmonie avec la formule kantienne : sensibilité, idées ou concept, exigence expérimentale, le tout « subsumé » en un concept commun porté au cœur de l’entendement qui donne naissance à un jugement.

En conclusion, la pensée maçonnique est essentiellement une pensées réfléchie hors des dogmes.

J’ai dit Vénérable Maître.

J\ M\


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