Obédience : NC Loge : GLFF Date : NC


Peer Gynt ou la liberté dévoyée

Mon enfance et mon adolescence ont baigné dans la folle épopée de Peer GYNT.
En 1952, avec le 1er électrophone familial, un disque de la Guilde : version abrégée du drame d’IBSEN, 33 tours vinyle jamais réédité dont je suis devenue la gardienne familiale et jalouse, n’étant pas sûre qu’un étranger y retrouve nos émotions...!
Dès lors, des soirées entières, nous avons écouté fascinés, et parfois choqués des outrances du héros, cette histoire fabuleuse dont aujourd’hui encore, ma sœur, mon frère et moi pouvons redire des passages entiers, dans une complicité et une tendresse presque incommunicables.

De nos jours, le drame d’IBSEN écrit en vers en 1868, et admirablement traduit en français et en prose par le Comte PROZOC (seule traduction à mon sens la plus sensible), représente une séance non stop de 8 heures. Personnellement, je n’y résisterais pas; y préférant « notre version », qui laisse à l’imagination le soin de prolonger les moments inachevés, avec cette admirable musique de GRIEG qui accompagne notre tenue de ce soir.

Aujourd’hui, pour moi, Peer GYNT est à la fois le héros et l’anti héros : menteur, hâbleur, roublard, naïf, immature, il parcourt le Monde à la recherche de son âme, s’enfuyant toujours un peu plus loin après chaque échec ou chaque mauvais coup. Avec pourtant - parfois - des éclairs d’une sagesse populaire quasi-parfaite.
Toute sa vie, il acceptera - sans vraiment donner en retour - d’être protégé, sorti d’un mauvais pas, et sauvé, uniquement par les femmes.

L’amour de sa mère et de Solveig seront les plus belles et les meilleures cartes de son jeu truqué.
D’ailleurs, le drame débute par ces mots de sa mère : « Tu mens, Peer » et se clôt sur cette chanson de Solveig : « Je te bercerai, mon enfant ; sur mon cœur repose en rêvant ».
Alors, plantons donc le décor, et avant pour les contes bleus qui font passer le temps !

- Musique d’introduction Cassette n° 4
L’histoire commence dans les premières années du siècle dernier et finit presque avec lui. Elle débute dans le centre de la NORVEGE et se poursuit sur toute la terre.
Car notre héros obligé de quitter son pays va–au-delà des frontières et au delà des mers - tenter de chercher sa vie parmi celle des autres.

Nous sommes donc en Norvège.
Peer GYNT est alors un solide gaillard de 20 ans. Il descend un sentier suivi de sa mère Aase (prononcer OSE), petite, délicate mais avec un bon sens rustique hors du commun. Elle est furieuse ; son fils revient d’une longue absence qu’elle soupçonne de débauches et de mauvais coups. Il s’en défend bien sur, inventant une histoire fantastique. Aase n’est pas dupe et si elle gronde à certains passages du récit, elle prend peur à d’autres tant son fils semble avoir risqué sa vie !
Parce qu’il ne veut plus entendre ses sermons, Peer GYNT la juche sur le toit d’une cahute et file se mêler à une noce. Il rencontre Solveig alors âgée de 14 ans. Solveig la douce, la pure, Solveig qui attend tout de la vie et passera la sienne à aimer et attendre Peer GYNT.

Malgré ou à cause de Solveig qui le repousse un instant, Peer s’enivre, se querelle avec les invités, fait mille tours ; il glisse même des harengs frais sous le plastron des garçons d’honneur, et comme le vaurien qu’il est, il enlève la mariée puis l’abandonne, déshonorée à jamais.
Poursuivi par les villageois, les collines deviennent son refuge.
Peer y rencontre la femme verte qui se dit…fille de roi, comme lui s’annonce…fils de roi. L’affabulation de chacun se complète.
Dans le château en ruines du Roi de DOVRE, sa nouvelle fiancée l’entraîne vers les trolls et les gnomes qui constituent sa cour.

Pressé de toutes part d’épouser un parti qui ne lui paraît plus très séduisant, d’autant que le Vieux de DOVRE veut lui griffer un œil et lui arracher l’autre parce qu’ainsi la vision du monde s’en trouve changée (!), Peer GYNT s’enfuit à nouveau à toutes jambes.
Il aura néanmoins appris des trolls quelques secrets. Par exemple : « Garde ta foi. Elle a libre entrée chez nous et n’y paie pas de taxes ».
et surtout cette remarque : « Là bas, à la lumière du jour, on dit Homme sois toi-même.
Ici, sous ces voûtes on dit Troll, suffis-toi à toi-même ».
Et toute sa vie, Peer GYNT en fera sa règle : « sois toi-même ».

Mais est-il vraiment facile d’être soi-même ?
Dans sa fuite, il croise le Courbe, personnage légendaire dont IBSEN a fait le symbole de l’hypocrisie sociale. Le Courbe, insaisissable, malin, ni vivant ni mort, triomphant sans lutter. Voilà une nouvelle leçon que Peer GYNT n’oubliera pas : faire le tour -toujours-, prendre le courbe, demeurer soi-même, et surtout ne pas s’obliger à changer.

Dans les montagnes où il s’est à nouveau réfugié, Peer GYNT s’est construit une hutte. Il neige. La nuit tombe. SOLVEIG apparaît. Elle a tout quitté pour venir à lui. « En allant vers toi, chaque fois qu’on voulait savoir où j’allais, je répondais : je vais chez moi. Car on ne revient jamais par le chemin que j’ai pris ».
Un instant l’espoir renaît. Mais les constructions du destin ne sont pas simples !

Peer GYNT part dans la forêt chercher du bois pour la cheminée. Une femme en haillons, traînant un enfant difforme, se rappelle à ses souvenirs : « tu devrais pourtant reconnaître l’arbre au fruit. Ne vois-tu pas que ce fils boîte du pied comme tu boîtes de la tête ? ».
Alors, si près du bonheur, Peer GYNT n’ose affronter SOLVEIG. « Parler sans tout dire ? Confesser sans tout avouer ? Non, faisons le tour », et il s’enfonce plus loin encore dans la forêt.
L’un des rares moments où Peer GYNT ne trichera pas, c’est l’instant où revenu près de sa mère pour se soustraire à tout ce qui le poursuit, il se rend compte qu’à bout de chagrin et d’amour, elle entame son dernier voyage.

Alors, avisant la vieille chaise qui lui servait de monture quand il était enfant, il l’enfourche, passe sa ceinture autour du dossier, et juché sur ce coursier de rêve qu’il appelle BRUNEAU, il recrée la féerie des contes bleus pour accompagner Aase sur son ultime chemin.
C’est sans doute à ce moment là qu’il accomplit le seul acte conscient et désintéressé de toute sa vie.
Instant d’amour, de poésie et d’émotion d’un enfant qui n’est jamais devenu, et ne deviendra jamais, un homme…quoiqu’il puisse prétendre par la suite.

- Cassette n° 5.
Peer GYNT vient de perdre la meilleure carte de son jeu truqué, de son jeu de voleur !
Il peut se lancer dans les plus terribles aventures de sa vie, l’ombre de sa mère ne le protégera plus.
Des Amériques à l’Afrique, il devint un roi du négoce, il vendit des nègres, il déclencha des guerres, il joua avec l’argent des autres, il trahit ses amis, et sema des enfants comme le petit poucet perdit ses cailloux.
Dans le désert marocain, il est prophète.

En Egypte, il entend chanter la statue de MEMNON (héros du cycle troyen tué par Achille. Les grecs l’identifièrent à une des 2 colonnes du temple d’Aménophis III à Thèbes.
Et s’interroge devant le sphinx de Gizeh : « quelle drôle de bête que voici. Est-ce une figure de conte ? Non, je te tiens mon bonhomme, tu es le Courbe ! ». Et quand une voix venue de l’arrière du sphinx demande en allemand « sphinx, qui es-tu ? », Peer note sur son calepin : écho allemand, dialecte berlinois…et répond : il est lui-même.

Dans un asile du CAIRE, il croise un linguiste qui soutient le droit au cri en souvenir de l’idiome des babouins, et le roi Apis, et encore Hussein qui regrette qu’on le prenne pour un sablier alors qu’il est une plume. Pour ma part, lui dit Peer GYNT, je ne suis qu’une feuille de papier destinée à toujours rester blanche.

Couronné Empereur du soi-même dans l’asile, il se demande qui il est vraiment.
Les années passent. Après une dernière lâcheté lors d’un naufrage, il revient au pays.
Ses cheveux sont blancs, ses yeux vides. Il entend la légende d’un certain Peer GYNT : « C’était un conteur, s’attribuant à lui-même tout ce qui s’est accompli de beau et de grand dans le Monde. Mais il a mal tourné et voilà déjà des années qu’on l’a pendu ».
Peer sourit et s’éloigne vers la forêt ; il épluche un oignon, devisant sur chaque pelure qu’il ôte en la comparant à chacune des peaux qu’il a endossées durant sa vie. « L’oignon se rapetisse, il disparaît, et je n’entrevois pas de noyau ni de fond. Eh, c’est qu’il n’y en a pas ! La nature est folâtre… »

Dans une clairière de pins dévastée par un incendie, des voix mystérieuses venant des gouttes de rosée, du vent dans les branches calcinées et des petites pelotes qu’il croit voir rouler devant lui, sont comme des reproches que lui fait sa conscience inquiète.
Son persiflage habituel perd de sa force.
Même devant l’homme qui vient à sa rencontre. « Je suis fondeur Peer GYNT. Il faut que tu entres dans ma cuiller. Le temps est venu pour toi. Tu es trop lourd pour monter au ciel. Ayant manqué ta destination, tu dois en qualité de produit raté, être fondu dans la grande cuiller des inutiles. Il n’y a derrière toi aucune femme qui te couvre de son amour ».
Peer GYNT discute, transige, obtient un délai pour prouver qu’il a toujours été lui-même.
Il prend la courbe une dernière fois ; le fondeur l’attendra au prochain carrefour.

Au fond des forêts sombres de NORVEGE, Peer GYNT va tenter de trouver ce qu’il a cherché toute sa vie.
Mais ceux qu’il rencontre ne lui sont d’aucun secours.
Le vieux de Dovre lui apprend qu’en fait, il n’a jamais été lui-même, qu’il a toujours vécu comme un troll, se contentant de lui-même.
Et un personnage maigre lui confirme qu’il y a 2 manières d’être soi-même : l’envers et l’endroit : « une découverte qui utilise le soleil pour donner d’une personne 2 épreuves, la positive et la négative. On peut parfois modifier l’image. De négative, elle devient positive, à moins qu’elle ne soit comme chez vous Monsieur, à moitié effacée. En ce cas, rien ne sert ».

Peer GYNT marche toujours. Il sait qu’au prochain carrefour, le fondeur l’attend.
Alors il décide enfin de ne plus faire le tour : « cette fois-ci, j’irai tout droit, quel que soit le chemin ».  
Une cabane se dresse devant lui ; un chant de femme lui parvient faiblement.
« Solveig !
Solveig, écoute.
Peux-tu me dire où a été Peer GYNT depuis que tu ne l’as vu ? Peux-tu me le dire, sinon il me faut rentrer d’où je suis sorti, disparaître à jamais dans le pays des brumes.
Solveig, où étais-je moi-même, dans ma vérité ? »
Et tandis que le fondeur, caché derrière la cabane, se promet de rencontrer Peer GYNT au prochain carrefour,
Solveig répond : « dans ma foi, dans mon espérance, dans mon amour »
et elle commence doucement à chanter une berceuse.

Voilà un conte norvégien parmi les plus populaires. Il puise ses racines dans un pays austère dont les saisons influent sur la nature profonde des habitants. Une vie rude a souvent besoin de féerie, de magie, de sorcières…et « de contes bleus qui font passer le temps ».

Peer GYNT n’est ni libre, ni de bonnes mœurs, mais le personnage est touchant donc attachant.
Toute sa vie, il use et abuse de ce qu’il croit être une liberté, sa liberté. Avec une philosophie terrifiante qui n’appartient qu’à lui.
Comme si IBSEN avait rassemblé dans son héros la fragilité, l’inconscience, la folie poétique ou destructrice, et l’égoïsme du genre humain, en oubliant la capacité à réfléchir.
Contourner les problèmes qui surgissent, tenter de ne pas blesser l’Autre, nous oblige parfois à des détours. Mais prendre systématiquement la courbe, refuser de se colleter à sa propre vie, est-ce vraiment être libre ? NON !

Je ne crois pas qu’en si peu de temps, j’ai pu vous emporter complètement dans le royaume de Peer GYNT, y entendre les énigmes des trolls, y comprendre le pur amour de Solveig, et admettre un monde fait de baroque et de poésie.
Mais si un jour, vous avez l’envie et le temps, lisez la pièce, vous y apprendrez bien plus que ce soir.
J’ai dit

N\ T\


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