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Les chemins de Saint-Jacques

Dans l’enseignement de toutes les religions et des grands courants de pensées philosophiques, on retrouve l’opposition des ténèbres et de la lumière, le passage de l’Orient, où le soleil se lève, à l’Occident, où il se couche. Dans le temple, le maçon accomplit plusieurs voyages entre l’Occident et l’Orient ; lors de son initiation, il apprend où se trouvent les lumières, grandes et petites.

Dans l’histoire de St-Jacques se retrouvent les mêmes oppositions, les mêmes passages.

Mais de quel St-Jacques s’agit-il ?

De St-Jacques le Majeur, apôtre, né à Betsaïde, fils de Zébédée et de Marie-Salomé, frère de Jean l’évangéliste, mort décapité sur ordre d’Hérode-Agrippa, à Jérusalem, en 44, le 8 des Calendes d’avril (25 mai, jour de l’Annonciation).

Les écritures ajoutent qu’il était un des proches de Jésus qui l’admettait dans ses secrets, mais elles ne disent rien de plus à son sujet.

C’est la tradition orale, la légende, qui comble cette lacune et nous révèle l’histoire merveilleuse que voici.

Après la mort du Christ, Jacques prend la mer, puisqu’il a été désigné pour christianiser l’Espagne. Là, malgré tous ses efforts, il ne réussit à former que neuf disciples, sans compter un chien qui s’est attaché à ses pas.

A la suite de cet échec, doutant de lui-même et de son œuvre, il laisse sur place ses deux meilleurs disciples (qui deviendront St-Athanase et St-Théodore) et avec les sept autres, il revient en Judée, prêt à corriger ses méthodes.  En Judée, c’est de nouveau l’échec : une seule conversion. Cette conversion unique doit paraître bien gênante, car il est emprisonné et soumis à une sorte de lavage de cerveau que lui fait subir un magicien renommé, Hermogène, qui non seulement échoue dans son mandat, mais est converti. Pour juifs et romains, c’en est trop, Jacques est décapité.

Alors commence le troisième voyage.

Les disciples relèvent les restes du martyr, les posent sur une grande pierre qu’ils chargent sur un bateau dont ils enlèvent le gouvernail, et à Dieu va !

L’esquif s’échoue au fond d’une ria de Galice, le 8 des Calendes d’août.  Au moment de décharger les restes de l’apôtre, ses disciples s’aperçoivent que la pierre sur laquelle ils reposaient s’est transformée en sarcophage sculpté à l’image même de St-Jacques vivant.

Sur le chemin de la dernière demeure du martyr, bien des obstacles vont être dressés par Louve, reine cruelle qui règne à l’époque sur la Galice.

Cependant les disciples finiront par en faire une bonne chrétienne et ses deux plus beaux taureaux vont tirer, sans guide, le chariot contenant le sarcophage. Là où ils s’arrêtent d’eux-mêmes, guidés par une étoile, au lieu-dit Compostelle, sera érigé un petit mausolée qui abritera les restes de St-Jacques. Le lieu de sépulture est oublié pendant plusieurs siècles.

L’empire romain d’Occident a le temps de s’écrouler, les Arabes ont celui de s’installer en Espagne, quoique la côte cantabrique échappe à l’occupation.

Durant le règne d’Alphonse II, le Chaste, roi des Asturies (actuellement les provinces d’Oviedo et de Santander), en 813, un ermite, Pelage, voit des lumières surnaturelles danser au lieu-dit Compostelle (champ de l’étoile ou des étoiles).

Il demande à son évêque de venir constater le phénomène. Au milieu d’une dense végétation d’épines, on découvre ce qui subsiste d’un petit édifice typiquement romain, ainsi que les restes de St-Jacques, ce qu’on pense d’abord, pour ensuite ne plus en douter. Sur place, le roi fait ériger une église primitive.

L’apôtre se manifeste encore en 844. A l’époque, si les territoires situés au Nord de la chaîne cantabrique ne sont pas trop importunés par les Maures, c’est surtout à cause des lourds tributs annuels qu’ils leur servent. Cette année-là, toutefois, 100 jeunes vierges ne sont pas livrées aux musulmans. Ce sera le prétexte pour en découdre dans le sanglant et décisif affrontement qu’est la bataille de Clavijo (tout près de Logronò).

Au plus fort du combat, St-Jacques soudain apparaît, chevalier resplendissant, monté sur un cheval blanc. Brandissant une épée flamboyante, il se met à faire grand carnage de Maures et conduit à la victoire les troupes du roi Ramire 1er, sauvant ainsi tout le Nord de l’Espagne, des Pyrénées à la Galice.

Ce fait d’armes (post mortem) fait de St-Jacques le patron de l’Espagne et le garant de sa délivrance, Santiago Matamore. La Reconquista peut commencer.

Revenons à la découverte du tombeau de St-Jacques. L’évêque Téodomir s’est bien gardé de crier sur les toits que dans son diocèse on venait de retrouver un saint entier. Pourquoi ?

Dans l’Europe du moyen-âge, on voyage beaucoup. Les descendants des envahisseurs, qu’ils soient Celtes ou Germains (et j’en passe) ont les mêmes fourmis dans les jambes que leurs ancêtres itinérants. Les expéditions guerrières ne sont pas permises au petit peuple. Ce dernier pérégrine de relique en relique. C’est le tourisme de masse de l’époque, avec ses itinéraires, ses étapes, ses haltes, ses bonnes adresses, ses pôles d’attraction, qui, pour la plupart, se sont procurés à grands frais « la relique », garante du déferlement régulier des pèlerins qui « font marcher le commerce » non seulement local, mais tout au long des routes pèlerines.

De grands bienfaits pour le corps et l’âme du pèlerin lui sont assurés, s’il parvient à voir ou à toucher une sainte relique. Et il est vrai que des miracles se produisent. Mais, le plus important, ce sont les indulgences obtenues, évidemment.

Les pèlerins vont vénérer des reliques qui ne sont qu’un clou, qu’une esquille de la « vraie croix », qu’un fragment d’un vêtement ou du squelette d’un saint ou d’une sainte, au cours des étapes qui les font converger vers Rome, par exemple, pour s’incliner sur le tombeau de St-Pierre. En Suisse, en route pour Rome ou au retour, un bon tiers des pèlerins du Nord s’arrêtaient à l’Abbaye de St-Maurice devant le reliquaire. Ensuite, se présentait le plus dur du trajet, avec l’Hospice du Mont-Joux comme point de mire.

Quels que soient les motifs qui poussent les Européens du Moyen-Âge sur les chemins, ils y trouvent une « infrastructure touristique » mise en place par les puissants d’alors qui entendaient bien en tirer profits.

La découverte d’un apôtre entier va, à coup sûr, attirer les pèlerins à Compostelle et Téodomir imagine la colère de tous ceux qui vivent du tourisme sur les itinéraires habituels risquant d’être subitement désertés. Il lui faut un avis de droit et un défenseur ou protecteur efficace. Il fait parvenir à Charlemagne, pas moins, un morceau de l’os frontal de St-Jacques et demande à l’empereur de trancher. Ce dernier pense certainement qu’avec un pèlerinage jusqu’en Galice, il établira son autorité au-delà des Pyrénées, plus sûrement et plus avantageusement que par tout autre moyen. Il a eu le temps de mesurer les résultats douteux de sa campagne espagnole et l’humiliation subie à Roncevaux en 778.

Il déclare qu’il s’agit bien des restes de St-Jacques qui ont été découverts à Compostelle et, ce faisant, il autorise implicitement le pèlerinage. Une bulle papale de Léon III confirme la découverte.

Le pèlerinage de Galice est lancé. On peut penser que c’était le dernier moment, puisque Charlemagne meurt en 814.

La ferveur populaire et l’engouement sont tels que les pèlerins affluent presque immédiatement. De toute l’Europe et de l’Orient, soit par bateau, soit à cheval, mais plus de nonante pour cent sont à pied. A l’apogée du pèlerinage, au 11ème  et au 12ème siècle, ils seront, bon an mal an, 200'000 à parvenir à pied en Galice, ayant couvert 750 km depuis les Pyrénées seulement, sur le « Camino Frances ».

Tous les itinéraires y convergent et s’y confondent dès Puente la Reina. Les grands points de rassemblement, Paris, Vézelay, Le Puy, St-Gilles, constituent le début des quatre chemins principaux qui sont loin de drainer cependant l’essentiel du flot des pèlerins. En effet, en plus des axes principaux, se développe tout un réseau de variantes, de raccourcis, au fur et à mesure de l’essor du pèlerinage et de la construction des grandes cathédrales : Amiens, Beauvais, Chartres, Tournus, ainsi que du remplacement des gués par des ponts. En Amérique, on dit aujourd’hui que la route crée le trafic ; au Moyen-Âge, c’est le piétinement des millions de pas des pèlerins qui crée la route.

Lorsque sur un sentier, mille ou deux mille pèlerins ont passé, ce n’est plus un sentier, et le seigneur ou l’abbé de l’endroit ont tôt fait d’y établir un relais, afin de transformer soupe, quignons de pain, gobelets de vin et litières de paille fraîche en monnaie sonnante et trébuchante.

Ainsi naissent de nouveaux villages, de nouvelles villes, ou bien  renaissent des agglomérations oubliées et disparues.

Le piétinement des pèlerins entraîne derrière lui le commerce, les transports. Selon la nature du sol peut apparaître la fondrière, dès que les lourds fardiers déplacent les blocs, les poutres nécessaires aux nouveaux chantiers de cathédrales, de murailles, de châteaux, de ponts. En Beauce, le trafic prend une telle importance et met dans un tel état le chemin dû au pèlerinage qu’on doit se résoudre à le paver de Paris à Orléans.

Et la Suisse ?

Ouvrons une parenthèse. La vie des villes médiévales est organisée à l’intérieur de murs d’enceinte non extensibles. La surpopulation y existe déjà et les possibilités d’accueil sont limitées. Aussi, est-on obligé de recevoir les pèlerins hors les murs, d’abord dans une chapelle rapidement érigée, souvent dédiée à St-Jacques et autour de laquelle se développe un faubourg.

De là St-Jacques sur la Sihl, St-Jacques sur la Birse et les innombrables églises St-Jacques, rues St-Jacques ou Jakobstrassen.

L’armorial des communes vaudoises prouve que le chemin a laissé dans le Pays de Vaud des traces durables, puisque dans les couleurs de 12 d’entre elles se trouve encore la coquille. Ce sont  : Grandcour, Trey, Treycovagne, Montricher, L’Abbaye, St-Barthélemy, Goumoëns-le-Jux, Senarclens, Sévery. Vaux-sur-Morges, Pizy et Gilly. Les pèlerins sont accueillis dans l’église ou l’hôpital de ces localités et de beaucoup d’autres. Sans vouloir allonger, rappelons les granges templières, les couvents, les prieurés, les auberges pour qui peut payer et au pied des cols, Romainmôtier, la Chartreuse d’Oujon. Les jacquets passaient bien par là, c’est vrai, mais c’est aussi logique : de Vaux-sur-Morges à Genève, c’est la route romaine de l’Etraz qui est utilisée pour contourner le Lac Léman.

En France, les voies romaines, centrée sur Lyon, ex-capitale des Gaules, ne peuvent servir que très partiellement.

Pour entrer en Espagne, il y a deux grands axes. Le plus ancien, d’Oloron  par le col de Somport, à Jaca et Puente la Reina. Le second, de St.-Jean Pied de Port par le col de Ronceveau, à Pampelune et Puente la Reina.

Au premiers temps du pèlerinage, les chemins d’Espagne sont nettement cantabriques et suivent une série de monastères anciens édifiés depuis très longtemps. Il faut de 100 à 200 ans pour les voir abandonnés et remplacés par le Camino Frances, encore utilisé de nos jours, du moins en partie.

Le Camino Frances existe à cause du recul des Maures, mais aussi grâce aux efforts conjugués des autorités féodales, des grandes puissances religieuses, des grands ordres et d’une multitude d’anonymes petites gens. Citeaux construit d’abord en roman, Cluny en roman puis en gothique, le Temple d’après sa propre architecture (il érige même une église ronde), toutes les abbayes ou chapitres d’une certaine importance établissent des filiales sur le Camino.

Le pèlerin s’est habitué à voir du beau, mais arrivé en Espagne, il côtoie une sorte d’incroyable concentré frisant le merveilleux. On peut aimer ou ne pas aimer, mais il est impossible de rester indifférent aux styles typiquement espagnols que sont le mozarabe et le plateresque.

Depuis Puente la Reina, tous les chemins d’approche n’en forment pratiquement plus qu’un seul jusqu’à Santiago. Lorsque 200'000 pèlerins l’empruntent par année, à l’aller comme au retour, chaque ville, chaque hameau du chemin sont traversés par plus de 1100 « touristes » par jour !

Comment sont ces pèlerins ? Habillés pour la marche en toute saison, le bagage léger, le viatique du départ qui va fondre rapidement, animé par la foi, sachant qu’on leur fera partout l’aumône, en nature. Le travail rémunéré, tout au long du trajet, leur est interdit, mis à part aux maçons, tailleurs de pierres, charpentiers, qui ont déjà obtenu leurs franchises.

Sitôt en route, le pèlerin se cherche des compagnons de voyage, car il est plus facile d’affronter en groupe les dangers qui truffent le pèlerinage.

Il y a les loups, les pickpockets, les indicateurs de tous bords, les prédicateurs hérétiques, les brigands, les grandes compagnies qui sévissent (avant que Du Guesclin ne les occupe à combattre le Maure en Espagne), les officiers recrutant pour les armées ou accusant n’importe qui de désertion pour assurer la « motorisation » des galères.

La cohorte des Jacquets se compose de braves chrétiens ayant fait un vœu, accomplissant une pénitence, espérant un miracle pour leur corps ou leur âme, voulant obtenir les indulgences, ou, simplement, voulant voir du pays. On y voit des malades et jusqu’à des lépreux. Il y a aussi les condamnés de droit commun traînant leurs chaînes jusqu’à l’usure, prix du rachat de leurs fautes. On rencontre les professionnels chargés de déposer une obole et de brûler un cierge à Santiago pour qui les ont payés. Il ne faut pas oublier les coquillarts, truands qui opèrent surtout en France, se faisant passer pour pèlerins et qui, traqués, formeront l’effectif de base de la Cour des Miracles, à Paris.

Les Templiers patrouillent les chaussées entre granges, commanderies et forteresses du Temple. D’autres ordres militaires contribuent à la sécurité des pèlerins.

Sur les route, malgré la faim qui tenaille, les pieds qui saignent, l’épuisement qui guette, les dangers qui menacent, la gaieté règne. On se chamaille, on affuble les lieux de noms portant à rire. Par exemple : la ville de Cacabellos ou celle de Lavacolla. On chante beaucoup et les strophes des chansons de marche représentent une sorte de guide plein de mise en garde contre les dangers bien précis, comme la présence d’eau non potable.

Les renseignements les plus récents sur l’état de sécurité du chemin sont échangés entre le flux et le reflux des pèlerins qui se croisent. Ces renseignements sont importants, le pèlerinage n’étant jamais de tout repos. On y meurt beaucoup. Les monceaux de l’ossuaire de Roncevaux, par exemple, en témoignent et les restes des Preux de Charlemagne y prennent peu de place.

Le Jacquet est porteur, en général, de deux lettres attestant de sa qualité de pèlerin en route pour Compostelle. L’une émane des autorités civiles de son domicile, l’autre de son curé. Ces lettres correspondent à nos passeports, mais elles s’allongent à force de visas civils ou religieux  apposés dans les agglomérations servant d’étapes.

On s’arrête à l’église. Après le contrôle des papiers, le clergé, aidé de quelques bonnes âmes, y lave les pieds des pèlerins.

Le Comte Pons de Minerve était prisonnier des Maures. Sa femme, restée seule, se consacre au service des pauvres pèlerins à l’hôpital d’Orbigo. Après bien longtemps, un jour que, selon la coutume, elle lave les pieds d’un pauvre, agenouillée devant lui, elle reconnaît son mari à la bague qu’il porte. Pour remercier Dieu de les avoir fait se retrouver, ils fondent ensemble le monastère cistercien de Sandoval, près de Mansilla.

Après la visite au reliquaire, il faut penser à manger et à dormir. C’est la charité qui y pourvoit. Celle des religieux, des pauvres citoyens comme celle des nobles. Le pèlerin riche peut descendre dans les auberges, elles ne manquent pas, mais on peut s’y faire gruger. A tel point que, dès le 12ème siècle, tout un arsenal de règlements apparaît, condamnant les pratiques répréhensibles des aubergistes.

En 1090, un aubergiste de Santo Domingo de la Calzada cache dans les bagages de pèlerins allemands une coupe d’argent, avant de crier au vol. La justice s’empare d’eux et n’accorde aucun crédit à leurs dénégations. Le verdict tardant à être connu, le fils alors offre de subir la peine pour que son père reste libre. Quand, trente-six jours plus tard, la famille revient de St-Jacques, elle voit le corps du fils pendu. Le fils vit encore et dit à son père : « St-Jacques me soutient de ses mains ». Mis au courant du miracle, le juge déclare qu’il pourrait y croire si la poule et le coq qu’il a mis à rôtir se mettaient à chanter. Deuxième miracle, le coq quitte l’âtre où il cuit, saute sur la table et chante trois fois. Le pendu est dépendu et remplacé sur le gibet par l’aubergiste. Cette légende du pendu dépendu est une des plus célèbre du moyen-âge.  Antérieure au pèlerinage de Galice, elle est beaucoup revendiquée, aussi bien par Aix-la-Chapelle que par Toulouse. Ah ! Les aubergistes ! Pour que ce miracle ne soit jamais oublié, une poule et un coq blancs vivent dans l’église de San Domingo, où on les montre, derrière une vitre, encore aujourd’hui.

L’apothéose c’est, bien sûr, l’arrivée à St-Jacques. On a tant souffert, peiné, sacrifié, pour y parvenir. Une dernière colline, Montjoie, cache la ville. On la gravit en courant et le premier du groupe qui en atteint le sommet et aperçoit  les tours de la cathédrale aura le droit, ainsi que sa descendance de porter le nom de Roy, Leroy, Rey, King, König.

Santiago est aujourd’hui une ville de 250'000 habitants, dont 60'000 étudiants. C’est dire si elle est restée jeune. La vieille ville, avec ses lanternes, ses rues à arcades, entoure la cathédrale. On y voit de beaux restes de remparts et ceux qui aiment les vieilles pierres sont gâtés.

Enfin au but, les pèlerins se précipitent à la cathédrale pour se confesser et communier. Ils font viser leurs papiers et reçoivent « la compostela », certificat de l’accomplissement de leur pèlerinage. Puis ils vont d’églises en couvents pour manger et trouver où dormir. Depuis le 13ème siècle, pour peu qu’ils soient venus à pied, ils ont le droit de passer 3 nuits et d’obtenir 3 repas pendant 3 jours à l’Hostal des Rois catholiques, tradition encore respectée de nos jours, bien que l’hôpital primitif soit devenu hôtel de luxe.

La randonnée vers l’Ouest prend fin lorsque le Jacquet, comme à la poursuite de la constellation du Chien, au bout de la Voie lactée, marche une journée supplémentaire, découvre l’Océan et ramasse quelques coquillages.

Il est facile d’imaginer le retour du pèlerin chez lui, l’émotion de ses proches, la considération qu’il acquiert. Il a le droit d’apposer une coquille sur la façade de sa maison et celui de faire partie de la Confrérie St-Jacques de sa localité, confrérie qui a pour but l’entraide mutuelle, l’aide et le secours aux pèlerins de passage, la préparation des candidats au pèlerinage.

Le pèlerinage de Galice a connu quelques années de sommeil durant les périodes de fréquentes razzias arabes, la Guerre de Cent ans, les grandes épidémies de peste du 14ème siècle. Il a subi sans trop de dommage la Réforme, puis la Révolution. Actuellement, il est plus vivant que jamais grâce aux moyens de transport modernes. Mais les Jacquets à pied, chaque année, sont encore au moins 300, autant sont à bicyclette et presque 200 à cheval.  Ils rentreront chez eux sinon changés, du moins enrichis d’une expérience peu commune.

On peut estimer à plus de 120 millions le nombre des braves chrétiens qui sont allés vénérer à pied St-Jacques à Compostelle, jusqu’à la veille de la révolution française de 1789. Combien de millions d’entre eux sont morts en chemin d’épuisement, de maladie ou assassinés ?  Combien de centaines de mille ont été vendus comme esclaves sur les marchés arabes ou ont péri aux galères ? On ne peut pas chiffrer la fatigue, les terreurs, les souffrances de tous les autres…

Mais c’est le prix qu’il fallait payer pour que le pèlerinage à St-Jacques soit, comme on l’a toujours reconnu, l’Université de moyen-âge.

En effet, aller en Galice et en revenir, c’était consacrer plusieurs mois à l’étude sur le vif de la géographie physique et économique d’un continent, de son ethnographie, de ses idiomes, de ses technologies, de ses arts.

Qu’importent les doutes que font naître les circonstances de la découverte des restes de l’apôtre en 813. Et pourtant !

Pourquoi  a-t-on découvert un apôtre incapable de convertir les masses, auquel on n’accorde que le rôle de porteur de la lumière à l’extrême couchant de l’Espagne ?

Pourquoi, quand l’échec l’incite à retourner à ses sources, est-il puni en perdant sa tête, renvoyé derechef en Galice, comme condamné à marcher avec son flambeau en avant de la Voie lactée et au-delà de la Constellation du Chien ?

Pourquoi, tel la Belle au bois dormant, est-il retrouvé, seule fleur, au milieu d’une dense végétation d’épines ?

Afin que son histoire soit parfaitement étayée par des symboles simples à comprendre ?

Et pourquoi Louve s’est-elle tout d’abord opposée à son inhumation sur ses terres ? De quelle Louve s’agit-il ? Ne serait-ce pas notre Louve, celle des tailleurs de pierres et des constructeurs ? Ces derniers possédaient-ils des terres, des lieux saints en Galice ?

La Galice au granit clair, avec le Léon dans son dos, s’avance à la rencontre de l’Océan dans le Finistère et s’ouvre à lui par plusieurs rias, sur lesquelles on trouve Bayona, défense avancée de Vigo, Pontevedra, Padron ou s’échoua le bateau sans gouvernail, et la ria Noya, dominée par le Mont Aro.

On se croirait en Bretagne, quoique le granit breton soit un peu plus rose. Il s’y trouve aussi le Léon qu’on traverse pour atteindre le Finistère et s’il manque aujourd’hui un Noya, les Monts Arée sont toujours là. Mais la Bretagne a des alignements mégalithiques, des dolmens, des menhirs.

Oui, mais la Galice a ses dolmens, ses villages celtes, ses pétrogliphes, son labyrinthe qui est bien plus vieux que celui de Cnossos.

Voilà un endroit où l’on connaissait depuis belle lurette son Ancien Testament par cœur.  Noya et le Mont Aro, c’est le Noé et le Mont Ararat des Sémites.

Logiquement, l’atterrage de Noé ou d’un Noé peut intéresser des touristes, mais il peut tout aussi bien constituer le but d’un pèlerinage ou l’ultime étape d’un parcours initiatique.

Sur la châsse où sont conservés les restes de Charlemagne, figure l’allusion à son lancement du pèlerinage de Santiago, sous la forme d’une double rangée d’étoiles. A-t-il voulu, en 813, moderniser une allée d’étoiles, un chemin des étoiles existant depuis longtemps ?

En tous cas, ces étoiles existent. Elles se trouvent sagement alignées, entre le 42e et le 43e parallèles.

Voyons la première rangée, toute sous la latitude 42o30’ :

  1. Pic de l’Estelle (alt. 317 m), près du Boulou
  2. Puig de l’Estelle (alt. 1738 m), près de la Tour de Batère
  3. Puig de tres Estelles (alt. 2096 m)
  4. La ville d’Astorga, dans le Leon
  5. Puis Pontevedra et l’île de la Toja

Et maintenant la deuxième rangée, toute sur la latitude 42o46’ (sauf l’Estillon  42o47’) :

  1. Les Eteilles, près de Luzenac
  2. L’Estillon, au sud des grottes de Niaux
  3. Lizarra, près du col de Somport
  4. Liciella
  5. Astrer
  6. Puis Padron et Noya

Est-il besoin de s’étonner ? De toute façon, cet axe vers l’Océan n’est pas unique en Europe.  En effet, grâce à des monuments mégalithiques et ce qui subsiste de lieux dits, on en découvre d’autres, sans pouvoir les dater malheureusement.

En Angleterre existe un axe qui part de Canterbury (51o17’) et qui aboutit à Barnstaple (51o06’). Il est jalonné par :

  1. Canterbury, lieu sacré
  2. Maidstone, pierre de la vierge
  3. Knolehouse, ancienne grotte sacrée
  4. Godstone, mégalithe de la pierre de Dieu
  5. Red Hill, colline rouge, avec un énorme chien gravé
  6. Amesbury, tombe d’Adam
  7. Avesbury, tombe d’Eve, possédant un grand cromlech
  8. Stonehenge, tout le monde connaît cette réalisation cyclopéenne
  9. Glastonbury, marqué d’un zodiaque de 16 miles (25,6 km) de diamètre et où se trouve un « puits du Graal » Chalice Well, puits dolménique, carré comme celui de Chartres
  10. Enfin, Barnstaple, non loin du Tintagel  légendaire où a été retrouvé un labyrinthe, comme en Galicie

Une autre voie part de Ste-Odile, en Alsace, et aboutit en Bretagne, sans quitter le parallèle 48o27’. Le sanctuaire de Ste-Odile est au centre d’une immense enceinte, de toute évidence sacrée, constituée d’énormes blocs de pierre. Le tracé est ponctué par des menhirs et des mégalithes et jalonné par des endroits prestigieux : Domrémy (son bois chenu habité par les fées), Joinville (ici le nom de Jupiter a effacé un nom plus ancien), la Forêt de Fontainebleau (fontaine de Belen, divinité solaire druidique), Chartres. Ensuite viennent les Monts Arrée, le Léon, le Finistère, une ria près de Landerneau et l’île d’Ouessant. La christianisation a stoppé cette voie au Mont St-Michel, tout près de Tombelaine (tome de Belen).

Par souci de symétrie, on cherche ce qui pourrait se trouver sur le 45e degré, pour avoir la progression 42 – 45 – 48 – 51.

On trouve alors Le Puy qui, depuis des temps immémoriaux, a attiré des foules sur sa Pierre des fièvres aux vertus curatrices (cette pierre est encore dans la cathédrale), ensuite Lascaux et ses grottes, enfin Lugon-Libourne (encore une trace de Lug, patron de ceux qui savaient utiliser la matière et ses forces). Plus loin, au sud, sur le Golfe de Biscaye, il y a un Noya et des Monts Ajo !

Chemins allant à l’ouest, là où se dirige le « Ka » du mort égyptien, à l’ouest, où vont les âmes des défunts celtes, il faut dire etc., car  la liste est trop longue.

Toutes les religions sont d’accord au moins sur un point : lorsqu’elles affirment que la mort est un passage d’une vie à une autre. Le désir d’aller à l’ouest, lieu de mort, implique l’espoir d’une renaissance. Sinon à quoi bon se déplacer pour abandonner une dépouille ici ou là ? 

Chemins Initiatiques, chemins à dolmens et à labyrinthes

René Guénon pense que « l’initiation est une tradition affective et ininterrompue, que caverne et labyrinthe n’ont jamais cessé au cours de notre histoire d’être associés comme un seul et même lieu initiatique. (et le dolmen n’est qu’une caverne construite.)

La Galice recèle un labyrinthe, des dolmens en nombre presque incroyables et à cela  s’ajoutent des pétrogliphes encore plus nombreux. Ces pétrogliphes ont beaucoup de parenté avec les signatures que les Compagnons gravaient sur leurs pierres et cette évidence nous suggère que des « constructeurs » ont parcouru le vieux chemin des étoiles de la Méditerranée à l’Atlantique, en suivant sur toute sa longueur le grand plissement pyrénéen.

La patte d’oie apparaît trop souvent en pétrogliphes pour n’être là que par hasard. D’ailleurs, l’oie, messagère des dieux, est présentée sur le vieux chemin du Toulousain à la Galice, sous deux formes linguistiques : d’abord, la plus ancienne : Oie, Auch, Ouche, Ousse, en espagnol Oca et la forme indo-européenne : Hamsa (soit l’oie en sanscrit) qui a donné Gansa, Ganso, Ansa, Anso  (goose, en anglais, Gans en allemand). L’oie qui se trouve à l’aise sur terre, sur mer et dans les airs. Un autre palmipède, au moins, possède les mêmes aptitudes, c’est le canard. A l’autre bout de la Méditerranée, un peuple l’avait choisi pour totem, les Phéniciens. Une « parenté » a-t-elle existé, par palmipèdes interposés, entre les Pyrénéens et les Phéniciens ? Nous y reviendrons.

Ceux qui, en badge, portaient la patte d’oie, furent d’abord des pyrénéens, dont on a perdu la trace. Ils suivaient le chemin de St-Jacques de l’époque, datant à tout le moins du néolithique, et dont le nom vient du fait qu’il est un chemin d’initiés, de savants, en basque Jakin, ou de seigneurs, en basque Jaun. On a perdu leur trace puisqu’ils n’ont rien laissé d’écrit, leur enseignement étant passé par la tradition orale. Ne demeurent que leurs monuments mégalithiques et leurs pétrogliphes. C’était des constructeurs, mais peut-être aussi, des fondeurs et des forgerons, la colonne Jakin du Temple de Salomon étant en airain, en bronze.

Du paysan, l’européen moyen, Rome a fait un esclave, puis les Barbares soi-disant chrétiens en ont fait un serf. Les instructeurs druides pourchassés et exterminés, les centres initiatiques disparurent. Seul le chemin de Galice survécut, protégé par ses montagnes. Il est normal que les hommes de l’art, ceux que le servage ne liait pas à la terre, l’aient parcouru. Par dérision, ils furent pedzouilles, pédauques, Jars puis Jacques (d’après l’expression : Fais pas le Jacques) et même, par Inquisition interposée, cagots.

Aux débuts du pèlerinage christianisé, les Jacques restent à part, liés à leur tradition antique, leur conception religieuse et philosophique, leurs rites en marge, passants et secrets. Le clergé ne s'en soucie pas, ils ne peuvent compter que sur le secours des Templiers. Mais ils ont leurs propres étapes, des cavernes le plus souvent où des ermites tiennent cayenne. Ces ermites sont de vieux maîtres, retirés du monde, comparables aux chamans de l’Amérique du Nord, avec qui il est interdit de manger, par exemple.

L’Ordre des Bénédictins, par son réformateur St-Benoit d’Aniane (il s’est d’abord appelé Witizza), réussit à récupérer les Jacques, en même temps que tout l’Ordre de St-Colomban, c’est-à-dire à inclure dans la chrétienté ce qui survivait encore des cultures druidiques de l’Europe continentale et de l’Irlande (où romains et barbares n’avaient pu sévir). Cela se passe presque au lendemain de l’an 800.  Et en 813 sont découverts les restes de St-Jacques à Compostelle ! On sait que les légendes médiévales sont toutes sorties de couvents !

Les Jacques sont alors devenus les « Compagnons enfants de Maître Jacques ». Ils ont partagé une partie de leur savoir avec les moines bénédictins, mais sous la protection de Citeaux, des Templiers et de Cluny, ils érigèrent les merveilleuses cathédrales que nous admirons encore aujourd’hui et qui sont truffées de pattes d’oie ou d’autres signes druidiques, quand ce n’est pas la cabale.

La légende compagnonnique nous apprend que Maître Jacques est pyrénéen. Fils de Jakin, il est né à Carte, aujourd’hui St-Romilly. A son sujet, on ne sait pas grand-chose, sinon qu’il a hérité du grand savoir de son père, qu’il a fondé l’ordre qui porte son nom et en a fixé les rites. La légende explique comment Hiram, mandaté pour construire le Temple du Roi Salomon, engagea des ouvriers phéniciens, ses compatriotes. Cependant, l’œuvre étant énorme et les ouvriers qualifiés introuvables dans les tribus d’Israel vivant sous la tente, Hiram fit appel à Jakin le pyrénéen, qui vint en Judée avec ses propres compagnons. Jakin aurait été responsable de la réalisation des deux colonnes situées à l’entrée du Temple.

Prestigieuse origine que celle des premiers constructeurs de cathédrales qui, pour être dignes de l’ouvrage, s’imposaient, outre leur apprentissage manuel, la marche sur le chemin des étoiles, ponctuée des étapes qui, dans les cavernes ou les dolmens, d’initiation en initiation, de renaissance en renaissance, en faisaient des compagnons finis, des maîtres.

Pour tailler leur pierre et oser la signer.

Cette pierre qui ne sert ni soi-même, ni les autres pierres, qui n’est soumise qu’au temple auquel elle participe. Car c’est l’élan des pierres composant l’édifice qui justifie la pierre. Et si chaque pierre sert le temple, le silence des pierres devient harmonie et prière.


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