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Don Quichotte, Sancho Pansa et...nous

Nous avons tous dans la tête l’image du preux chevalier Don Quichotte quittant son village pour des voyages à la rencontre de son destin. Tout être interpellé par le sens de l’existence humaine est un voyageur à la recherche d’un but qui l’amène à se dépasser, à s’évader de la sphère de son moi, de son environnement routinier, pour se voir autrement, voir le monde et les autres différemment, avec de nouveaux yeux.

La rencontre avec autrui est un enrichissement important pour celui qui comprend que la quête du Graal est la découverte de l’Amour. Je partage ainsi avec beaucoup d’hommes un énorme amour pour ce personnage absolu, ce grand fou illuminé de Don Quichotte qui réunit les hautes vertus qui font actuellement défaut à beaucoup d’hommes dits raisonnables. Au-delà de la caricature choisie par Cervantès, quelle est cette folie ? C’est celle du poète, de celui qui a la pureté de l’innocence, du rêveur au milieu d’un monde qui trop souvent ignore la bonté et la justice, qui méconnaît les raisons du cœur et de l’esprit, un monde peuplé de trop d’êtres à la courte vue, incapable de vibrer pour autre chose que leur vie tellement égoïste.

Est-ce folie que de vouloir revêtir de noblesse et de beauté le monde que d’autres vivent plat et vulgaire, sans aucune place pour le rêve ?

Mais il nous faut garder les yeux ouverts, ne pas perdre contact avec le monde réel pour éviter de dépérir, comme Don Quichotte, incapable de vivre hors de son monde idéal. Faire coïncider un idéal d’humanisme avec le train train-train prosaïque d’ici-bas est une lutte difficile, mais nous avons le devoir de tendre vers cet idéal de perfection, de faire respecter les lois naturelles d’une organisation harmonieuse de la vie en société, en conciliant les aspirations individuelles de l’homme libre et les nécessités de la vie en groupe. En d’autres termes, en atteignant à la Justice. Si cela est folie, soyons les heureux fous dont Erasme fait l’Eloge, les Utopistes que Thomas Moore appelle de ses vœux.

Opposons-nous, avec Don Quichotte à la perte des valeurs que semble vouloir générer et développer le progrès dit matériel, sans pour autant être les nostalgiques de l’âge d’Or, mais en évitant qu’on appelle notre Ere, celle de l’âge qui a la dureté du Fer.

Ecoutez les paroles pleines de sagesse de ce fou d’hidalgo : « Que des pédants, qui n’ont jamais foulé les routes de la chevalerie, me tiennent pour insensé, je m’en ris comme d’une obole. Les uns suivent le large chemin de l’orgueilleuse ambition, d’autres celui de l’adulation basse et servile. Quant à moi, poussé par mon étoile, je marche dans l’étroit sentier de la chevalerie errante. Mes intentions sont toujours dirigées à bonne fin, c’est à dire faire du bien à tous, à ne faire mal à personne. Si celui qui pense ainsi, qui agit ainsi, qui s’efforce de mettre tout cela en pratique, mérite qu’on l’appelle nigaud, je m’en rapporte à votre grandeur ».

Et le voilà plus loin, qui donne des conseils à Sancho Pansa : « porte toujours les yeux sur qui tu es, et fais tous les efforts possibles pour te connaître toi-même ; c’est là la plus difficile connaissance qui se puisse acquérir. Fais bien attention si tu prends la vertu pour guide, si tu te piques de faire des actions vertueuses, tu ne dois porter nulle envie à ceux qui ont pour ancêtre des princes et de grands seigneurs, car le sang s’hérite et la vertu s’acquiert, et la vertu vaut par elle seule ce que le sang ne peut valoir. Que les larmes du pauvre trouvent chez toi plus de compassion mais non plus de justice que les requêtes du riche. Tâche de découvrir la vérité à travers les promesses et les cadeaux du riche, comme à travers les sanglots et les importunités du pauvre. Quand l’équité peut et doit être écoutée, ne fais pas tomber sur le coupable toute la rigueur de la loi. S’il t’arrive de juger un procès où est partie quelqu’un de tes ennemis, éloigne la pensée du souvenir de ton injure et fixe-la sur la vérité du fait. Sois comme une mère pour les vertus, comme une marâtre pour les vices ».

Le génie de Cervantès est de nous présenter à travers ses deux héros un condensé de l’humanité. Réunis en un seul, ils seraient le symbole même de la nature humaine, exprimant les attitudes essentielles spirituelles et matérielles, face à l’existence. Sancho est encore le prisonnier de la caverne de Platon, qui voudrait se limiter aux besoins biologiques, aux intérêts matériels, sans chercher la voie d’accès à un monde meilleur. Vous le rapprocherez sans peine de pas mal d’hommes de notre temps, habités par le désir de jouissances immédiates, et dont la quête est de devenir plus riches, plus puissants, de se créer une place au soleil. Mais quel soleil ! Ces hommes-là croient trouver leur liberté jusqu’au jour où ils se retrouvent inquiets, déstabilisés, mécontents de tout, et découvrent qu’ils sont devenus esclaves d’un système de vie et de pensée qu’ils ont eux-mêmes engendré.

Comme rien n’est tout à fait blanc ni tout à fait noir, Sancho a aussi des qualités. C’est un pacifiste plein de bon sens. Il a bon cœur, et surtout il est fidèle. Il aime Don Quichotte du fond du cœur et ne pourrait le quitter malgré toutes ses extravagances, car il devine que la route de son maître est celle de l’espoir.

Car il y a de l’espoir, comme l’écrit Jean Cassou : « Comme Don Quichotte, nous sommes seuls mais libres. Cela autorise le groupement des facultés les meilleures et les plus sociables du cœur humain. On peut rebâtir l’homme à partir des lambeaux souffrants de son héros ».

Pour se sentir proche de Don Quichotte, l’idéal est d’avoir son âge : celui de l’enfance. De conserver une fraîcheur d’âme qui se flétrit si vite chez certains, passant hélas à l’âge de la résignation et des renoncements. Ceux qui l’aiment croient pouvoir faire régner la justice, rendre les hommes meilleurs et plus heureux. Quel bonheur que de garder la jeunesse du cœur.

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