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Le deuil, passage obligé ?

Il fut un temps où les ânes portaient tout sauf le deuil. Et oui, c’est les corses qui le disaient. Depuis lors tout a changé. En effet, grâce au positivisme triomphant, certains  rêvent de faire mieux que les ânes en  créant des molécules destinées à effacer la souffrance liée à la perte. Or, dans la vie comme en maçonnerie, le deuil représente la pierre angulaire de « l’être-là » et de son devenir. Dans ce domaine une chose est sûre, quand le deuil manque ou est manqué, l’homme se dessèche comme un arbre dans l’obscurité. Se demander s’il est un passage obligé semble aussi absurde que se demander si le prunier a besoin de lumière pour s’épanouir. Il n’est donc point d’homme  humanisé coupé de la dynamique du deuil.

Avant d’aborder le deuil comme passage obligé,  je voudrais faire deux remarques.  La  première porte sur la façon dont j’envisage de le traiter. En loge, pour étayer la quasi-totalité des questions  traitées il est d’usage d’évoquer les symboles, les voyages, etcetera. J’ai fait le choix d’aborder la problématique du deuil  sans faire l’énumération  explicite des éléments constitutifs de la trame initiatique car s’il fallait la faire il faudrait évoquer le Rite dans sa totalité. En effet, le Rite Ecossais Ancien et Accepté est parsemé  d’une pluralité de mises en scène où le deuil est roi. En cela il rejoint  formidablement bien la vie. La deuxième remarque porte sur le cadre de réflexion. Bien sûr, la loge n’est pas l’agora d’Athènes, néanmoins, fondamentalement, nous nous posons les mêmes questions que les athéniens. Si Socrate était parmi nous, je pense qu’il exprimerait les mêmes préoccupations en s’appuyant sur les avancées de la pensée  actuelle. De mon point de vu, il est souhaitable de penser la réalité initiatique, avec ses  deuils  sans cesse renouvelés, en puisant aussi bien dans les enseignement des symboles  maçonniques que dans ceux de tous les savoirs, particulièrement des sciences humaines. C’est une démarche qui peut s’avérer éclairante. Comme chacun sait, ici, la « foi du charbonnier » ne suffit pas pour progresser dans les voies qui nous sont tracées.  

Le deuil…Qu’est-ce donc que le deuil ? Qui pourra le dire clairement ? Qui pourra le saisir  même par la pensée et le traduire par des mots ? Quoi de plus familier à notre vie que le deuil ? Si rien ne se passait, il n’aurait point de deuil. Or, la vie comme l’initiation, est un fleuve  tumultueux qui coule entre deux rives. La mort, comme la naissance, est une étape naturelle de la vie, elle fait des apprentis d’un mode de vie en l’absence de l’être aimé.  Certes pour en arriver là, que de colères, de dénis, de marchandages, de mauvais humeurs, de petites morts et d’acceptations ! 

Ce n’est pas la peine de s’attarder davantage sur les effets de la perte sinon pour souligner qu’on meurt toujours un peu quand l’être aimé disparaît.  Cet aspect de la chose, tôt ou tard, tout le monde le connaît. Mon objectif n’est pas de parler du deuil relatif à la perte d’un être aimé, mais de m’interroger sur un phénomène  que j’exprimerai ainsi : « Pour grandir  psychologiquement et initiatiquement il faut  toujours mourir un peu » Cela implique, bien sûr,  une pluralité de morts symboliques et de deuils.  Mais, mourir à quoi ? Faire le deuil de quoi ?  Pour répondre à ces questions, il faut jeter un regard sur ce que nous sommes,  c’est-à-dire sur les sources de vie qui nous habitent et les angoisses  qui nous effraient.

Au fait, que sommes-nous ? Sinon une vie,  une histoire et un destin. Qui sommes nous ? D’où venons nous ? Où allons nous ? Voilà des questions de vie, d’histoire et de destin, les unes aussi incontournables que les autres. La  quête de sens fait partie intégrante de ce que nous sommes,  elle  nous permet de nous construire et d’alléger l’angoisse fondamentale qui nous évoque la mort. 

Vie, histoire et destin, voilà des termes qui ont suscité une réflexion permanente tout au long de l’histoire de l’humanité, tantôt aux accents métaphysiques, tantôt aux accents politiques, religieux, philosophiques psychanalytiques et initiatiques. L’homme, conscient de sa subjectivité et de sa singularité, n’a jamais cessé de s’interroger sur lui-même, sur sa place dans le monde et sur sa destination. 

Le terme « destin »  définit la spécificité de l'être humain. Contrairement à l'animal, qui a une vie et une histoire, l’homme est le seul être vivant capable de destin. Pourquoi ? Parce qu’il est un être aux prises avec sa subjectivité et sa singularité ; mais, aussi, parce qu’il il est un être pulsionnel, marqué par des fantasmes et des angoisses qui le poussent à aller au-delà de ses besoins. L’idée de « destin » soulève souvent la question : " Pourquoi moi ? " « Pourquoi moi ? » se demandent les personnes atteintes de maladies graves. C'est l'interrogation des hommes, des femmes et, parfois, des enfants aux prises avec la maladie  ou le malheur. Qui n'a pas levé les yeux un jour vers le ciel en se demandant : " Pourquoi moi ? " Qui ne s'est pas regardé un jour dans le miroir en se disant : " Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter cela ? Pourquoi lui et pas moi ? Pourquoi moi et pas lui ? " 

Ce sont des questions propres à tous les âges, mais dès qu'on essaie de répondre, c'est comme éplucher un oignon, ça fait toujours pleurer.  L’idée de destin apparaît toujours en filigrane quand le parcours de vie est mis en danger. Mais, qu'est-ce qu'un parcours de vie ? Sinon une conscience du monde, un trajet à parcourir, une conduite à tenir et un projet à accomplir... En d’autres termes, le parcours de vie est le reflet  du destin, c'est-à-dire  de nos choix...  Le destin n'a rien à voir avec la fatalité des Grecs, ni avec la prédestination des théologiens, ni non plus avec le concept de l'absurde de certains philosophes existentialistes. Pourquoi ? 

La fatalité n'est pas un destin car elle fige l'homme dans les caprices du hasard et de la nécessité. La prédestination n'est pas un destin car elle asservit l'homme à une volonté suprême, dont on ignore tout. L'absurde n'est pas un destin car il dépossède l'homme de ses aspirations transcendantales. Le destin n'est rien d'autre que les choix que nous faisons  au cours de la vie. Mais, il y a des choix et des choix,  tous ne sont pas des véritables choix… Parfois, l’inconscient nous pousse à faire des choix qui n’ont rien à voir avec la liberté. Cela dit, une chose parait claire : L’homme est fait de telle sorte qu’il semble contraint de se libérer de ce qui l’enchaîne, en d’autres termes, il est contraint  d’être libre et libre de choisir ses contraintes. Bien sûr, parfois en pensant se libérer, il s’enchaîne davantage !

Quant à la vie, au sens biologique du terme, il y aurait beaucoup à dire. La seule chose que je voudrais souligner c’est qu’elle entretient des rapports étroits avec l’histoire et le destin.

En ce qui concerne l’histoire, il y a un certain nombre de choses importantes à dire, des choses qui sont à l’origine de la construction et du déroulement de nos vies. Je dirai, d’abord, que l’histoire du désir de l’autre nous précède et nous inscrit en quelque sorte dans l’histoire ; une histoire qui se prolonge, peut-on dire, sur une manière d’être sans histoires… l’histoire fusionnelle. Puis, le trouble-fêtes, nommé désir, se fait jour, alors nous entrons de plein pied dans l’histoire à proprement parler, une histoire où la découverte de soi-même et de l’autre donne lieu à beaucoup d’histoires, surtout, l’histoire oedipienne, qui se solde peu à peu par la construction d’une identité. Les « événements » que nous rencontrons à travers ce parcours sont d’une grande  importance, ils font le lit de ce qu’on appellera ultérieurement le choix d’un destin. 

Il s’agit là de trois moments d’histoire où, parfois, on y laisse des plumes, quelquefois on en sort totalement déplumé ! Perdre des plumes c’est toujours une souffrance qui parle des problématiques particulières, des problématiques qui mettent en scène des drames et des deuils où la vie, l’histoire et le destin  s’entrecroisent comme les fils d’une  écharpe tricotée.  De quoi est-il question dans toutes ces souffrances et dans tous ces deuils ? Sinon de la quête de sens, du rapport à soi-même et à l’autre,  du rapport à la loi et au droit, du rapport à l’éthique et à la morale, du rapport au désir et à la réalité, du rapport à  l’amour et  à la haine,  bref, du rapport à la vie et à la mort… On peut dire que chaque souffrance et chaque deuil révèle, réellement et métaphoriquement, une  question humaine, avec  ses ouvertures et ses impasses. En somme, il est question partout du rôle de l’autre dans la construction de soi-même,  des ouvertures et des impasses du désir de l’autre et de son propre désir, des « épreuves » dans le processus d’humanisation,  du don et de la dette impossible, du  vivre et du « mourir », des  bonheurs et des méfaits des deuils, du regard et de ses « infirmités », bref, il est question des métamorphoses de l’être à travers les grands événements existentiels où, je répète,    la vie, la mort et le deuil sont omniprésents. En d’autres termes, il est question de la résolution des grands fantasmes et des grandes angoisses qui nous habitent, à savoir le fantasme du retour au sein maternel, le fantasme de séduction, le fantasme de la scène primitive et le fantasme d’intégration, d’une part, et d’autre part de l’angoisse du vide,  de la  perte, de punition et de castration.

Lorsqu’on parle  de ces problèmes il ne faut jamais perdre de vue qu’ils représentent les  questions de toujours pour lesquelles il n’existe pas une réponse définitive, mais seulement une multitude de façons de les poser dont l’initiation maçonnique en est une. Ces considérations autour des grands phantasmes et des grandes angoisses peuvent sembler très éloignées de la démarche initiatique, pourtant elles sont au cœur  même du processus initiatique, plus encore, sans leur résolution par le deuil, tout au moins partiel, l’initiation ne serait  qu’un formalisme sans horizon. Que viennent signifier les degrés ? Sinon le mourir progressif, suivi d’un deuil : le deuil du désir de faire un avec l’autre, le deuil de dominer le monde, le deuil d’être  l’objet privilégié du désir de l’autre et le deuil du nombrilisme décliné sous toutes ses formes.

Qu’est-ce donc le deuil ?

Endeuillés, nous  ne parlons  pas du deuil comme d’une expérience positive, mais comme d’une expérience douloureuse. Pourtant,  même s’il s’agit d’une expérience négative, il  nous projette vers l’avenir,  nous fait entendre l’écho des réalités originaires enfouies dans  notre être et nous dévoile le type de relation que nous avons tissé avec le monde. En tant qu’expérience de rupture, elle nous révèle donc quelque chose de  fondamentalement positif,  elle nous dit comment nous font ou nous défont  les relations avec l’autre et  avec soi, avec l’amour et avec la haine, avec la loi et avec le droit,  avec l’éthique et avec la morale, avec le désir et avec la réalité. Dans l’initiation à la vie comme dans la vie initiatique  tout est question d’investissements, de pertes, de ruptures et de deuils, c’est pourquoi on meurt toujours un peu quand on  quitte quelque chose de soi ou de l’autre, mais, c’est bien connu, pour vivre, mieux vaudrait dire pour exister, il faut quitter  tout ce qui nous enchaîne.

En regardant de près la trame de la vie et la trame initiatique, une chose saute aux yeux, elles sont structurées comme une renaissance permanente, je dirai presque comme un langage. L’une fait le lit de l’autre, toutes les deux obéissent à une logique interne  dont le point commun est l’épanouissement  de l’être grâce au travail de deuil.  Arrêtons-nous un instant devant la trame initiatique, que nous donne-t-elle à voir, à penser, à entendre, à sentir et à vivre ? Sinon notre négativité et notre positivité. Le Rite initiatique nous dépeint comme des pavés mosaïques, comme des êtres aux prises avec l’ombre et la lumière, avec les passions les plus basses et les plus hautes aspirations. Dans tous les cas de figure il fait du deuil le ressort et le medium permettant de progresser dans les voies initiatiques. En initiation comme dans la vie, au commencement n’était pas le Verbe mais l’épreuve de la terre, du feu, de l’air, etcetera.  Les étapes de la vie comme les degrés initiatiques sont structurés par une série d’épreuves de complexité croissante où il est question de perte, de deuil et de réinvestissement. C’est à ce prix que le sujet chemine vers la spiritualité.   

D\ H\


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