Obédience : NC Grande Loge de France - Orient de Niort 18/03/2000


Saint-Jacques à Compostelle histoires ou Histoire ?

Pourquoi suis-je allé à pied à Saint-Jacques de Compostelle ?
Pourquoi revendiquer pour moi le mot pèlerin, mais pas le mot pèlerinage, lui préférant cheminement ou démarche ? Pourquoi m'être senti pèlerin tout au long de ce chemin, beaucoup moins à son terme, et pas du tout à Lourdes ou à Rocamadour, autre lieux de pèlerinage ?

Il me manque toujours cette réponse définitive qui épuiserait ces pourquoi.
Je ne peux donc proposer de réponses que partielles, voire partiales.
Ces réponses vont passer pour partie par le miroir de mon propre cheminement pédestre et intellectuel, pour partie par le miroir de l'Histoire, et pour partie par le miroir de ces histoires peut-être plus incertaines, mais qui ont pour moi autant de vérité que l'Histoire.
C'est pour cela que je vais raconter une histoire. Un peu comme un enfant en raconte ou s'en raconte, quand l'adulte lui rétorque : ne me raconte pas d'histoires…

Mais avant d'en venir à cette histoire, je commence par un double préambule pour situer le contexte de ma démarche, pour bien définir d'où je parle.
D'abord, d'un point de vue philosophique, j'énonce de manière très lapidaire trois postulats.
Postulat 1. Le cheminement vers Saint-Jacques de Compostelle est une métaphore de la vie.
Postulat 2. Il n'y a pas de vie vivable sans un acte de foi qui en transcende la contingence.
Postulat 3. Toute croyance est par essence une métapsychologie. C'est-à-dire un mouvement qui commence à l'intérieur de soi et qui est ensuite projeté vers l'extérieur sur l'univers et les dieux.

Ensuite, s'agissant de spiritualité, Paul Claudel qui donne la parole à Saint-Jacques au cours de la deuxième journée du soulier de satin signale que le nom de Saint-Jacques a parfois été donné à la constellation d'Orion qui visite tour à tour l'un et l'autre hémisphère.
Et il fait dire à son Saint-Jacques : « moi phare entre les deux mondes, ceux que l'abîme sépare n'ont qu'à me regarder pour se trouver ensemble. (...) C'est la douleur qui fait dans le monde ce grand trou au travers duquel est planté mon sémaphore. Quand la terre ne sert qu'à vous séparer, c'est au ciel que vous trouverez vos racines ».

Le pape Jean XIII, lui aussi, fera de Saint-Jacques de Compostelle le phare de l'univers.
Pourquoi Saint-Jacques de Compostelle ? Qu'y a-t-il donc de si essentiel là-bas, qui ait propulsé sur les chemins depuis mille ans des milliers et des milliers de marcheurs, des milliers et des milliers de cheminants ?

Théophile Gautier, dans son livre voyage en Espagne, puisque qu'il va être question de l'Espagne, a écrit cette phrase en apparence banale : « sans me piquer d'une dévotion bien fervente, je ne suis jamais entré dans une cathédrale sans éprouver un sentiment mystérieux et profond »...

Je suis agnostique et je ne parviens toujours pas à faire exister un dieu. Mais c'est certainement ce même sentiment profond et mystérieux que je cherche à éprouver par exemple dans ce temple maçonnique quand sonne pour nous l'heure de quitter le monde profane. Ce sentiment profond et mystérieux participe d'un mot : transcendance.

Et c'est peut-être pour l'éprouver que je me suis mis en chemin.
Et j'aime ces vers d'un poète espagnol, Antonio Machado extraits de ses champs de Castille, titre générique d'un recueil de ses poèmes :
C'est en marchant que se fait le Chemin.
Quand tu marches
Tu ne vois que la trace
Que jamais plus ton pied ne foulera. (…)
Ah ! renaître à nouveau, parcourir le chemin,
En ayant retrouvé le sentier perdu !
Et cheminer en rêves
Par amour de la main qui nous mène.

Je suis parti sur ce chemin à la recherche d'une trace lisible et secrète laissée par les pèlerins qui m'ont précédé.
J'ai le sentiment d'avoir perpétué une démarche en mettant mes pas dans les pas de ceux qui sont passés avant, pour que d'autres puissent à leur tour accomplir la même démarche.
Ce sentiment très fort, je l'ai aussi croisé dans cette loge quand elle passe du registre profane au registre sacré. Peut-être n'est-il pas nécessaire de se rendre à Saint-Jacques de Compostelle pour être pèlerin. Peut-être dans nos loges suivons-nous une trace lisible et secrète laissée par d'autres et qu'il nous appartient de transmettre à partir de nos symboles.

Ceci dit, j'en viens à mon histoire. Ou plutôt à l'Histoire.
Vers 380, dans son Traité sur la Trinité, Didyme d'Alexandrie rapporte apparemment sans nommer personne qu'un des Apôtres reçut en partage l'Inde, une autre l'Espagne, et un autre encore une autre région, jusqu'à l'extrémité de la terre.

Jacques le Majeur, fils de Zébédée et frère de Jean, n'est pas nommé. Ce sera chose faite vers le VIème ou le VIIème siècle, et il est attribué pour mission d'avoir évangélisé l'Espagne avant d'être décapité en 44 à son retour en Terre Sainte. Certains de ses disciples auraient alors décidé de ramener les corps de l'Apôtre et ses deux disciples, Théodore et Athanase, en Espagne, utilisant pour cela une barque de pierre rejoignant les côtes de Galice du côté de Padron.
Histoire ou légende ?

Il se trouve maintenant qu'un sépulcre est exhumé vers 815-830 là-bas, en Galice. Il se dit qu'un moine, un ermite, Pelagius, se laissant guider par une étoile découvre un sarcophage dont la présence lui a été annoncée par un ange en un lieu dit campus stellae, le champ des étoiles, qui deviendra Compostelle. Dépêché sur place, un évêque, Théodomire, attribue le contenu du sarcophage à Jacques le Majeur. L'Histoire est en désormais en marche.

Le Moyen Age qui s'annonçait avait besoin de ces histoires qui vont faire l'Histoire. Et en ces temps troublés il fallait à l'Espagne chrétienne cette découverte à plus d'un titre miraculeuse pour faire face à un double péril, extérieur c'est-à-dire musulman, mais aussi intérieur c'est-à-dire hérétique. Et Jacques dit le Majeur n'est pas le moindre des Apôtres.
Et dans sa vie il est difficile de démêler le légendaire de l'histori­que, de lui attribuer ou de lui retirer ce qui peut appartenir à un autre Jacques. Parce que des Saint-Jacques, dans les écrits canoniques et apocryphes, il y en a beaucoup. D'où de multiples sources de confusions.

Mais peu importe : les chrétiens d'Occident purent alors invoquer Saint-Jacques, déjà surnommé par Jésus fils du tonnerre, quand ils livrèrent bataille aux Infidèles, aux Maures.
La chrétienté a d'abord fait de Saint-Jacques un spadassin, un coupeur de têtes avant de le représenter avec les attributs du pèlerin. Il suffit de relire la geste du Cid ou de se rappeler ces statues équestres de Jacques le Matamore dont le cheval foule des corps décapités. Il se dit même qu'à force d'invocations, Jacques le Majeur fut aperçu, épée en main, en 844, au cours de la bataille de Clavijo.

Pour l'histoire, il n'y a sans doute jamais eu de bataille à Clavijo...
Pour l'histoire, cette barque de pierre qui aurait ramené Jacques en Galice est aussi présente dans des légendes bretonnes, et la Bretagne est une contrée celte, comme la Galice...
Pour l'histoire, une tradition celte fait dériver Compostelle non pas du latin mais d'un mot celte qui signifierait Cimetière, nécropole, champ de morts.
Pour l'histoire, une tradition alchimiste fait cette fois dériver Compostelle de compost stellae, faisant allusion à ces poussières d'étoiles composant ce compost dont se servaient certains alchimistes travaillant en ce lieu parce que ce lieu serait le lieu de convergence de deux courants telluriques, le premier venant de la Voie Lactée et le second reliant les unes aux autres les contrées celtes depuis l'Irlande jusqu'à la Galice. Et beaucoup de textes mentionnent cette ligne tracée au firmament qui guide les pas des marcheurs vers Compostelle.

Cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle.
En-deça de l'actuelle façade baroque se trouve un accès plus ancien, le portique de la Gloire, lequel, par trois portes, commande l'accès à la cathédrale. Vers 1180, un architecte-maçon, Maître Matthieu, modifie le décor de l'ancien portail roman en puisant son inspiration aussi bien dans l'Ancien que dans le Nouveau Testament pour proposer au pèlerin une véritable genèse du christianisme. La lecture de ce portique peut partir de la base de la colonne centrale. S'y trouve Maître Matthieu sous les traits, paraît-il, du Saint des bosses. Cette colonne sculptée représente l'arbre de Jessé. Le thème de l'arbre de Jessé a son origine dans une phrase d'Isaïe (Livre d'Isaïe, 11-1) :
Un rameau sortira de la souche de Jessé
Un rejeton jaillira de ses racines.
Sur lui reposera l'esprit du Seigneur :
Esprit de sagesse et de discernement. (…)
Il ne jugera pas d'après ce que voient ses yeux.

La thématique de l'arbre de Jessé, liée à la généalogie du Christ invite en suivant cette colonne à passer de la généalogie humaine du Christ à sa généalogie divine. Lequel se trouve au centre du tympan entouré des instruments de la passion.
Sur l'archivolte, les 24 vieillards de l'Apocalypse, présents ici comme à Moissac, dont le tympan date sensiblement de la même époque.
Sur la gauche sont représentés les prophètes Jérémie, Daniel, Isaïe, Moïse et sur la droite les apôtres Jean, Jacques, Paul, Pierre.

Maître Matthieu ne pouvait pas ne pas connaître cette phrase très sibylline, prise donc dans le livre d'Isaïe : Il ne jugera pas d'après ce que voient ses yeux.
Et à Saint-Jacques de Compostelle, comme ailleurs, les maîtres maçons se sont souvent livrés à quelques facéties en revisitant à leur façon la symbolique chrétienne naissante.
Et Maître Matthieu à mon avis ne s'en est pas privé…

Pour l'histoire, sur ce portique, certains vieillards, au moins quatre, ont en leur possession non pas un instrument de musique mais un objet ressemblant à des flacons de parfum, et certains disent que cet objet pourrait être la cornue des alchimistes.
Pour l'histoire, sur ce portique, les pieds de tous les personnages sont parfaitement représentés, tous dans des positions différentes. Et des chercheurs y voient comme un message caché, dans un langage ésotérique semblable à celui des sourds-muets mais qui reste non-déchiffré.

Questions : y a-t-il - parallèle à la lecture chrétienne - une lecture ésotérique des thèmes de ce portique ? Maître Matthieu y a-t-il déposé des allusions alchimistes plus nombreuses qu'il n'y paraît, pour qui sait les déchiffrer ?
Encore pour l'histoire, parmi les personnages présents, alors que l'expression de chaque visage est particulièrement saisissante et invite à l'interprétation, j'en retiens deux, Jacques et Daniel.
J'interprète, pour ne pas seulement juger d'après ce que voient mes yeux.

Que dire de Saint-Jacques, dont la sérénité participe d'un détachement, d'une distance prise, semble-t-il, vis à vis du cours de la vie pérégrine qui s'écoule à ses pieds ? Jacques semble énigmatique. Pourquoi ?
Que dire maintenant de Daniel dont l'expression du visage semble, elle, plus facétieuse ? Pourquoi ce sourire indéfinissable ?
Il ne jugera pas d'après ce que voient ses yeux.

J'ajoute maintenant un troisième personnage, Maître Matthieu lui-même, concepteur du portique. Où s'est-il représenté ? A la base, c'est-à-dire à la racine de l'arbre de Jessé. Comme pour rappeler que dans cette cathédrale, la mise en scène, la compréhension de l'histoire telle qu'elle est représentée, passent par lui…
Il ne jugera pas d'après ce que voient ses yeux. Et depuis Maître Mathieu fait l'objet d'un rite bien peu catholique. J'y reviendrai.

A sa façon, Maître Matthieu, par l'intermédiaire de Daniel, voire de Jacques lui-même, s'adresserait à la foule des pèlerins, livrant un message lisible mais secret pour qui n'est pas initié. Un message en forme d'interrogation que je formule ainsi : ne jugez pas d'après ce que voient vos yeux… Et posez-vous cette question : savez-vous vraiment qui est vraiment enterré sous le maître-autel de cette cathédrale ?

Suis-je en train de raconter des histoires ?
Ecoutez plutôt les récits laissés par des pèlerins.
Lundi 26 janvier 1489. Un pèlerin, Jean de Tournai entre dans la cathédrale. Il relate : « un officier de l'église répond en trois langues que quiconque ne croyait pas fermement que le corps de Saint Jacques ne soit enchâssé dans le grand autel a fait son pèlerinage en vain ».

1492. Hieronymus Münzer rapporte : « On pense qu'il a été enseveli sous le maître-autel. Personne n'a vu son corps, pas même le roi de Castille lorsqu'il s'y rendit en 1487. Ce n'est que par la foi qui nous sauve, nous mortels, que nous sommes amenés à l'accepter ».

1498. Arnold von Harff écrit : « on prétend que le corps de Saint-Jacques gît dans le maître-autel. Certains le contestent énergiquement. En distribuant généreusement des pourboires, j'ai essayé de me faire montrer le corps saint. On m'a répondu que le corps de Saint-Jacques se trouve dans le maître-autel et que celui qui en doute devient dans l'instant fou comme un chien enragé ».

1512. C'est au tour d'un certain Zielbecke de s'interroger : « On donne à entendre que le corps de Saint Jacques est sous le grand autel, mais je n'y vois nulle apparence et on n'en montre rien aux pèlerins. Il me semble qu'au jour de Pâques on devrait montrer ou ouvrir quelque chose,  comme on le fait ailleurs ».

A leur tour, dans leurs écrits, Erasme (1518) (dans le livre deuxième des Colloques) puis Rabelais, dans son Gargantua écrit vers 1534, se montreront très sceptiques quant à la vérité de ce pèlerinage. Ce scepticisme participe de l'émergence des réformes protestantes. Quant à Luther lui-même, il aurait écrit : « on ne sait pas si dans le tombeau de l'apôtre il y a un chien ou un cheval morts. Laisse y voyager qui le voudra, mais toi, reste chez toi ».

De fait, personne n'a jamais pu considérer la vérité des reliques depuis...peut-être Théodomire. Le mystère demeure, un sépulcral mystère demeure.
D'ailleurs, à partir de 1589, les sarcophages disparaissent. 1589. Suite à la déroute de l'invincible Armada, les côtes de Galice sont menacées par les corsaires anglais. Le plus célèbre d'entre eux, Francis Drake, se signale du côté de La Corogne.

Il se dit que les autorités ecclésiastiques de l'époque auraient décidé de cacher les reliques. Elles seront si bien cachées que pendant trois siècles personne ne les cherchera vraiment. Comme si ce mystère lié à l'endroit où désormais elles se trouvent rendait plus d'un service en calmant certaines curiosités.
Et j'aime à penser que durant trois siècles au moins des milliers de pèlerins ont considéré un sarcophage vide.

Pour l'histoire, en 997 l'Arabe Al Mansur investit Compostelle. La ville est détruite. Al Mansur fait arracher les portes et les cloches de la cathédrale puis les fait transporter par des prisonniers à Cordoue pour les placer dans la grande mosquée. Cet épisode marquera beaucoup les consciences puisqu'au moment de la Reconquista, vers 1236, ce seront d'autres prisonniers, arabes cette fois, qui ramèneront ces trophées à Tolède.

Question : alors que Saint-Jacques commence à apparaître en 997 comme celui qui combat le prophète Mahomet, alors que lui est associée la reconquête chrétienne de l'Espagne infidèle, pourquoi Al Mansur décide-t-il, selon la tradition, de respecter et d'épargner les reliques de son ennemi qui en la circonstance n'avaient pas été cachées ? Etrange conduite de part et d'autre…

Pour l'histoire, il faudra attendre 1879 pour qu'une campagne de fouilles soit entreprise. A cette époque, Saint-Jacques de Compostelle n'attire plus grand-monde. Il se dit même que le 25 juillet 1867, il n'y avait qu'une quarantaine de pèlerins présents à Saint-Jacques de Compostelle…
Peut-être était-il temps de relancer l'Histoire.
Après recherches, des ossements sont mis à jour sous le pavement médiéval Est-ce surprenant ? Et le 1er novembre 1884, une bulle du pape Léon XIII attribuera à Saint-Jacques des reliques curieusement identifiés. Peut-être de la même façon que 1000 ans auparavant, du temps de Théodomire…

Je reviens à Théodomire.
Et s'il avait malgré tout partiellement raison ?
L'Histoire se construit aussi par stratification, chaque couche ou période étant pour la suivante comme un palimpseste.
Le palimpseste représente ce manuscrit dont les moines copistes effaçaient la première écriture pour pouvoir écrire par-dessus un nouveau texte. Procédé courant au moyen âge. La symbolique du palimpseste tient dans ces mots de Victor Hugo : « les souvenirs du jeune âge reparaissent sous les passions comme le palimpseste sous les ratures ». Et s'agissant de Saint-Jacques de Compostelle, qu'est-ce qui pourrait bien faire palimpseste ?

Je remonte le temps pour m'arrêter vers 370. En ce temps-là, qui est le temps des débuts de la chrétienté, s'est développée en Galice une hérésie sous la conduite d'un théologien nommé Priscillien. Priscillien aurait été un person­nage complexe et charismatique, imprégné d'occultisme, d'hermétisme et de gnose.
Pour l'histoire, cette inspiration gnostique reliée à l'antique tradition hermétique suggère des liens avec une autre hérésie, l'hérésie Cathare.
Priscillien passa au christianisme, réservant dans son interprétation des rituels une place importante au paganisme galicien et aux femmes. Il se fit nommer évêque d'Avila. Il refusa de faire allégeance à la hiérarchie ecclésiastique romaine et rapidement, en Galice au moins, il fit figure de Saint.

Les réactions ne se firent pas attendre. Le procès de Priscillien eut lieu à Trèves autour de 385. Saint-Martin de Tours fut parmi ses défenseurs. Mais les actes d'accusation (magie, orgies, paganisme, mœurs dépravées...) étaient trop lourds. Priscillien fut condamné à mort avec deux disciples. Priscillien fut décapité. Décapité...
Une autre histoire se met peut-être en marche. Sulpice Severe le rapporte : des disciples de Priscillien auraient décidé de ramener le corps des suppliciés en Espagne. Sans doute par voie maritime et sans doute en Galice, là où il faisait figure de Saint.

Passe le temps. L'histoire se perd dans le temps qui passe, qui est alors un temps de tradition orale. L'histoire change de statut, devient légende. Un Saint Martyr en Galice, un Saint Martyr décapité...
Le temps passe. Nous revoilà au début des années 800. Le priscillianisme est tombé en désuétude.
L'évêque d'Avila ne s'appelle plus Priscillien mais Théodomire.
Du côté de Compostelle, des sarcophages sont exhumés.
Compostelle est sans doute une ancienne nécropole celte.
Théodomire se rend sur place.
Trois squelettes. La décapitation semble avérée.
Et si Théodomire avait face à lui les restes de Priscillien ?
Théodomire connaît forcément l'histoire de Priscillien.
Théodomire connaît forcément l'histoire de Jacques le Majeur et de la translation de son corps en Espagne. Il peut volontairement ou non, opérer une translation, attribuant à un Saint ce qui finalement appartient à un hérétique...
Et si sous le Maître-autel de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle gisaient les restes de Priscillien l'hérétique...
Le sourire de Daniel peut dès lors être ironique, nous invitant effectivement à ne pas seulement juger d'après ce que voient nos yeux…

Maître Matthieu, maçon cultivé, pouvait-il ignorer ces faits ? Les a-t-il restitués à sa façon, de manière lisible et secrète, sur le portique de la    Gloire ?
Et la crypte de la cathédrale…a-t-elle livré tous ses secrets ?

Une datation dite au carbone 14 permettrait peut-être d'identifier les os déposés dans le sarcophage qui doit encore se trouver quelque part, dans la cathédrale. A supposer qu'on retrouve LE sarcophage originaire. Une vérité pourrait apparaître, ou réapparaître. Quelle vérité ?
A quoi au juste servirait-elle ?
Je cite Monseigneur Louis Duchesne, auteur d'un article intitulé « Saint-Jacques en Galice » publié en 1900 dans les Annales du midi : « De tout ce que l'on raconte sur la prédication de Saint-Jacques en Espagne, la translation de ses restes et la découverte de son tombeau, un seul fait subsiste, celui du culte  galicien. Il remonte jusqu'au premier tiers du IXème siècle et s'adresse à un tombeau des temps romains que l'on crut alors être celui être celui de Saint-Jacques. Pourquoi le crut-on ? Nous n'en savons rien. »

Nous n'en savons rien...  
Les doutes ont sans doute toujours existé, nourrissant plus d'une conversation sur le chemin. Ces doutes n'ont empêché personne de se mettre en chemin. Et Luther que je citais plus haut n'a peut-être pas mesuré la vérité de la démarche pèlerine sur ce chemin. Parce que cette vérité de la démarche pèlerine participe, sur ce chemin, d'une démarche intérieure, d'une démarche existentielle irréductible à toute rationalisation, irréductible à une datation au carbone 14.

Curieusement, le pèlerinage vers Saint-Jacques de Compostelle présente cette particularité de proposer un double terme et des rites peu catholiques.
Singulièrement, sur ce chemin, le rapport à la pierre est quasi constant.
Pour perpétuer une vieille coutume, la veille de mon départ, je suis allé dans mon jardin chercher une pierre. Elle m'accompagnera jusqu'à ce que je la dépose, parmi tant et tant d'autres, au pied de la Cruz de Ferro, au dessus de Rabanal del Camino, à 250 kilomètres de Saint-Jacques de Compostelle. Avec ce geste accompli dans la lumière du soleil levant, aurait pu prendre fin mon cheminement sur ce chemin. Avec ce geste et ce qui depuis mon départ l'avait symboliquement et matériellement rendu possible, j'avais sans doute réalisé l'essentiel… Laissant là une pierre, j'en pris trois, toutes destinées à accomplir d'autres cheminements.

Le rite du toucher existe dans de nombreux pèlerinages. Comme si le pèlerin à son arrivée cherchait quelque vérification palpable à l'acte de foi qu'il vient d'entreprendre. Ainsi au moment de l'entrée dans la cathédrale, le rite passe par l'imposition de la main dans une empreinte sur l'arbre de Jessé. Puis certains passants ou pèlerins frappent du front, par trois fois, le front de Maître Matthieu dans l'espoir d'obtenir un peu du génie du maître-maçon. Rite en apparence peu catholique qui renvoie à cette place occupée par Maître Matthieu, voire peut-être à son interprétation de l'histoire.

Mais ce n'est pas tout.
Des pèlerins ne s'arrêtent pas à Saint-Jacques de Compostelle.
Ils continuent leur chemin jusqu'au cap Finisterre, cent kilomètres plus à l'ouest, là où la terre se perd définitivement dans l'océan… Là où se situait le terme de l'occident chrétien, Donc le terme du chemin (enfin, jusqu'à Galilée et Christophe Colomb).

Cap Finisterre.
Autre terme très métaphorique où peut s'accomplir un autre ri­tuel. Le pèlerin se dépouille de ses habits anciens. Il s'immerge dans l'océan pour renaître à une autre destinée.
Le pèlerin sur ce chemin a longtemps marché vers l'ouest, à la rencontre du soleil couchant. Il vient d'atteindre l'océan, ce terme très symbolique au-delà duquel il lui est physiquement voire mentalement impossible d'aller. Qu'y a-t-il désormais au-delà, là où il voit disparaître le soleil, là où métaphori­quement ce qu'il sait de sa vie s'arrête pour laisser place à l'inconnu ?
Ayant ainsi fait l'expérience de sa propre finitude, le pèlerin est désormais prêt à renaître, autrement dit à envisager sa vie autrement et à reprendre cette fois dans l'autre sens (autant dire dans le bon sens) sa démarche.

Voilà peut-être pourquoi j'aime ce chemin, j'aime ce mot pèlerin saisi au plus près de sa racine latine. Littéralement, le pèlerin, c'est l'étranger. Mieux : l'étranger qui chemine ailleurs, pour suivre des chemins qui lui sont étrangers. Acception très occidentale du pèlerinage, ne se retrouvant guère déclinée ainsi dans d'autres religions.
Les voyages initiatiques qui ont pris place dans nos rituels maçonniques participent peut-être de cette idée de se mettre en marche sur des chemins qui nous sont étrangers. Ces voyages invitent finalement au dépassement d'une certaine idée de soi-même. Pour cela il faut se mettre en marche. En marche vers un ailleurs…

Ailleurs…Monastère de San Juan de Ortega, 30 kilomètres avant Burgos. La soupe à l'ail offerte aux pèlerins par le père José Maria Maroquin est célèbre sur tout le Chemin. Pour évoquer le sens de l'ailleurs, il aurait prononcé ces mots au cours d'une homélie adressée un soir aux pèlerins de passage et racontée par un écrivain-pèlerin : « si vous deviez mourir demain sur ce chemin, dites-vous que votre vie serait accomplie pleinement, car vous seriez morts en état de recherche absolue. Et lorsque vous serez revenus chez vous, dites-vous que vous serez encore sur ce chemin et que vous y serez désormais toujours, car c'est un chemin qui ne connaît pas de fin ».
Sous ces mots très forts se trouve esquissées une certaine ontologie, une certaine idée, une certaine philosophie du pèlerinage et de la vie. Le pèlerinage semble bien une métaphore de la vie.

Je cite ces mots très inspirés, très existentiels de Saint Augustin : « le jour où tu te dis : cela suffit !... tu es déjà mort. Avance toujours, marche toujours. Ne t'arrête pas en chemin, ne recule pas, ne sors pas de la route. Qui n'avance pas piétine ! ».
Qui n'avance pas piétine…
Peut-être est-ce pour cela que ce chemin vers Saint-Jacques de Compostelle n'en finit pas d'attirer les pèlerins, les cheminants en quête d'inaccessibles étoiles. Des pèlerins pour lesquels Saint-Jacques n'est finalement qu'un prétexte pour se mettre en marche. Des pèlerins en recherche absolue de cet ailleurs qui n'existe que dans la qualité de transcendance qu'ils fixent à leur vie. Et cette recherche, comme le chemin, ne connaît pas de fin.

Sur ce chemin, je n'ai eu pour tout viatique que mon sac à dos et mes pensées. Je me suis de fait confronté à l'essentiel et au dépouillement et, curieusement, cette forme d'ascèse aura été le plus souvent jubilatoire. Je me suis réalisé comme je voulais me réaliser. Sentiment très égoïste, mais sentiment enivrant. Je ne me suis peut-être jamais senti aussi libre.

Dans un roman, le planétarium, Nathalie Sarraute fait dire à un de ses personnages : « il donne une impression de force, de sérénité… Il y a chez lui, dans sa façon de tout survoler, une espèce de renoncement…très rare… Il a réussi. Je dois avouer que c'est ce que j'envie le plus aux autres dans la vie… une ascèse ». Sans doute ai-je ressemblé à ce personnage, sans doute ai-je réussi cela sur le chemin… Si la grâce existe, elle s'éprouve dans ces moments hors du temps qui advenaient si souvent dans la clarté sereine des petits matins quand le paysage semble n'appartenir qu'à celui qui s'y trouve. Cheminer, c'est peut-être ça, éprouver cette plénitude que procure la simple expérience du présent quand on se sent en harmonie avec le paysage et avec le temps. Là, effectivement, selon Charles Baudelaire, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté.

Ermitage San Nicolas, près du pont Fitero, 50 kilomètres après Burgos. L'ordre hospitalier des Chevaliers de Malte a restauré une ancienne chapelle et offre l'hospitalité chaque soir à une quinzaine de pèlerins. A la lueur des bougies, une longue table couverte d'une nappe blanche, est dressée. Nous sommes donc une quinzaine à suivre, surpris, les préparatifs. Je suis le seul français. Avant de passer à table, le maître des lieux, un italien, s'adresse à nous pour nous rappeler les missions de l'Ordre. Il évoque la tradition, le devoir d'hospitalité sur ce chemin puis nous invite ensuite à nous rendre autour d'un autel - nous sommes dans une ancienne chapelle - et avec ses compagnons, il va perpétuer cette autre coutume qui voulait que soient lavés les pieds des pèlerins pour participer ainsi à leur démarche.

Nous resterons longtemps sans oser parler, gagnés par le recueillement et la solennité du moment. Ce sera ma soirée la plus belle, la plus accomplie sur mon chemin. Le dîner se prolongera tard dans la nuit et le lendemain, au petit matin, il nous sera difficile de quitter ce lieu qui reste pour moi synonyme de tradition, d'hospitalité et de communion.

Je suis arrivé au pied de l'escalier qui mène à la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle à l'heure où est célébrée la messe des pèlerins. Nombreuses étaient les personnes voulant assister cette messe. Du haut des marches, un homme s'est adressé aux personnes présentes. Il a du leur demander de me laisser passer, moi qui étais facilement identifiable en tant que pèlerin. Ce qu'elles ont fait, certaines me tapant au passage sur l'épaule et m'adressant des mots que je n'ai pas compris. Mais le geste était là… J'ai pu ainsi assister à la cérémonie du botafumeiro, gigantesque encensoir dont l'existence est attestée dès le XIVe siècle et qu'une dizaine de servants propulsent dans les airs dans un immense mouvement pendulaire. Fasciné par ce balancement, pris par la ferveur des chants, j'ai revu les larmes au yeux l'essentiel de mon cheminement. Quand l'encensoir a eu cessé sa course, j'ai réalisé que mon chemin ne faisait que passer par Saint-Jacques de Compostelle et qu'il était temps d'envisager une autre démarche. Qui n'avance pas piétine. Le chemin, effectivement, ne connaît pas de fin… Enfin, je veux bien m'en persuader. Saint-Jacques de Compostelle n'aura été qu'une étape, un passage.

Mais l'expérience pour moi la plus déroutante se situe ailleurs. Confronté à l'essentiel, je n'avais rien, j'étais d'une certaine façon le plus pauvre possible. Et curieusement je me suis toujours trouvé en situation de partage, d'échange et de solidarité. Je me demande s'il ne faut pas être pauvre pour vraiment partager. J'ai quelque peine à me remettre de cette expérience. Que sont devenus depuis mon retour ces mots éprouvés : dépouillement, partage, essentiel ? Ceci est une autre histoire.

Je cède la place, pour terminer, à un poète, Arthur Rimbaud, qui un jour de mars 1870 a composé cette sensation, poème très impressionniste qui évoque mieux que moi ce que, sur ce chemin, j'aurai vécu et ressenti. Ultime façon pour moi de répondre à ce pourquoi originaire.

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la nature, - heureux comme avec une femme.

Sur une colonne absente, Vénérable Maître, j'ai dit…

M\ D\


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