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Les Enfants de la Veuve ou du Cabinet de Réflexion à L'existence Essentielle

Arrêtons-nous un moment sur la voie du cheminement maçonnique, sur lequel nous nous sommes engages, pour les uns, il y a longtemps déjà et pour d'autres - c'est mon cas - plus récemment. Arrêtons-nous et tournons nos regards vers l'origine de ce chemin: non sans une certaine émotion probablement, retournons dans ce cabinet de réflexion où nous vécûmes nos derniers instants de profane. Redevenons pour un instant cet homme, qui, tel Oedipe aux yeux crèves, s'avance en tâtonnant vers une Lumière qu'il espère, tandis que de sa main malhabile, il interroge en hésitant un espace qui se dérobe.

Souvenons-nous de nos premières impressions, de nos premières émotions, ressenties entre ces murs étroits et sombres, comme un tombeau ou une caverne : l'image est immédiate et la comparaison facile. « Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine en forme decaverne » : tel est le début de la célèbre allégorie de Platon, autre expérience majeure d'initiation à la lumière. Pour notre part, ce que nous découvrîmes alors, sortant progressivement de l'ombre à la lueur fragile d'une chandelle, formaient des signes : phrases, objets ou images, dont le symbolisme parlait plus à l'imaginaire qu'a l'esprit. Ils appartiennent à ce qu'après Henry Corbin, nous nommerions le monde « imaginal ».

Dans l'espace resserre de cette pièce, espace qui enferme les interrogations, les hésitations, mais aussi les aspirations de tous ceux qui y séjournèrent - symboliquement, tous les Francs-Maçons, mes Frères - dans ce lieu silencieux où l'homme ne fait face qu'a lui-même et a son Créateur, l'humain fait retraite. C'est d'ailleurs dans cette direction que le mot même de « cabinet » fait signe, puisque, comme l'indique Litre, il s'agit d'un « petitespace ou l'on fait retraite ». Comment comprendre celle-ci, sinon comme l'indispensable étape avant et vers l'initiation, sinon comme le mouvement même de l'Etre vers lui-même - son recueillement- avant son redéploiement dans la clairière de la vérité, son éclosion a la lumière de l'initiation, au sens même où un autre grec, l'Obscur, l'Ephésien, Héraclite a pu dire : « la nature aime a se cacher », ou dans une traduction moins littérale, mais probablement plus authentique : « rien n'est plus propice a l'éclosion que le retrait ».

Cet indispensable mouvement de retraite préalable constitue d'ailleurs la marque symbolique de la démarche ésotérique qui est la notre, au sens étymologique du terme, chemin vers l'intérieur ; il confère, me semble t'il, au cabinet de réflexion une importance capitale dans notre cérémonie d'initiation, ne serait-ce que parce que son obscurité fait pendant a la lumière que l'on reçoit. C'est pourquoi il mérite d'être analyse dans son propre symbolisme et pas uniquement comme ensemble de symboles. Sur ce plan,  de Wirth à Bayard, d'autres ont su détailler et analyser chacun de ces symboles mieux que je ne saurais le faire. Dire ici leur propos ne serait que redire, c'est-a-dire affaiblir. Car le cabinet de réflexion est un signifiant qui, comme tout symbole, supporte de multiples signifies référentiels et sa présence dans notre rituel n'apparait pas comme un legs de la maçonnerie opérative – les spécialistes datent son apparition aux alentours de 1740 - mais comme le fruit d'une volonté spécifique et j'ajoute largement spécifique a notre Rite. A un premier niveau, il apparait en effet pour ce que je nommerai volontiers « l'initial du chemin » de l'initiation, l'acte premier et nécessaire au même titre que les ablutions pour l'officiant. Pour tenter d'en mieux saisir le sens, interrogeons le terme même de « réflexion », puisque le retrait auquel nous sommes convies se fonde et se légitime sur celle-ci. Première définition, celle de la réflexion au sens de méditation: c'est bien a une expérience de la pensée qu'invite le cabinet de réflexion comme en témoigne d'ailleurs la rédaction du « testamentphilosophique ». Et l'objet de cette méditation, c'est le sujet lui-même.

Rien la, au fond, que de très banal et même de très profane. Or, c'est pourtant bien a une expérience unique que l'homme se livre ici, dans le silence et dans l'obscurité, car, si a l'issue de cette réflexion, il ne restait plus une question sans réponse, si toute certitude l'habitait, qu'en serait-il alors du bien fonde de sa démarche ? Si tel n'est pas le cas, si le profane est déjà un cherchant qui ne saurait se contenter des réponses toutes faites qui lui ont été proposées, si son esprit scrute encore le Mystère insondable, alors les seules ressources de la pensée se révèlent insuffisantes. L'expérience de la réflexion a laquelle il se prête est, en fait, celle des limites de la pensée, limites d'une approche purement rationnelle, cognitive, logique des choses et de l'Etre, limites du « cogito ergo sum » cartésien. Cette limite même qui l'a conduit a « frapper a la porte du Temple ». Que le cabinet de réflexion n'est pas une impasse mais, au contraire, un point de départ, ceci peut se percevoir à partir d'un autre sens de la réflexion, celui du « refléter », du « se refléter ». Malgré l'obscurité de la pièce - ou a cause d'elle - l'homme fait ainsi appel à la lumière, pour trouver sa vérité. L'exercice est alors celui du miroir - présent dans la pièce quelquefois - miroir où il peut se voir tel qu'il est, dans sa condition de profane, grâce notamment aux deux réseaux paradigmatiques et symboliques qui s'offrent a lui, celui de la Vie ( eau, pain, sel, bougie...), celui de la Mort (faux, sablier, ossements...).

Ainsi, expérience de la pensée et de sa limite, le cabinet de réflexion est aussi expérience du dépassement de cette limite ; et cette ambigüité - au sens noble du terme - qui est l'ambigüité même du cabinet de réflexion, offre ainsi au profane un merveilleux espoir : « dépouiller le vieil homme », c'est savoir se saisir du miroir. Les outils de la méditation profane, sans lui être inutiles, se révèlent insuffisants ; d'autres fondes sur les symboles qu'ils portent, lui sont ici présentes, sans bien sur qu'il puisse en avoir déjà une claire conscience.

Il ne s'agit d'ailleurs nullement d'abandonner la pensée au profit du symbolisme : au contraire, sortir du cabinet de réflexion prépare au haut moment que l'on va vivre, c'est avoir l'intuition de la nécessaire alliance pour progresser, entre la pensée au sens du « logos », et l'imaginaire symbolique au sens du « muthos ». En un mot, la conviction du retour au mythe et de sa complétude avec le logos. Le retour au divin. L'irruption du transcendant... Par la, non seulement le vieil homme est-il dépouille, mais surtout le profane est devenu déjà autre : il sort du cabinet de réflexion neuf, apure, épure. En quelque sorte, régénère... Mais cette régénération est aussi une régénération. Une nouvelle naissance dont témoignera bientôt l'âge de l'Apprenti et qui aura été favorise par le passage de la réflexion/penser a la réflexion/ miroir, c'est-a-dire déjà a la lumière.

Dans cette nouvelle dimension, le passage par le cabinet de réflexion, loin d'être une simple étape, une sorte de « sas de décompression » entre la vie profane que nous avions connu et l'initiation que nous allions vivre, me semble constituer l'étape primordiale, l'acte fondateur qui fait de nous des « Enfants de la Veuve ». Car, lieu de retraite, le cabinet de réflexion est aussi associe - sans d'ailleurs que ceci soit indique au  profane - a la première épreuve initiatique, la plus importante certainement, celle de la terre. Cette  importance dans notre rituel d'initiation, on peut la mesurer a trois éléments qui la différencie radicalement des trois autres épreuves :

1- elle se déroule hors du Temple,
2- elle se déroule hors la présence des membres de la Loge,
3- dans sa durée, elle ne fait l'objet d'aucune indication rituellique, elle n'est pas - pardonnez moi l'expression - un « voyage » organise ( le profane est libre de sa réflexion).

Cette importance, nous la retrouvons d'ailleurs dans nombre de traditions initiatiques, bien avant même les Mystères d'Eleusis. Ceci tient au rôle que la terre joue dans notre inconscient collectif et historique et ce, depuis le paléolithique. La Terre, symbole de vie et de moisson, comme l'était Déméter en Grèce, c'est d'abord  la « Terra Genitrix », celle qui engendre et donne la vie. Thème que nous retrouvons dans les religions monothéistes : pensons a Adam, l'homme né de l'argile. Alors l'épreuve de la terre, c'est le retour à la « Terra genitrix », à la Terre Mere, dans le ventre de laquelle, au sein  des cavernes matrices s'est enfante le monde pour les « zuni ». La Terre Mère au cœur de laquelle vivait le peuple iroquois avant qu'un chasseur attire par la lumière extérieure n'en découvre la surface. Evoquons enfin le nom de Delphes et sa caverne oraculaire: Delphes : la matrice en grec. « Caverne », « lumière », « matrice », autant de mots qui ici nous font signe...

Cependant, si tous les rites d'initiation comportent une épreuve de la terre - car toute initiation suppose et se fonde sur la mort et la résurrection symbolique de l'impétrant - l'épreuve que nous connaissons par le cabinet de réflexion ne me semble pas tenir exactement cette fonction. S'il est vrai que l'on vise à dépouiller le vieil homme, il me semble toutefois qu'il s'agit moins d'une séquence mort/résurrection que d'une régénération - comme je le soulignais précédemment- c'est-a-dire d'une nouvelle naissance. Cette nouvelle naissance, c'est au cœur de la terre qu'elle se réalise, dans cette caverne matricielle qu'est le cabinet de réflexion : y entrer, c'est répondre a l'injonction du Rig-Veda: « Rampevers la terre, ta mère ! »

Sortir du cabinet de réflexion, c'est ainsi être fils de la terre. Et c'est d'ailleurs très naturellement que les mythes archaïques de la Terre Mère considèrent, comme le note Mircea Eliade, que « puisqu'elleest vivante et  féconde, tout ce qu'elle produit est à la foisorganique et anime ». Il ajoute « qu'un grand nombre de mythes parlentdes pierres comme des os ». Ressource dans notre propre tradition, celle de la Franc-maçonnerie, comment ne pas être des lors frappe du fait que l'apprenti est une pierre brute, brute comme arrachée des entrailles de la terre. C'est lors du passage par le cabinet de réflexion que cette transmutation se produit : « pierres brutes », nous sommes fils de la terre. V\ I\ T\ R\ I\ O\ L\...

Ecoutons ici notre rituel qui rappelle que « l'on désigne laFranc-maçonnerie et ses adeptes » par les termes « d'une Veuve et deses enfants » : Mais alors cette terre dont nous sommes les fils, cette Veuve dont nous sommes les enfants, de qui porte t'elle le deuil ? Les outils symboliques qui sont ceux de mon grade rendent évidemment difficile une réponse satisfaisante, sauf a se tourner encore vers les mythes les plus anciens, ceux qui célébrèrent des épousailles cosmiques comme gestation du monde. Ces hiérogamies cosmiques - dont les mythes fondateurs du Japon nous fournissent une bonne illustration - sont toujours celles du ciel et de la terre. C'est dans cette direction - me semble t'il - que parle notre rituel qui, décrivant notre Temple, indique qu'il relie, comme tout lieu sacre, comme tout « templum », la terre - sous forme d'un carre long - et le ciel - sous forme d'une voute hémisphérique, soit, d'ailleurs, en projection plane, un cercle - et qu'ils sont relies par des colonnes en nombre identique aux tribus d'Israël. Edifier notre Temple, c'est ainsi établir-ou rétablir-le lien entre la terre et le ciel. Par delà les apparences, si la Terre apparait veuve, c'est moins a cause d'une hypothétique mort du Ciel son époux, que d'une rupture du lien qui les unissait. La quête du Père disparu, promesse initiale d'incomplétude ; c'est-a-dire d'insatisfaction, d'espérance et de recherche, se traduit alors par la volonté de retisser ce lien. Ces nouvelles épousailles cosmiques rétabliront l'équilibre Yin/Yang, féminin/masculin, qui rythme depuis l'origine l'histoire de l'humanité et rétabliront ainsi l'Unité seule capable de réconcilier les oppositions binaires.Comme l'écrit notre Respectable Frère. Paul NAUDON : « l'illuminationinitiatique est la plus proche de cette intuition suprême capable deconcilier les oppositions de toute sorte que nous offrent la nature,la vie, la pensée ».

Ce terme d'illumination nous rappelle que le bouddhisme Shingon enseigne pour y parvenir, la contemplation des deux mandalas ésotériques, le Taizo-Kai et le Kongo-Kai, soit la mandala du monde de la matrice, symbole de l'essence du monde matériel, et la mandala du monde du diamant, symbole de l'essence du monde spirituel. Au delà des aspects magiques - Mikko - hérites du tantrisme chinois, nous retrouvons ici au terme de seconde étape, la même dualité/complémentarité qui avait pu être dégage à la fin de la première entre le logos et le muthos. Mais, le terme d'illumination, parce qu'il fait référence à la Lumière, nous permet dans une troisième étape, de dépasser la Dualité et de retrouver l'Unité. En effet, le lien entre la terre et le ciel, c'est moins l'air que la lumière, cette lumière dont nous allons faire l'expérience au sortir du cabinet de réflexion. Car, enfants de la Veuve, nous sommes aussi « fils de la Lumière » ; comme l'a dit Aristote, il y a plusieurs siècles : « l'homme engendrel'homme mais le soleil l'y aide ». Ce lien est d'ailleurs un lien inégalitaire, puisque la lumière émane, « tombe » du ciel et baigne la terre : en un mot, c'est un lien transcendant...

Enfants de la Veuve a la recherche du Père disparu, fils de la Terre Mère, pierres brutes arrachées de la caverne matricielle, nous surgissons ainsi du cabinet de réflexion prêts à une vie nouvelle sous la lumière du soleil. Ce surgissement, ce sur-gisement qui peut être qualifie d'existence au sens propre du « ex-sistre » latin prend son sens et sa valeur pleine et entière sous la transcendance dont nous faisons l'expérience en Loge lors de l'initiation.

Pierre brute qui doit être taillée mais aussi tailleur de pierre, objet et sujet de sa propre étude et de son propre travail, le Macon connait ainsi une ambivalence, une ambigüité, un déséquilibre permanent entre logos et muthos, entre les deux mandala, entre les carres noirs et blancs du pave mosaïque, déséquilibre dont il a conscience, déséquilibre qu'il peut résoudre par la lumière, déséquilibre surtout qui, maitrise, est celui de sa  démarche et qui est garant de sa progression vers l'essentiel. Comme l'écrit Paul NAUDON : « en tant qu'existants et sujets purs, nousdominons dans l'Absolu et dans le Bien, le monde contingent etimparfaits des objets et des états. L'existence est l'engagementconscient dans les lois du Cosmos ». Pour poursuivre le fil de cette réflexion, il est vrai que, dans cette perspective, l'humanisme maçonnique peut apparaitre proche d'une certaine forme d'existentialisme. Et pourtant, il s'en sépare radicalement, non seulement parce que sa démarche n'est pas celle d'une école philosophique, mais surtout parce que l'expérience de l'existence qu'il suppose conduit a l'essentiel, a l'Essence, dans une intuition proche de celle exprimée par Cézanne quand il écrivit : « lamorale éparse du monde n'est peut-être rien d'autre que l'effort qu'ilfait pour redevenir soleil ».

Sentiment vécu de fraternité forgée par et grâce a l'initiation commune, cet humanisme transforme l'existence par la connaissance intuitive de l'Ineffable et du Transcendant que nous vivons en Loge par nos rituels, celle de Dieu, Grand Architecte de l'Univers. Loin d'un sentiment d'orgueil, cette expérience ne peut qu'inspirer l'humilité. L'humilité de l'Apprenti devant ses Frères, comme je la ressens maintenant. L'humilité de tout homme devant le Mystère sacre. La nécessaire humilité enfin qui doit habiter notre cœur jusqu'à l'initiation ultime dont le Grand Architecte se réserve le choix de l'heure. Que ce travail porte la marque sincère de l'Amour et du respect que nous lui portons, nous, les « enfants de la Veuve »...


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