Mon
enfance. Adieu Mon enfance... Je vais vivre.
H. BATAILLE
1. Le Départ
Je me suis retourné, il avait les bras tendus comme pour me
dire... Va ! Et la porte s'est refermée.
J'avais, en sortant une dernière fois regardé les
colonnes : l'une en brique, l'autre en marbre. J'étais donc
certain, comme si il avait été besoin de me
rassurer, de retrouver, si je revenais un jour, de retrouver,
donc, au moins un vestige une colonne même si le
feu avait fait son oeuvre, même si l'eau avait
noyé le temple, même si le vent avait
érodé les cariatides et si la terre, ultime
outrage, avait tout englouti. Il resterait au moins l'un des deux
témoins de notre passé commun.
La porte blanche s'était refermée.
C'était inévitable ! Convaincu que les choses
inévitables sont complètement
négligeables dans un destin, je ne pus, à
regrets, que le laisser me prendre par la main.
Un petit vent froid me saisit au visage et me transit le corps. Je
quitte, peut être à tout jamais, la
sécurité de ces murs respirant la
quiétude, de ces murs familiers. Je laisse
derrière moi ces figures paisibles qui ont
peuplés mon enfance. Je m'en vais vers d'autres
lieux, à la recherche d'autres hommes et je ressens
déjà le spleen. Qu'elle est lourde
à porter l'absence d'un ami, qu'elle est lourde à
porter l'absence de l'Ami. Qu'il a raison, Becaud !
Bien sûr, je ne crois pas à la tristesse
intégrale dans cette recherche de l'absolu. La joie,
parfois, me tiendra compagnie dans l'apparence d'un visage clair, dans
la chaleur d'une main, dans le bleu d'un regard rieur, dans
l'éphémère instant que me laisse le
temps. C'est, du moins, ce dont j'essaie de me convaincre.
Je m'en vais ! Le souffle de la liberté a
rencontré ma vie, le gouffre de la découverte
s'est ouvert devant loi et je suis désireux, mais inquiet,
de me noyer dans son noir intense.
2. Le Voyage
Par la fenêtre de ce train qui m'emmène
défilent des paysages flous, de vagues villes.
J'écris dans ma tête la ballade, avec deux
« L », comme
l'oiseau qui vole aux confins de l'image noire, qui atteint les cimes
de l'irrationnel, la ballade d'une balade, avec un « L »,
comme pour nous rattacher à la terre. N'est-ce pas
extraordinaire qu'une seule lettre puisse nous laisser les pieds sur
terre et la tête dans les étoiles. Cette seule
lettre serait-elle le trait d'union entre le zénith et le
nadir ; entre la pensée et le geste ; entre l'Univers et la
Terre ; entre la philosophie et les sciences dites exactes ?
Le train s'est arrêté. Je n'avais jamais
remarqué la sensation que cela produit en nous, un train qui
freine. Le corps part en avant puis, lourdement, retombe en
arrière. L'esprit s'engourdit un instant, une fraction de
seconde comme un bref instant d'éternité. Le
train s'est arrêté.
Mon bâton à la main, le bissac sur
l'épaule, je traverse une gare. C'est pénible de
traverser ces places immenses avec la sensation que tout le monde vous
regarde passer.
Enfin, l'air libre brassé par les arbres d'un superbe parc
ombragé. Je vais pouvoir, assis sur un banc,
profité du viatique qui me fut remis, en regardant tourner
les manèges pour enfants. Mais pourquoi donc remontent-ils
le temps en tournant dans le sens inverse des aiguilles d'une montre ?
Comme si, déjà, ils tentaient de faire
comprendre que le temps est l'assassin des illusions infantiles ; comme
si, ingénument et ludiquement, le manège voulait
prévenir de la difficulté d'être dans
la fuite des minutes ; comme si le manège voulait ramener
à l'essence même de l'existence, à la
naissance, en remontant, futilement, symboliquement le temps qui nous a
rapproché, en fuyant, lorsque nous marchions en toute
insouciance, de ce que nous sommes aujourd'hui ; comme si le
manège voulait nous prévenir que le temps ne peut
se remonter, ne peut que se réduire, ne peut que nous fuir,
ne peut que nous éloigner : le Temps est notre
anéantissement.
Pourtant, ce n'est pas la fin qui est triste, c'est le
début. Chaque respiration nous éloigne de
l'autre, chaque pas nous rapproche du dernier. Le Temps vole les larmes
dans l'océan fini de l'existence. Qu'est-ce qui nous fait
pleurer, sinon la disparition d'un être proche, proche parce
que connu depuis longtemps ? Un être que nous avons appris
à connaître au fil du temps,
à apprécier au fil des rencontres, à
aimer au fil des heures comme si, chaque minute passée avec
un ami, mouillait, quelque part, notre cœur. Quelle
émotion éprouvons-nous en lisant une
nécrologie journalistique ? Aucune ! Le Temps ne devient
qu'un futur qui s'écroule, qu'une rencontre
manquée, qu'un avenir qui ne sera pas et qui a
brisé l'envol de l'esprit au delà des heures
rêvées et qui ne seront pas mais qui laisse dans
nos bouches asséchées le goût amer du
non-connu, du non-vécu. La clepsydre, goutte
à goutte se vide et remplit nos cœurs des larmes
à venir. Le Temps est un compagnon qui aurait mieux fait de
passer ailleurs.
Et pourtant, il est possible, en l'explorant, de lui
résister. Imaginez un homme qui parte aujourd'hui
visiter notre plus proche étoile, Proxima du Centaure, en
faire le tour et revenir à la vitesse de la
lumière. Dans quatre millions d'années, en
atterrissant, il aurait vieilli de quatre millions sept cent trente
mille quatre cents...minutes soit un peu moins de neuf
années. Et oui, à la vitesse de la
lumière, nous vieillissons d'une seconde pour trois
années terrestres. L'éternité n'existe
donc que dans la perception que l'on en a. Vaste débat !
- Pardon?
- Je cherche un ami parmi les hommes que je connais, je
ne trouve que des égoïstes ; je cherche une
oreille, je ne trouve que des sourds ; je cherche à
écouter, je ne trouve que des muets ; je cherche une main
tendue, je ne trouve que des manchots ; j'appelle au secours et ce ne
sont que des culs-de-jatte qui répondent à mes
cris !
- Mais Monsieur, dis-je (je ne l'avais pas vu
s'asseoir), tout le monde n'est pas sourd, muet, aveugle de
cœur et d'esprit !
- Vous avez probablement raison, il doit exister quelque part une
élite éduquée à parler,
entendre et voir. Mais où trouver ces rares
spécimens ?
- N'importe où, sur n'importe quel chemin ! Ils peuvent se
cacher au détour d'une route, sur n'importe quel banc, dans
n'importe quelle assemblée, dans n'importe quel milieu.
- Comme j'aimerai vous croire...
- Croyez-moi ! Même si la majorité
passe à côté des choses essentielles de
la vie : l'Amour, l'Amitié, la Liberté, la
Compréhension...il existe des hommes qui en font un
idéal !
- L'Amour, dites-vous ? Foutaise ! Cela se résume
à de basses images d'érotisme.
- Que vous dites ! Qu'est-ce donc l'érotisme dont vous
parlez ? Un œil qui caresse un regard, une voix qui embrasse
un mot, un geste qui enlace une intention ? Et qu'est-ce donc que
l'Amour, sinon un subtil mélange d'Amitié, de
Tendresse et d'Erotisme ?
- Amitié ? L'amitié demande trop de sacrifices
dans ce monde égocentrique. C'est un apostolat. Certes
noble, je vous le concède. Mais qui peut se targuer,
toujours, d'être investi de cette sève de
l'abnégation qui exige que chacun s'investisse dans l'autre
? Personne !
- Mais...
- Personne, je vous dis ! Nos amitiés ne sont que surface,
vernis qui s'écaille au moindre accroc. Qu'il passe une
fille, que s’arrête un trésor et au
revoir les sentiments, bonjour les déchirements
fratricides...
- Et pourtant, je puis vous l'affirmer, l'Amitié existe.
- Non, l'Amitié se résume à trouver
dans l'aide que l'on apporte à l'autre le courage qui nous
manque pour nous découvrir nous-mêmes. L'Ami n'est
qu'un miroir dans lequel l'on se regarde, l'on s'admire, l'on se
grossit.
- Je connais un endroit ! Je connais un endroit où l'on
brise le miroir lorsque l'on y pénètre ;
où le verre ainsi cassé permet de revenir
à l'image originelle, de la dépasser et de
découvrir, au delà de la surface
réfléchissante, l'endroit où se cache
l'autre...
- Vous n'êtes qu'un doux rêveur !
- J'ose espérer que vous vous trompez ! J'essaie de
construire une destinée que je ne subirais pas ; un monde
dans lequel le bonheur serait bâti sur les larmes et le sang
que les enfants ont versé, depuis des siècles,
pour notre avenir sans comprendre qu'ils l'incarnaient ; un monde dans
lequel l'oubli n'existerait pas et servirait de garde fou à
la redondance des erreurs passées.
- Vous n'êtes qu'un penseur chimérique,
dépourvu de tout réalisme. Vous galvaudez les
mots. Vous n'apportez que symboles et doutes. Vous vous torturez. Vous
allez vous tuer à bâtir vos châteaux en
Espagne.
- On ne meurt pas de ses doutes, mais de ses certitudes ! Et
j'espère que mes frères me rendront
éternel !
- Je vous laisse à vos divagations...
- Monsieur...
Il est parti. J'aurais voulu lui clamer, comme Buffon, que l'on ne peut
que par le nombre, que l'on est fort que par notre réunion,
que l'on est heureux que par la paix mais que l'on a la fureur de
s'armer pour notre malheur et de combattre pour notre ruine. J'aurais
voulu lui hurler qu'il existe toujours, sur notre long sentier, une
porte close n'attendant pour s'ouvrir que le bruit de nos pas sur les
cailloux usés ; j'aurais voulu lui hurler qu'il existe
toujours, au creux de l'avenir, une fenêtre noire attendant
patiemment pour s'embraser de rais, que ne passe le souffle
dégagé par un homme arrivant du néant
; j'aurais voulu lui hurler qu'il existe toujours une source dont l'eau
donne le courage d'avancer plus avant vers d'autres images ; j'aurais
voulu lui hurler qu'il existe toujours un petit tabouret au timbre
nasillard prêt à résister aux durs
coups de boutoirs de l'homme aveugle qui viendra s'y asseoir ; j'aurais
voulu lui hurler qu'il existe toujours au fond d'un regard, une lueur
d'espoir pour qui encourager est plaisir divin, un don de
l'Amitié ; j'aurais voulu lui hurler qu'il existe toujours,
sur la voie de nulle part, sur la voie de partout, au creux
d'un souvenir, la belle et tendre image d'un sourire invitant le
marcheur à s'étendre pour mourir et
renaître autrement !
3. Le retour
Je suis là, sur ce banc, seul. Mon bissac est vide. J'ai
voulu trouver l'introuvable et j'ai rencontré les questions
des questions plutôt que les réponses. Je rentre.
Les pavés inégaux semblent venir à
moi. Il me semble qu'au fur et à mesure que j'avance, ils
reculent. Mes talons frappent durement le sol, ils martèlent
la cadence de mon pas sur ces tambourins poussiéreux. La
poussière tombe de partout. Il paraît qu'elle vit
! Il m'a été dit qu'elle était
composée de myriades de petits microbes. Je progresse dans
la vie en semant la mort, quel paradoxe...
Enfin, la gare. La porte est lourde. L'odeur y est
nauséabonde. Quel monde ! Il y a autant de personnes que de
microbes sur le trottoir. Et quel désordre: chacun court
dans tous les sens. Je suis fatigué.
J'ai hâte de rentrer. Une fois de plus, le train s'est
arrêté me laissant loin des portes. Quel foutu
voyage! Même le retour est parsemé
d'embûches. Pourvu que la porte blanche s'ouvre, quand j'y
frapperai, sur les visages et les sourires de ceux que j'ai
quittés voici un an passé.
Il me tarde de savoir...
M\ J\
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