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Jean Théophile Désaguliers

Jean Théophile Désaguliers est l’un des principaux organisateurs de la Franc-Maçonnerie spéculative. Il est né le 12 mars 1683 à Aytré, une banlieue de La Rochelle, en France. Il est le fils de Jean Désaguliers, pasteur de la petite communauté protestante de son village.

Les huguenots français vivent à l’époque des moments difficiles. Dès le début du XVIe siècle, La Rochelle est une ville très prospère qui profite du commerce avec l’Amérique ; elle devient, après 1535, un centre calviniste très actif. En 1571 s’y tient un important synode protestant qui adopte, à l’instigation de Théodore de Bèze (1519-1605), la Confession de La Rochelle. En 1573, Henri III, alors duc d’Anjou, assiège vainement la ville durant plus de six mois. Les protestants français forment alors un formidable groupe de pression, à la fois économique, politique et militaire, soutenu par les Anglais, les Allemands, les Hollandais et les Genevois, et composé non de paysans pauvres, mais de citadins appartenant au milieu de la noblesse de robe ou d’épée.

Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les batailles entre catholiques et protestants deviennent de plus en plus virulentes ; le soir du 24 août 1572 à lieu le massacre de la Saint-Barthélemy : près de trente mille personnes trouvent la mort. Les catholiques, regroupés dans le parti de la Sainte Ligue entre 1576 et 1584, ne cessent de harceler les protestants et les souverains jugés trop hésitants. L’année 1580 voit apparaître les premières « dragonnades » en Poitou - une invention de Marillac qui consiste à faire loger des « dragons », c’est-à-dire des soldats, chez les protestants en leur permettant toutes sortes de sévices. Alors que les dragons, que l’on appelle aussi les « missionnaires bottés », obtiennent 38 000 conversions au catholicisme en quelques mois, la menace d’un soulèvement qui atteindrait toutes les provinces se précise. Dans l’espoir de légaliser en France l’existence de l’Église réformée et d’apaiser les tensions, le roi Henri IV (1553-1610), souverain d’abord protestant, converti au catholicisme une semaine avant le massacre de la Saint-Barthélemy et reconverti au protestantisme en 1576, signe le 13 avril 1598 l’édit de Nantes.

Cet édit accorde aux huguenots des concessions considérables, notamment la liberté de conscience, la liberté de culte dans les domiciles seigneuriaux, dans deux villes ou villages par baillage, dans toutes les villes où le culte réformé existe de fait, une amnistie générale pour tous les « crimes » commis dans le passé et l’octroi de 150 lieux de refuge, notamment 66 villes ou châteaux dont la garnison est entretenue par le roi, comme le sont par exemple les villes de Montauban et de La Rochelle, qui appartiennent déjà aux protestants depuis la première guerre de religion, en 1562. La Rochelle devient la plus forte des places de sûreté accordées aux huguenots par l’édit de Nantes.

En fait, l’édit de Nantes est plus une constitution qu’un édit : c’est la constitution politico-religieuse d’une minorité érigée en indépendance à l’instar d’une principauté ; il crée un État dans l’État, et cette situation attise la haine des clans adverses. Le marquis de Louvois (1631-1691), ministre de la Guerre de Louis XIV, fait étendre les dragonnades à toute la France, notamment au Languedoc et au Béarn, où elles sont particulièrement cruelles. En 1627, Richelieu prend prétexte du pacte entre les Rochelais et l’Angleterre, qui vient de déclarer la guerre à la France, pour détruire la puissance protestante. Le cardinal conduit personnellement les travaux de siège qui comportent, sur la terre ferme, l’établissement d’une ligne continue de fortifications de 12 km de long et, vers le large, la construction d’une digue destinée à empêcher le ravitaillement des assiégés par la flotte anglaise. Ceux-ci, sous la conduite de l’ancien amiral Jean Guiton, maire de la ville, résistent pendant près de quinze mois, mais la famine les accule à la reddition le 28 octobre 1628. Les fortifications sont rasées et les franchises municipales supprimées ; la ville accuse alors un déclin sensible.

Persuadé que les protestants sont désormais disparus du sol français, qu’ils ont tous fui, se sont convertis ou ont été massacrés, Louis XIV croit que l’édit de Nantes est devenu inutile et sans objet et qu’il peut sans danger proclamer l’unité religieuse du pays. Le 18 octobre 1685, il signe l’édit de Fontainebleau, qui révoque l’édit de Nantes. Du coup, les protestants perdent toute liberté de culte et toute garantie de sûreté. La guerre civile se ravive. Plusieurs ministres du culte doivent s’exiler en abandonnant non seulement leurs biens, mais aussi parfois leurs enfants. Quelque 400 000 huguenots se réfugient principalement en Hollande et en Prusse, où on accueille fort bien ces hommes entreprenants, commerçants et lettrés, qui viennent grossir des nations que la France a depuis longtemps pour ennemies ; d’autres rejoignent les colonies anglaises d’Amérique. Pour sa part, le pasteur Jean Désaguliers s’enfuit en Angleterre en 1683, emmenant avec lui son jeune fils, alors âgé de trois ans (ou presque), dissimulé dans un tonneau ; ils s’installent à Guernesay, où ils vivent durant neuf ans. On ne peut douter que les événements tragiques vécus par les huguenots et par la famille Désaguliers en particulier, aient eu sur le jeune Jean Théophile une profonde influence et qu’ils soient en partie responsables de la soif insatiable de paix et de fraternité, mais aussi de rigueur scientifique et d’accomplissement personnel dont il fera preuve.

En 1792, la famille Désaguliers s’installe à Londres. Le père s’intègre rapidement au clergé anglican et devient le pasteur d’une église de la Swallow Street temple favori des immigrés français où James Anderson officiera à partir du 15 février 1710, alors qu’il reprendra le bail de la chapelle et assumera en même temps la charge de chapelain de la « Vieille Loge de Saint-Paul ». Jean Désaguliers ouvre également une école à Islington, fréquentée par les enfants d’autres réfugiés dont beaucoup sont des aristocrates français ; il meurt le 6 février 1699. On peut se demander comment un Français, pasteur protestant depuis 18 ans, obtient, à peine arrivé à Londres, les deux degrés d’ordination conférés par un évêque anglican, Henry Compton  membre de la religion d’État, dont les dogmes de base sont restés essentiellement catholiques et donc essentiellement différents de l’orthodoxie réformée. À quoi attribuer cette conversion et cette double appartenance, anglicane et calviniste, alors que l’Église anglicane persécutait les autres protestants anglais peu auparavant ? Jean Désaguliers était probablement déjà membre de l’Église anglicane avant de quitter Guernesay.

À Londres, le jeune Jean Théophile fait ses classes et reçoit un enseignement d’une qualité telle qu’il est plus tard reçu dans la plus prestigieuse des universités anglaises, la Christ Church d’Oxford. Il y étudie sous la direction du docteur John Keill, professeur d’astronomie déjà célèbre pour ses théories de philosophie expérimentale, prémisses de la science moderne, et auteur de deux ouvrages importants.

Entré à l’Université d’Oxford le 23 octobre 1705, Jean T. Désaguliers est bachelier ès Lettres en 1709 et, le 4 juin 1710, l’évêque Compton lui confère le diaconat anglican, alors que le parti tory est porté au pouvoir. En 1712, ayant décroché une maîtrise en philosophie et lettres, il obtient le titre de « Master of Arts » et succède au docteur Keill dans sa chaire de philosophie expérimentale au Hert Hall d’Oxford. En 1713, il est installé dans le sacerdoce par Henry Compton, et devient chapelain de Henri, marquis de Cærnarvon et (à partir de 1716) duc de Chandos, qui lui offre la cure de Whitchurch. La même année, il épouse Jeanne, fille de William Pudsley, écuyer, et, un an plus tard, déménage pour s’installer à Westminster où il est le premier maître de conférences à parler de sciences. C’est l’époque où il se lie d’amitié avec Isaac Newton (1642-1727), qui devient le parrain d’un de ses deux fils.

Parallèlement à ses recherches en physique, Désaguliers traduit en anglais un ouvrage de Nicolas Gauger intitulé Mécanique du feu, qui porte sur la conception des cheminées ; il intitule l’ouvrage Treatise on the Construction of Chimneys et le publie en 1716. D’un autre côté, l’Encyclopædia Britannica mentionne ses travaux sur la machine à vapeur : prenant la valve de sécurité inventée par le Français Denis Papin (1647-1714 il l’applique à la machine de Thomas Savery (1650-1715), dans laquelle il utilise un jet d’eau froide circulant dans des tuyaux placés à l’intérieur de la machine, afin de condenser la vapeur dans les chambres de déplacement et en surface. En 1716, il publie des études de physique expérimentale sous le titre de Lectures of Experimental Philosophy, qui seront rééditées en 1719. Le 8 décembre 1717, Jean T. Désaguliers est ordonné prêtre anglican par l’évêque d’Ely.

Le 16 mars 1718, il devient docteur en droit civil de l’Université d’Oxford et se gagne les faveurs du comte de Sutherland, qui l’attache à sa suite et lui offre une résidence à Norfolk, que Désaguliers échange par la suite pour une autre à Essex. En 1727, il est le chapelain de Frederick Lewis, prince de Galles, qu’il initiera à la Franc-Maçonnerie en 1737. Entre temps, atteint de la goutte et d’une forte myopie, il conserve sa résidence de Londres où il enseigne jusqu’à sa mort.

Sa réputation grandissante de scientifique et la recommandation de Newton lui permettent, dès 1713, de devenir membre de la prestigieuse Royal Society de Londres, fondée en 1660, et dont le célèbre savant est membre depuis 1672 et président de 1703 jusqu’à sa mort, en 1727. Joseph Priestley (1733-1804), chimiste de grande réputation, théologien, éducateur et champion de la liberté, l’appellera plus tard, amicalement, « l’infatigable philosophe expérimental ». En effet, Désaguliers se livre avec Newton, dont il est l’assistant, à diverses expériences de physique, notamment celle qui consiste à laisser tomber des globes de verre depuis le sommet du dôme de la cathédrale St. Paul de Londres], haut de 352.4 pieds - ce qui lui permet d’écrire un article intitulé An Account of some Experiments made in the 27th. Day of April, 1719, to find how much the Resistance of the Air retards Falling Bodiespublié dans les Philosophical Transactions de la Royal Society ; il soutient ainsi Isaac Newton dans la rédaction des Corrigenda et des Addenda que ce dernier ajoute au Livre I de ses Philosophiæ naturalis principia mathematica, lesquels étaient parus en 1687.

Entre 1728 et 1730, il se déplace souvent aux Pays-Bas, où ses nombreuses conférences se donnent à guichets fermés malgré le prix élevé des places, fixé à 30 shillings. En 1733, alors qu’il est de retour en Angleterre, une controverse l’oppose à Jacques Cassini (1677-1756 Les membres de la Royal Society et de l’Observatoire de Greenwich, érigé en 1675, se livrent à cette époque à une farouche compétition avec ceux de l’Académie royale des sciences de Paris, créée en 1666, et de l’Observatoire de Paris, fondé en 1667, pour la détermination exacte de la longueur et de l’emplacement des arcs de méridien, donnée éminemment utile pour la navigation. Désaguliers publie ensuite divers ouvrages : en 1734, A Course of Experimental Philosophy en deux volumes et, en 1735, une édition des Elements of Catoptrics and Dioptrics du mathématicien écossais David Gregory (1661-1708). Enfin, il signe la traduction, du latin à l’anglais, des Mathematical Elements of Natural Philosophy de Gravesandes.

Dans tous ces débats, Désaguliers se montre doué d’un grand talent de vulgarisateur scientifique, parlant des choses les plus complexes en termes simples et compréhensibles tant par des experts que par des profanes. Il reste bien mieux connu pour sa contribution à l’évolution des sciences que pour son œuvre de ministre du culte ; sa réputation de scientifique s’étend au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et à la France, où il est membre correspondant de la prestigieuse Académie des sciences de Paris. Son œuvre cléricale se réduit à la publication d’un seul sermon sur le repentir. En tant qu’universitaire, il s’est mérité le respect et l’amitié des hommes de science et des grands de son monde et, en tant que Franc-Maçon, il s’est distingué de façon encore plus remarquable.

Lorsque l’Ordre tient son premier convent, le 24 juin 1717, dans une taverne londonienne, à l’enseigne de l’Oie et du Gril il n’est composé que de quatre loges dont les membres appartiennent à la haute société et qui se réunissent régulièrement dans des tavernes aux noms chantants : À l’Oie et au Gril, dans St. Paul Churchyard ; À la Couronne, dans Parker’s Lane ; À la Taverne du Pommier, dans Charles Street, à Covent Garden ; À la Taverne de la Coupe et du Raisin, dans Channel Row, à Westminster.

La date de l’initiation de Désaguliers reste obscure mais elle doit se situer avant la première assemblée de la Grande Loge d’Angleterre, le 24 juin 1717. Des loges existent en effet bien avant cette date : le docteur James Anderson (1684-1739) est chapelain d’une loge en Écosse en 1709, et, en 1721, chapelain de la loge Saint-Paul, à Londres, où il exerce aussi, en 1723, son ministère auprès des presbytériens. Désaguliers présente sa candidature à la grande maîtrise en 1717, mais il n’est élu à ce poste que le 24 juin 1719. Il est le troisième Grand Maître et le dernier roturier à le devenir, le premier ayant été Anthony Sayer (1717-1718) et le second, George Payne (1718-1719), qui ordonne la conservation des archives et est par la suite réélu Grand Maître (1720-1721) ; mais un incendie, allumé en 1722 par des Maçons inquiets de ce que pourraient révéler ces documents à leur sujet, ravage le patient travail de Payne. C’est en fait à Désaguliers que nous devons d’avoir conservé, depuis 1723, la plupart des documents historiques de l’obédience, notamment tous les procès-verbaux des réunions. Ses intérêts et son zèle le portent à développer la Fraternité et à élever l’esprit de l’Ordre ; sous son administration, nombre d’anciens frères, qui avaient négligé leurs devoirs maçonniques, reprennent leurs travaux en loge, et plusieurs nobles sont initiés.

La fonction de Grand Maître revient par la suite à des membres de la famille royale ou de la noblesse et devient dès lors essentiellement honorifique. En 1721, John, duc de Montagu (1690-1749), est élu cinquième Grand Maître ; en 1722, Philip, duc de Wharton (1698-1732), lui succède dans des conditions dont la régularité a été questionnée. Mais c’est désormais le Député Grand Maître (Deputy Grand Master ou « Grand Maître adjoint ») qui dirige l’Ordre, et Désaguliers est nommé à trois reprises à ce poste : en 1723, par le duc de Wharton ; la même année par le comte de Dalkeith, et en 1725 par Lord Paisley. Son nom est souvent mentionné dans les procès-verbaux de la Grande Loge de 1723 à 1743. Il apparaît pour la dernière fois en Grande Loge le 8 février 1743. Il a été membre des loges suivantes : À l’Oie et au Gril, À la Vieille Corne, À l’Ours et à la Herse, The University Lodge Le Temple de Salomon.

Il consacre tous ses efforts à diriger la jeune organisation dans la voie de la tolérance et de la fraternité universelle. C’est ainsi qu’il crée la première caisse d’entraide maçonnique, le Fonds de bienfaisance de la Grande Loge d’Angleterre. L’idée de tolérance, dont la première définition se retrouve dans le Traité théologico-politique (1670) de Spinoza (1632-1677), fonde la notion d’égalité entre individus au sein d’une société pluraliste sur le plan religieux ; cette notion est élargie au domaine politique par John Locke (1632-1704) qui, dans ses Lettres sur la tolérance (1689) et surtout dans ses Traités du gouvernement civil (1690), propose la démocratie parlementaire comme moyen d’endiguer l’arbitraire du pouvoir royal en octroyant des droits aux individus, légitimant ainsi la poursuite d’intérêts individuels.

Dès 1721, Désaguliers aide Anderson à rédiger - comme le lui a demandé le duc de Montagu - les Constitutions de la Franc-Maçonnerie, qui n’a alors que deux grades, le grade de Maître n’étant adopté qu’en 1725. Le terme Constitutions n’est pas nouveau : c’est ainsi que les Maçons opératifs de Londres désignent les copies manuscrites de leurs Old Charges, les « Anciens Devoirs » qui régissent leur métier depuis des siècles. Anderson fait une synthèse de ces Anciens Devoirs, les amalgames à d’autres données tirées de diverses traditions, notamment les « documents gothiques » ; il prétend même avoir brûlé certains de ces documents, ce qui scandalise les vieilles loges mères de Londres, d’York et de Westminster, qui se réfèrent à la pensée des antiques loges de bâtisseurs. Alors que la synthèse d’Anderson aboutit aux Constitutions de 1723, la séparation entre Maçons spéculatifs et opératifs est consommée. La même année, sous l’impulsion de Désaguliers, la Bible, qualifiée de Livre de Loi Sacrée, remplace les anciennes obligations sur lesquelles les serments sont prononcés.

Les premières Constitutions, dites Constitutions de Roberts - le nom de l’imprimeur - sont soumises aux loges le 25 mars 1722, mais ne sont publiées que le 17 janvier 1723 ; elles ont pour titre The Old Constitutions belonging to the Ancient and Honourable Society of Free and Accepted Masons ; on les connaît maintenant sous les noms de Constitutions anglaises ou de Constitutions d’Anderson, et l’on peut dire qu’elles sont fortement marquées par la pensée de Jean T. Désaguliers.

Un des premiers écrits controversés, en faveur de la Franc-Maçonnerie, intitulé A Detection of Dr. Plot’s Account of the Freemasons, lui est attribué ; mais Désaguliers en récuse la paternité, aucune preuve ne pouvant d’ailleurs être apportée en ce sens. En 1721, il prononce ce que les registres appellent « une éloquente oraison au sujet des Maçons et de la Maçonnerie », qui ne fut probablement jamais publiée, quoique Georg Kloss (1788-1844) en indique le titre dans son Catalogue of Masonic Orations, qui date de 1844. On a toutefois de lui une sorte de rituel écrit à Londres en 1724, connu sous le nom de manuscrit Briscœ et portant le titre quelque peu étonnant de The Secret History of the Freemasonry. Being an Accidental Discovery of the Ceremonies made Us of in the Several Loges, upon the Acceptance of Free and Accepted Mason, with the Charge, Cath and Private Articles, given to Him at the Times of Its Admittance. Printed from the Original Record of the Society, with Some Observations and Critical Remarks on the New Construction Book of the Freemasons, written by James Anderson and Dedicated to the Duke of Montague. With a Short Dictionary of Private Signs or Signals.

En tant que Député Grand Maître, Désaguliers contribue à la rédaction des premiers rituels. Il y introduit l’idée que les Maçons opératifs se font du travail : un acte noble, un don de Dieu, lui-même Grand Architecte de l’Univers, et non une malédiction ou une déchéance due à la chute de l’homme. Désaguliers veut donner une dimension universelle à la Franc-Maçonnerie ; il désire en outre unifier les Maçons en les rendant tous égaux en loge. C’est pourquoi il affirme dès le premier article des Constitutions, l’obligation pour le Maçon de croire en Dieu. Il refuse ainsi l’athéisme, mais, en même temps, il récuse les arguments de ceux qui prétendent déjà que la Franc-Maçonnerie aurait ourdi le dessein, avec la complicité de James Anderson, le presbytérien anti-romain, de s’opposer au catholicisme. En fait, le déisme maçonnique ne combat aucune religion révélée, et il ne correspond pas à la « religion naturelle », souvent dépourvue de surnaturel ; mais il se différencie de la religion romaine par le fait qu’il n’impose aucune orthodoxie à ses membres. En laissant aux Maçons leur liberté de pensée, Désaguliers les incite à se considérer égaux entre eux, malgré leurs différentes opinions philosophiques ; en outre, en proposant au Maçon d’invoquer le Grand Architecte de l’Univers, il invite les athées à se rallier à une idée de Dieu que peuvent éventuellement accepter les plus hésitants d’entre eux : c’est là une position apologétique qui, loin de nier le christianisme, constitue une habile tactique d’approche et démontre l’universalité de la pensée de Désaguliers, qui aurait sans doute pu faire siennes ces paroles prononcées par le mahatma Gandhi (1869-1948) au début du XXe siècle : « Ma religion n’est pas une religion de prison. Elle offre une place aux plus déshéritées des créatures de Dieu. Mais elle est à l’épreuve de l’insolence, de l’orgueil de race, de religion ou de couleur. Je ne crois pas qu’il puisse y avoir sur terre une seule religion. C’est pourquoi je m’efforce de découvrir ce qu’elles ont en commun et de prêcher la tolérance mutuelle ».

Dès 1670, des rabbins d’origine polonaise s’étaient établis à Londres, et Désaguliers avait eu des contacts avec eux ou avec leurs successeurs pour qu’ils se joignent à l’Ordre. Inspirée de la kabbale pratique, c’est-à-dire de la magie, l’histoire d’un nouveau personnage, Hiram, architecte du temple de Salomon, est ainsi inscrite par Désaguliers dans le rituel d’initiation au grade de Maître Maçon. Hiram est assailli par trois mauvais compagnons qui veulent lui dérober ses secrets ; il est assassiné, enterré, retrouvé, puis ressuscité. L’interprétation symbolique de cette mort en loge, appliquée au sens moral et spirituel, alors que le candidat prend la place d’Hiram, fait définitivement sortir l’Ordre de son domaine opératif. Totalement opposé à l’enseignement biblique et à l’interdiction de toucher les cadavres, ce rituel fort surprenant pour les Maçons du XVIIIe siècle, trouve sa justification par l’envergure de l’esprit de Désaguliers, qui désire ainsi donner à la Franc-Maçonnerie une dimension qui dépasse celle de la chrétienté. Mais il faut aussi y voir autre chose : les importants changements que Désaguliers apporte au récit de la kabbale donnent à ce rituel une profondeur qui n’a plus rien de triste ou de macabre ; désormais, pour le Maçon, la mort n’est plus une fin terrible, mais seulement un passage, et l’initiation, qui est en fait ce passage, se termine nécessairement par une régénérescence de l’individu. Ainsi, Désaguliers offre aux Maçons un message d’espoir : à force de travail et de vertu, le Maçon gagne sa propre purification.

Invité en Écosse aux titres d’homme de science et d’ingénieur, il en profite pour expliquer le nouveau rituel aux membres de la Loge St. Mary’s Chapel. Il en fait la démonstration en initiant le prévôt ou lord-maire d’Édimbourg et tous les membres de son conseil. La Maçonnerie écossaise, alors opérative, semble être devenue vraiment spéculative à cette occasion. En 1731, voyageant aux Pays-Bas, il préside, dans les salons de l’ambassadeur d’Angleterre à La Haye, lord Philip Chesterfield (1694-1773), une tenue au cours de laquelle il initie François, duc de Lorraine, le futur duc de Toscane, empereur du Saint-Empire germanique et époux de Marie-Thérèse, impératrice d’Autriche. Revenu en Angleterre, il est jugé le plus apte à initier le prince de Galles, et c’est ce qu’il fait au cours d’une tenue organisée à Kew en 1732. En 1734, nous le retrouvons à Paris, encore aux côtés de lord Chesterfield. Il y initie, à la loge De Bussy, Louis Phélipeaux, comte de Saint-Florentin et duc de Lavrillière (1705-1777). Il fonde aussi, à Paris, en 1735, la loge Louis d’Argent. La Grande Loge d’Angleterre exerce alors une heureuse influence et nomme des représentants dans plusieurs pays. Des loges se créent en France, en Allemagne, en Espagne et en Amérique. Le développement de la Franc-Maçonnerie et de la Grande Loge d’Angleterre est désormais assuré.

Comme beaucoup d’hommes, Désaguliers a une double personnalité : réservé et austère en public, il se détend dans l’intimité des tenues. Au sein d’une loge, alors que les portes sont bien gardées, il se transforme, libère son esprit, devient facétieux, se joint aux chœurs et apprécie même les joyeuses libations. On dit qu’il dépense son argent sans compter - ce qui est probablement vrai, car il voyage beaucoup ; d’un autre côté, ses nombreuses charges professionnelles doivent lui rapporter d’appréciables revenus. Sa dernière présence en loge a lieu le 8 février 1742. Il meurt le 29 février 1744, âgé de 61 ans, et est enterré dans la chapelle de l’hôtel de Savoie, à Londres. Son fils, Alexander, devient, comme lui, ministre du culte. Thomas, son second fils, devient colonel et écuyer du roi George III.

Feller, auteur de la Biographie universelle, déclare que les derniers jours de Désaguliers se passèrent dans la tristesse et la misère ; il avait perdu la raison, se déguisant parfois en arlequin ou en clown. Cawthorn, dans un poème intitulé The Vanity of Human Enjoyments, dit que Désaguliers était vraiment pauvre au moment de son décès :

  1. How poor, neglected Désaguliers fell !
  2. How he who taught the gracious kings to view.
  3. All Boyle ennobled and all Bacon knew,
  4. Died in a cell, without a friend to save,
  5. Without a guinea, and without a grave.

Albert G. Mackey croit que ces descriptions apocryphes de la mort de Désaguliers sont exagérées ; il signale que Nichols, l’auteur des Literary Anecdotes, qui connut personnellement Désaguliers, trace de lui un portrait flatteur dans le neuvième volume de son œuvre.

Jean Théophile Désaguliers, docteur en droit et membre de la Royal Society, de par ses connaissances, sa situation sociale, sa forte personnalité et ses contributions à l’esprit et aux structures de la Franc-Maçonnerie, a tant enrichi cette institution qu’elle a pu attirer un nombre croissant de personnes de statures intellectuelles et sociales semblables à la sienne. Sous l’influence de Désaguliers, ce même Ordre devint la Grande Loge d’Angleterre et parraina une multitude de loges dans le monde entier. Il convient de se souvenir de Jean T. Désaguliers comme du grand organisateur de la Franc-Maçonnerie moderne.


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