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Judas, les 3 mauvais Compagnons
Une histoire parallèle

 
Le jour de son initiation, le profane, les yeux bandés, est accueilli par cette menace : « la pointe de ce glaive placé sur votre cœur est un symbole destiné à vous faire comprendre qu’il n’est pas facile d’entrer dans ce Temple et que les traîtres y sont sévèrement punis ». 2 ans plus tard le compagnon lit dans son obligation « si jamais je devenais parjure, puissé-je avoir le cœur arraché pour qu’il ne soit plus question de moi parmi les Maçons ».
 
Pourtant malgré ces menaces réitérées, Maître Hiram est trahi, assassiné par 3 compagnons, qu’on appelle « scélérats », « infâmes », « meurtriers », « misérables ».
Dans les Evangiles canoniques, Jésus dit pendant la Cène « l’un de vous me livrera » et ensuite « malheureux l’homme par qui le fils de l’homme est livré ! Il aurait mieux valu pour lui qu’il ne fût pas né, cet homme là ! ».
Judas, après avoir livré Jésus se suicide et est damné à jamais.
 
Dans les 2 cas, les méchants, les traîtres provoquent la mort d’un innocent (Judas est complice, le 3ème compagnon assène le coup mortel) et sont maudits. Qu’ont de commun ces mythes, mythe de la mort d’Hiram, mythe de la trahison de Judas ? Créés à 18 siècles d’intervalle, l’un n’est connu que des Maçons, l’autre du monde judéo-chrétien (et au-delà) à tel point que son nom est devenu un nom commun (ne dit-on pas avec mépris et effroi : c’est un judas !) et même un petit objet qui permet de voir sans être vu (en traître !).
 
Définition du verbe trahir (Robert) : « livrer ou abandonner celui à qui l’on doit fidélité. Manquer à la foi donnée ».
 
Rappelons brièvement ces histoires bien simples, d’après notre rituel au 3ème degré (1978) et les Evangiles Canoniques.
-                     Qui sont ces 3 compagnons ? Ils n’ont pas de nom (dans certains rituels ils ont des noms à connotation péjorative ). Ils construisent le Temple de Salomon sous les ordres d’Hiram et, je cite, « voyant l’œuvre presque terminée sans qu’ils soient en possession du Secret des Maîtres, ils résolurent de l’obtenir de gré ou de force ». Ce sont des conjurés qui passent à l’acte la nuit, tuent Hiram par 3 coups et le mettent en terre furtivement. Puis exit les compagnons. Qu’advient-il d’eux ? Hiram renaît et « la Lumière renaît plus radieuse que jamais »
-                     Simple dans les Evangiles, l’histoire de Judas se complexifie au fil des siècles. Judas est un judéen que Jésus a choisi pour disciple et à qui il a confié les cordons de la bourse commune. Peu avant sa mort, Jésus annonce sa trahison prochaine et livre le nom du traître à ses disciples. Judas exécute ce qu’il doit faire, il le fait vite puisqu’on l’en prie, promet aux prêtres de leur livrer Jésus contre 30 pièces d’argent puis, comprenant que Jésus va être livré aux Romains, s’en va se pendre. Exit Judas : il n’apparaît plus après la Pâque. Jésus est crucifié et ressuscite pour sauver l’Humanité.
 
Dans l’imaginaire des Maçons, le mythe d’Hiram est lié à l’élévation à la maîtrise et les 3 compagnons en font partie intégrante. Chacun sait qu’en Maçonnerie les choses sont révélées au compte gouttes, je m’en tiendrai à ce que je sais aujourd’hui.
 
Quant à Judas et sa trahison, il y a lieu de s’interroger sur la lente naissance quasi posthume du personnage jusqu’à ce qu’il devienne l’archétype de la trahison, de la perfidie, du Mal. S’interroger aussi sur l’enjeu qu’il devint très tôt dans les polémiques entre juifs et chrétiens, sur son devenir éponyme du peuple juif dès les premiers siècles. (éponyme = qui donne son nom.) Juda et Judaeus qui désigne le juif sont très proches phonétiquement et cette identité phonique qui crée la confusion n’est certainement pas fortuite. De plus Judas est déjà le nom dans l’Ancien Testament d’un des 12 fils de Jacob, celui qui conseilla de vendre Joseph plutôt que le tuer.
Sa légende s’est propagée dès les Actes des Apôtres (il n’est pas question de lui dans les Epîtres de Paul) et les Evangiles Apocryphes. Jacques de Voragine, au Moyen Age, dans la Légende Dorée, le confond avec Moïse et Œdipe, il en fait un fratricide, un parricide, un voleur, un incestueux … et j’en passe ! A ces vices, à cette trahison, l’Eglise ajoute 2 crimes : le sacrilège (il profane l’Eucharistie en partageant la Cène avec les autres disciples) et le suicide.
 
Très vite il est sorti de la sphère proprement religieuse : la Littérature, les Arts sacrés et profanes, les Mystères qui se jouaient sur les parvis des cathédrales, les Jeux de la Passion se sont emparés de lui : il a pris corps, visage et caractère. (à ce propos on cite une anecdote : un jésuite, voulant insulter un homme, remarque qu’il est roux comme Judas. A quoi l’insulté répond spirituellement : « je ne sais pas si Judas était roux, mais je sais qu’il était de la compagnie de Jésus »)
Le voici selon Giotto (fin 13è –début 14ème s.): cheveux et barbe roux, nez crochu, vêtu d’un manteau jaune (on pense bien sûr à la rouelle et à l’étoile jaune !) et derrière lui Satan qui le pousse. Il n’a plus d’auréole : seul, à ma connaissance, Fra Angelico lui en met une, mais noire… comme calcinée par tant de noirceur. Dans maintes phases de l’Histoire, il a été un peuple. Avec l’Holocauste, le monde a connu une période où le mythe a pris une dimension nouvelle, s’est incarné pour le pire comme probablement aucun autre mythe.
A l’aube du XXIème siècle, la sécularisation, malgré l’affaire Dreyfus, malgré l’Holocauste, a laissé Judas à son malheur. Si on a mis à nu le Christianisme, on a laissé bien souvent sa corde à Judas, le disciple dévoyé, l’éternel réprouvé.
 
Analysons ces 2 mythes pour y découvrir des analogies et des divergences, en parallèle.
 
Je laisse parler l’Orateur dans le Rituel : »Dans les mythes Mort-Renaissance, Mort-Résurrection, « un Dieu, un Héros, un Sage, un Martyr succombe sous les coups d’un Génie du Mal et subit le trépas pour recommencer bientôt après une vie glorieuse et immortelle ». Cette opposition génère une grande tension dans le récit ou le psychodrame que nous avons vécu lors de notre élévation au 3ème grade.
Jésus et Judas, Hiram et les 3 compagnons ne sont-ils pas les 2 faces d’une unique Révélation ( dans 2 sens de ce mot : (Grand Robert) : 1- « phénomène par lequel des vérités cachées sont révélées aux hommes, d’une manière surnaturelle » 2- « ce qui apparaît comme une connaissance nouvelle® initiation »?
Les traîtres ne sont-ils pas là comme une ombre qui mettrait davantage en relief la Lumière ?
 
En quoi sont-ils des instruments nécessaires , des meurtriers rituels?
 
Dans les Actes des Apôtres, il est écrit : »c’est Jésus de Nazareth qui a été livré selon le plan déterminé et la prescience de Dieu. » Après la Crucifixion, Pierre rassemble la communauté et n’a pas un mot d’horreur pour le crime, pas un mot de compassion pour le mort ; il semble assister à l’inéluctable accomplissement de quelque nécessité.
Dans une pièce de Roger Caillois écrite en 1961, Judas explique à Ponce Pilate : »le salut du monde dépend de la Crucifixion du Christ. Qu’Il vive, qu’Il meure de sa belle mort : c’en est fait de la Rédemption. Mais grâce à Judas Iscariote et à toi Procurateur, il n’en sera rien… on dira que tu fus lâche et que je fus un traître… je ne suis pas un indicateur, je ne suis pas un traître. Je suis comme toi, l’exécuteur de la Volonté Divine. »
Judas fait ce qu’il doit faire pour que les Ecritures s’accomplissent. Jean, dans son Evangile, mentionne son acte avant même que son nom ne soit introduit. A Capharnaum, écrit Jean, « Jésus savait quels étaient ceux qui ne croyaient pas et quel était celui qui le livrerait ». Il est à noter que le verbe trahir n’est pas employé mais le verbe livrer : Judas est le livreur de la Lumière, celui qui la révèle présente au cœur des Ténèbres. A son insu, il fait la volonté de Jésus comme Jésus fait la volonté de son Père. Judas a à faire avec une victime consentante : Jésus n’est pas surpris par son destin, il l’affronte, l’oriente et le prend lui-même en main (Evangile de Jean : »ce que tu as à faire, fais le vite ! »). Lorsque Jésus et Judas s’embrassent, ce n’est pas seulement l’ombre et la lumière qui se rencontrent, c’est un Dieu plus grand qui se révèle et s’accomplit. Jésus est sacrifié pour devenir le Sauveur de l’Humanité et Judas, le complice de son exécution et non pas l’auteur, est maudit.
 
CONTRADICTION !
 
Ne devrait-on pas dire comme les Gnostiques « bienheureuse trahison qui nous a valu un tel Sauveur ! »
J’ouvre une parenthèse sur les Gnostiques puis je reprendrai le fil de mon propos.
En mars 2006 a été publié l’Evangile de Judas (partie du Codex Tchacos), texte apocryphe écrit en copte et considéré au 4ème siècle par St Irénée comme une hérésie, texte marqué par la doctrine de la Gnose comme les textes de Nag Hammadi. (ensemble de codices qui pouvaient appartenir à une communauté gnostique implantée sur les rives du Nil, écrits en copte)
Il s’agit d’un courant de pensée des débuts du christianisme, inspiré par la philosophie néoplatonicienne, courant qui fut un redoutable adversaire de l’Eglise naissante. Pour les Gnostiques, la création n’est pas l’acte d’un dieu bon mais d’un créateur inférieur et mauvais.
 
Du Dieu supérieur « l’Agnostos » ou « l’Inconnaissable », l’homme a hérité une étincelle de lumière cognitive qui le rattache au monde d’En Haut. Si l’homme parvient à retrouver en lui cette lumière intérieure, s’il se dégage des liens imposés par son corps de chair, il devient gnostique ou initié. Il se connaît lui-même, en prenant conscience de ses origines divines.
Dans cette optique, Jésus n’est pas un Sauveur qui meurt pour racheter les péchés du monde mais un enseignant qui a reconnu en Judas un initié et un révélateur de sagesse et de connaissance, comme lui. Il lui dit : »mais toi, tu surpasseras tous les autres. Car tu sacrifieras l’homme qui me sert d’enveloppe charnelle. » Judas, le meilleur des disciples aide son ami à se défaire de son corps et à délivrer son moi intérieur.
 
Pas de crucifixion, pas de résurrection au sens du dogme chrétien. La mort et la Résurrection du Christ ne sont que la représentation allégorique du salut qui attend tout homme possesseur de la connaissance qui doit se dépouiller de son enveloppe charnelle pour retrouver le royaume d’En Haut ou le royaume des purs esprits. Parce que Judas est le seul parmi les disciples à avoir compris cela, il devait apporter son aide à la réalisation de ce programme.
 
N’est-ce pas ce qui se passe symboliquement lors du psychodrame d’élévation au 3ème degré ?
Ne s’agit-il pas d’une transmutation au sens alchimique du terme : en alchimie il y a nécessité de décomposition du corps pour que la transmutation puisse s’opérer, la mort étant alors une libération de l’enveloppe corporelle.
Cela apparaît peut-être mieux dans le rite français que dans notre rite. En effet lorsque le 2nd Surveillant essaie de relever le compagnon-Hiram par l’attouchement de l’Apprenti, il ne peut pas et dit « la chair quitte les os » puis le 1er Surveillant essaie à son tour, en vain, et dit «  tout se désunit » et enfin les éléments épars sont rassemblés pour que le compagnon renaisse Maître.
 
Jules Boucher écrit : « les 3 compagnons affranchissent Hiram des plans matériel et psychique pour le faire accéder à la maîtrise spirituelle totale. »Dans une autre phrase il écrit : « pour le faire accéder au plan divin ».
Hiram aussi me semble consentant . S’il est surpris par le 1er compagnon et cherche une autre issue, il prend le temps de donner une réponse avec une parfaite maîtrise «  fidèle au devoir jusqu’à lui sacrifier sa vie » il accepte d’être sacrifié pour préserver la Tradition dont il est un agent de transmission : « plutôt la mort que de violer le secret qui m’a été confié. ». Les compagnons, c’est lui qui les a choisis, instruits, il est en partie responsable de sa propre mort, comme Jésus.
 
L’acte des compagnons  me semble en outre un exemple de la mort rituelle du père qui participe de la loi cyclique de régénération. Dans un rituel, un compagnon s’appelle Abiram ; cela signifie « abattant le père ».
Le novice doit tuer son maître, il doit pouvoir s’approprier la compréhension de son initiateur mais il doit la dépasser par sa propre réflexion. Pour concrétiser son épanouissement et sa liberté créatrice, il doit être sans lien avec son passé, indépendant de toute personne ou connaissance extérieure : le Maître transmet et meurt ; son disciple s’élève et s’épanouit : on retrouve le symbolisme du grain de blé (Matthieu : »je vous le dis, si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul, si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance »). Si on peut dire que les compagnons tuent rituellement le père, peut-on le dire de Judas ? Dante place Judas dans le 9ème cercle de l’Enfer, réservé aux traîtres, comme Brutus, meurtrier de son père adoptif César). Il faudrait analyser ce point avec un théologien.
  
Je terminerai cette partie en disant que le mythe maçonnique contient en filigrane le mythe chrétien : n’oublions pas que nos Pères Fondateurs baignaient dans la culture judéo-chrétienne !
 
Le résultat de ces 2 meurtres est le même : le sang du juste régénère et féconde la terre nourricière ; le Temple n’est pas achevé, l’Eglise est à bâtir ! mais l’impact ne peut pas être le même. En Maçonnerie, il s’agit, à travers le psychodrame, d’une expérience personnelle, individuelle ! Je m’explique : il y a les 3 compagnons félons mais le récipiendaire de la Cérémonie est un compagnon d’abord soupçonné du meurtre d’Hiram qui subit l’épreuve de Dieu en enjambant le cadavre ( dans le mythe scandinave de Siegfried, le traître Hagen doit passer à côté du cadavre qui se met à saigner indiquant à tous que Hagen a tué Siegfried par traîtrise) puis une fois blanchi, ce compagnon vit le martyr d’Hiram et c’est lui qui renaît Maître. Après ces épreuves le récipiendaire doit comprendre qu’il pourrait être un mauvais compagnon , mais qu’en lui le « vieil homme est mort et qu’un nouvel homme est né, perfectible par son propre travail. C’est un meurtre cyclique qui se renouvelle sans cesse.
 
Avec le mythe de la trahison de Judas, il s’agit de fonder une religion (le Christianisme) à la fois sur les ruines et la continuité d’une autre (le Judaïsme). Aux premiers chrétiens il fallait expliquer pourquoi un gouffre s’était ouvert entre les 2 religions : n’était-ce pas plus facile de dire que c’était de la faute de l’Autre ! De Judas pour les Evangélistes , des Juifs pour Paul (Epître aux Thessaloniciens de Paul)
 N’est-ce pas ce que symbolisent les statues féminines qu’on voit aux portails des cathédrales (Paris Strasbourg) : d’un côté la Synagogue, tête basse, yeux bandés, hampe cassée, symbole de l’Ancien Testament en face de son vainqueur, l’Eglise couronnée, tête haute, portant une hampe en forme de croix.
D’un côté le but est de construire un Temple intérieur, de l’autre d’élever un Temple à la Divinité.
 
Derrière tout mythe, il y a une dimension cachée de la réalité humaine ; revenons sur le plan humain pour nous demander si en chacun de nous ne sommeille pas un Judas ou un mauvais compagnon car si Jésus et Judas sont les 2 faces d’une même Révélation, ne sommes nous pas des Dr Jekyll et Mister Hyde ? Une phrase du rituel ne dit-elle pas à propos d’Hiram : « son large front reflétait à la fois l’Esprit de Lumière et le Génie des Ténèbres ? »
 
Mobiles et mise en œuvre de l’acte.
 
Les 3 compagnons
 
Ils sont curieux puisqu’ils veulent connaître le mot des maîtres : dans de nombreux contes et légendes, la curiosité est récompensée car elle est signe d’une ouverture, d’un désir d’aller de l’avant et de vaincre les obstacles. Ici elle est négative car les compagnons, dans leur hâte de brûler les étapes montrent qu’ils manquent de persévérance, de patience, de réelles capacités même s’ils ne sont pas totalement ignorants : en effet ils ont été choisis par Hiram lui-même, ils ont déjà  eu une augmentation de salaire, ils sont sur la bonne voie et soudain ils perdent la tête, montent un guet-apens et  abordent Hiram avec leurs outils qui deviennent des armes : la règle, le levier, le maillet. Ils les utilisent de façon dévoyée, en les détournant de leur nature et en inversant leur symbolisme.
 
Prenons les 3 outils et les 3 coups dans l’ordre :
Le 1er compagnon frappe Hiram sur la tête et le coup dévie sur l’épaule. Cet outil symbolise la constance, la persévérance dans la ligne de conduite. Qui dit règle, dit obéissance librement consentie. Se servir de la règle pour agresser le Maître signifie désobéissance délibérée, rejet du Maître et de son enseignement. Le coup (si on imagine la perpendiculaire) atteint la gorge, siège de la parole (j’entends souvent parler de la parole perdue et rien dans le rituel n’y fait allusion. Il est sous-entendu qu’Hiram ne parle pas. Cette explication du coup de règle permet peut-être de comprendre ! (tiré par les cheveux !).
 
Lors du 3ème voyage du compagnon, la règle est associée au levier : notre memento dit : »le levier est le symbole de la volonté inflexible guidée par une foi éclairée et active capable de vaincre les difficultés ». Mais le levier est soumis à la règle qui symbolise notre conviction et notre idéal: si la règle choisit la voie du Mal, le levier amplifie le mouvement et ne peut plus être arrêté : c’est la force brute qui se déchaîne ! Ce coup aussi est dévié : pourquoi ? pour montrer que les compagnons ne maîtrisent pas leurs outils ? qu’ils ne veulent pas aller jusqu’au meurtre ? qu’il s’agit d’un seul compagnon obligé, par incapacité de s’y prendre à 3 fois ?
 
C’est le maillet qui donne le coup fatal ! Ce maillet est le premier outil confié à l’Apprenti « instrument actif qui rappelle à l’initié qu’il n’arrivera à rendre la pierre unie et lisse que s’il a toujours les yeux tournés vers son idéal et s’il sait acquérir le discernement qui est le garant d’une sûre besogne. » Ce maillet fait partie aussi du 1er voyage du compagnon, symbole de la volonté, de la détermination morale et devient maintenant volonté de donner la mort.
 
Tout cela montre une régression complète des compagnons ; les voilà revenus au monde profane, à un monde primitif où on s’accapare ce qu’on désire. Peut-être n’ont-ils jamais quitté le monde profane ?
Claude Guérillot écrit « inverser ces symboles revient à promouvoir la paresse, le manque de rigueur, l’inanité spirituelle ». En exigeant le mot des maîtres, les compagnons inversent la devise « ordo ab chao » : ils veulent nier l’ordre du monde ; ils légitiment la violence, ils feignent de croire que l’homme peut accéder à un niveau supérieur sans effort.
 
Revenons à leurs mobiles. Ils agissent par ambition, par orgueil : posséder le secret des maîtres c’est le moyen d’accès au pouvoir(et à un meilleur salaire !) et ce  n’est peut-être pas un hasard si au REAA ce sont le VM et les 2 surveillants qui donnent les 3 coups : ce sont eux qui, à l’image du monde profane, détiennent le pouvoir et sont les plus susceptibles de le détourner s’ils n’ont pas toutes les vertus et la sagesse.
 
Notre Memento au grade de Maître dit : «  l’œuvre d’Hiram est constamment menacée par l’ignorance, l’hypocrisie et l’orgueil ». J’aime bien l’explication de Jules Boucher. Il recense un grand nombre de noms des 3 compagnons qui seraient une déformation du mot GIBLIM (tailleur de pierre) (ex : Giblon, Giblos, mais aussi Jubelas, Jubelum, Gravelot, mots intraduisibles.) ce qui signifierait que les 3 compagnons représentent des contre vertus qui sont à l’état latent chez chaque Maçon. Le savoir de ces compagnons (comme leur nom) a été altéré, contrefait, il ne sert plus à la construction mais à la destruction Le maître peut renaître à condition de rectifier ce que les 3 compagnons personnifient :
Ignorance ®connaissance
fanatisme ® tolérance
ambition ® détachement
vanité ® simplicité
orgueil ®humilité
égoïsme ® sens du partage
 
A travers les compagnons et ces interprétations plutôt moralisantes, nous prenons conscience que la voie de l’initiation est encore semée d’embûches jusqu’à l’hypothétique accession au domaine spirituel.
  
Mais pourquoi sont-ils 3 ? je ne sais pas répondre à la question. Je ne peux que dégager quelques pistes.
- Un ternaire : les 3 compagnons répondant à un autre ternaire (Salomon ; Hiram de Tyr ; Maître Hiram) ? Le premier ternaire bâtisseur, le second destructeur ?
- 3 compagnons, 3 outils, mais 2 qui ratent leur cible. Pourquoi ? parce qu’ils n’ont pas l’intention de tuer dès le départ mais sont aveuglés par leur propre violence ?
- Pourquoi le maillet est-il le coup de grâce ? Il détruit l’intelligence mais c’est aussi un coup libérateur de l’esprit comme celui qui est donné au front d’un pape lorsqu’il meurt : c’est lui administrer le feu qui le ressuscitera ! Est-ce la dernière étape de la transmutation ?
J’attends des réponses à toutes ces questions !!!
 
- L’analyse des mobiles de Judas me semble aussi très  complexe ; il est vrai que le Christianisme a 18 siècles d’avance sur la Maçonnerie : les exégètes ont eu le temps d’approfondir !
 
Si on relit les Evangiles, le mobile semble la cupidité : Judas reçoit 30 deniers (seul Matthieu écrit qu’il les demande). C’est bien peu car les Grands Prêtres considéraient Jésus comme un agitateur et voulaient l’arrêter depuis longtemps ; Judas aurait pu le vendre bien plus cher. N’a-t-il pas dû feindre la cupidité pour persuader les prêtres et les docteurs de la synagogue de sa sincérité ? Si on ne lui avait rien donné, il l’aurait fait quand même. Cherchons plus loin !
 
Si on analyse son nom Iscariote on y trouve des éléments de réponse.
1)      Iscariot = homme de Keriot donc judéen et non galiléen comme les autres disciples. Il peut se sentir exclu du groupe et éprouver de secrètes amertumes : c’est Pierre qui reçoit les clefs, c’est Pierre qui renie et est pardonné, Jean est le disciple bien-aimé, Thomas a le droit de douter…Amour déçu, jalousie : est-ce suffisant pour trahir ?
2)      Iscariot viendrait du latin sicarius (le sicaire est l’homme au poignard.) Les Romains appelaient sicaires les terroristes juifs, les zélotes qui voulaient restaurer la Loi de Moïse pure et dure pour qu’Israël retrouve son identité perdue à cause des prêtres qui avaient pactisé avec les Romains. Cette hypothèse paraît la plus intéressante car elle transforme le drame de Judas en une tragédie universelle.
Judas a cru en Jésus, persuadé qu’il était le Messie annoncé. Il l’attend comme le justicier (dans la tradition juive, Dieu signifie juge), celui « qui séparera le bon grain de l’ivraie » écrit Matthieu.
Or surprise et déception (nous savons que tout homme déçu est dangereux) : Judas perd peu à peu cette confiance, cet espoir en Jésus : les Evangiles disent : » l’un de vous ne croit plus ». Jésus semble se référer à une nouvelle Loi plutôt qu’à la stricte observance de l’ancienne. Judas en vient à se demander si Jésus n’abolit pas la Loi plutôt qu’il l’accomplit. En plus Jésus dit selon Marc : » il faut que l’Evangile (bonne nouvelle) soit prêché à toutes les nations ». Voilà que Jésus prétend qu’il veut accueillir les non juifs, cela signifie pour Judas qu’il va effacer l’identité d’Israël alors qu’Israël ne voulait pas se mêler aux autres nations. Le but pour un zélote est de libérer Israël : ou c’est Jésus qui doit  délivrer Israel ou il faudra  délivrer Israel de Jésus.
Que doit faire Judas en toute conscience ? Il a bien le droit de penser différemment et il va confier ses doutes au grands prêtres ; il s’en remet à plus compétent que lui, sans vouloir la mort de Jésus. C’est le Grand Conseil qui remet Jésus aux Romains.
Si Judas est responsable, il n’est pas coupable mais lui-même trahi par ceux à qui il demande de l’aide.
 
Comment Judas agit-il ? Il livre Jésus par un baiser.(fresque du 13ème s. par le Maître de l’Arrestation à Assise)
 
Dans notre rituel, les compagnons ne cherchent pas à tromper Hiram : ils l’abordent, l’arme à la main, bien déterminés… mais la nuit quand même : pour ne pas être reconnus ? pour ne pas l’affronter à découvert car leur conscience parlerait déjà ?
Il y a bien des baisers trompeurs dans l’Ancien Testament (Judith et Holopherne), dans les légendes (Agammennon embrasse Iphigénie avant de la sacrifier alors qu’elle doit fêter ses noces avec Achille !). Judas trahit certes en livrant Jésus mais il trahit surtout ce qui constitue le disciple : il simule une confiance qu’il n’a plus. Le propre de la trahison est d’être un piège, comme le propre d’un piège est de camoufler qu’il est un piège : le baiser symbole d’amour est le signal pour arrêter Jésus ! pour ne pas éveiller de soupçons chez les disciples et pour ne pas provoquer un soulèvement peut-être ?
 
De plus dès les premiers temps du christianisme, les frères et les sœurs chrétiens se saluaient par un baiser : on imagine l’horreur suscitée par l’usage dévoyé du baiser là où il était déjà considéré comme un rite sacré : c’est le sommet de la perfidie ! Judas ne trouvera pas un seul avocat devant le tribunal de la morale chrétienne.
 
Revenons au cas de conscience de Judas !
Cette tragédie de Judas n’est –elle pas universelle ?
 
Le drame naît à chaque fois de 2 évidences aussi impérieuses que cependant incompatibles. Une part essentielle de moi se reconnaît à la fois dans l’une et dans l’autre. Tout choix que je fasse sera celui d’une trahison.
Jésus par rapport à la Loi de Moïse est un dissident mais il représente aussi une espérance qui est peut-être une chimère. Judas au nom de la cause qu’il sert élimine ce qui risque de la compromettre, de la retarder ou de lui faire obstacle. Il n’est justice ni innocence qui tiennent face à la pureté de la doctrine ou à la ligne du Parti. C’est le ressort de toutes les purges, de toutes les éliminations, de toutes les persécutions. Cela peut s’appeler fanatisme, sectarisme ou fidélité à la cause. Judas se repent, et va se pendre quand il comprend enfin que Jésus va être crucifié, la plupart ne se repentent pas.
 
La trahison de Judas n’a pas eu lieu une fois pour toutes. Ce conflit, tout homme peut l’éprouver quand il est partagé entre sa loyauté envers une personne qu’il vénère et sa fidélité à un Idéal (thème des « mains sales » de Sartre. Hugo est déchiré par sa fascination pour un homme et sa fidélité à la ligne du Parti.) Logique folle qui déduit de la suprême exigence du bien la nécessité de faire le mal, du règne de la vertu la nécessité de la terreur et des commandements de Dieu le martyr de l’innocent.
 
Judas est-il encore un monstre démoniaque ou un homme dont le propre est de chercher et de se tromper, de se tromper même quand il pense juger en toute lucidité et conscience. Il peut nous faire réfléchir sur nos attentes : nous attendons de l’Autre ce que nous ne voulons pas ou n’osons pas nous demander à nous-mêmes. Si nos attentes sont déçues, il n’y a personne à accuser, si ce n’est notre attente ! Mais peut-on vivre sans attente ? c'est-à-dire sans illusion ?
 
CONCLUSION
 
J’en arrive à une conclusion parce qu’il faut bien conclure et je la ferai autour de la fin de Judas et de la sortie des compagnons.
 
Au point où j’en suis en Maçonnerie, je me pose beaucoup de questions sur le devenir des compagnons, si suite il y a. Je rappelle le rituel dès le premier degré qui appelle les foudres de la Justice (et de la vengeance) sur le traître : les retrouvera-t-on ? Y aura-t-il un procès équitable pour eux ou une exécution sommaire par le glaive ? Auront-ils des circonstances atténuantes ou auront-ils à faire au Dieu vengeur ? Iraient-ils se pendre ? Le secret est-il perdu à jamais ? (Dans notre rituel, il n’est pas question d’un mot de substitution !) Leur entreprise est-elle totalement vaine : ils n’ont rien obtenu et sont devenus criminels. Pourtant ils inhument Hiram et signalent le lieu de l’inhumation avec une branche d’acacia : auraient-ils reconnu la grandeur d’Hiram, son sacrifice et seraient ils sur la voie de la contrition (la contrition est une douleur vive provoquée non par la crainte du châtiment mais par un sentiment d’amour).
Si je relis le rituel 2 phrases dites par le TRM me frappent : « Ne fais jamais à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse » et » il faut rendre le bien pour le mal » Les Maîtres savent-ils pardonner ? lors de l’Initiation nous jurons de nous réconcilier avec nos ennemis ! Rappelons nous les paroles du TRM : »nous devons détruire les Préjugés, le Fanatisme, l’Ignorance, l’Injustice et faire régner à leur place le Droit Humain, la Justice Sociale »
 
Revenons une dernière fois à Judas. Il y a 2 versions de sa fin :
-      Il se suicide avant la Crucifixion de Jésus: pourquoi ? il refuse le pardon et s’enferme dans sa culpabilité. Il se sacrifie car la cause à laquelle il se sacrifie est plus sacrée que l’image de sa propre personne.
-      Il tombe en se pendant et il éclate si bien que ses entrailles se répandent sur le champ qu’il a acheté au prix du sang de Jésus. Allégoriquement il n’a plus  supporté le poids monstrueux de la contradiction dans laquelle il s’était fourvoyé si bien que son existence éclate. Mais il était déjà écrit dans le Livre de la Sagesse : « les impies, YHWH les précipitera muets la tête la 1ère. »
 
N’aura-t-il jamais droit au pardon s’il a droit à l’excuse ? Ces 2 mots me semblent être dans 2 registres différents : l’excuse est du domaine du Droit, de la Justice, le pardon fait appel au cœur, voire à la transcendance.
Mauriac qui scrute avec délectation l’âme des pécheurs a écrit dans sa « Vie de Jésus » :
 » Judas aurait pu devenir un saint, le patron de nous tous qui ne cessons de trahir : quand il s’est donné la mort, il était au bord de la contrition parfaite. Dieu aurait eu tout de même le traître nécessaire à la Rédemption et un saint de surcroît. »
 
Alors réhabilitation de Judas et des 3 compagnons (réhabilitation ne signifie pas acquittement de la faute) ou damnation éternelle ?
Ce siècle déchristianisé s’obstine à croire en Judas. Cela ne montre-t-il pas qu’il est plus aisé  de croire à la haine qu’à l’amour ? L’objet de la haine ne meurt pas, puisque la haine, comme le croire, est sans objet, elle n’a que des boucs émissaires. J E Dauzat écrit dans son livre
 «  Judas, de l’Evangile à l’Holocauste » : « peut-être Jésus est-il ressuscité une fois. Judas n’en finira jamais de ressusciter tel un Sisyphe voué à faire les muscles de notre haine.
Dans un monde qui ne croit plus à la Résurrection mais persiste à vouloir un Judas, reste à imaginer une religion qui prêche l’amour sans nécessiter la haine.
 
J’ai dit TRM
 
J\ C\

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