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Individualisme et Société

  
Deux termes antinomiques, presque antagonistes semblent à priori constituer le libellé de ce sujet : un masculin, l’individu, un féminin, la société, un actif, un passif, un positif, un négatif, un créateur, un conservateur.
Tout semble opposer ces deux notions : Et, pourtant, ne pouvons-nous pas envisager une réconciliation de ces deux termes, une réconciliation de l’individuel et du collectif dans notre société moderne ? Nous devons envisager, construire un idéal social dans lequel liberté de chacun et respect mutuel trouvent un juste équilibre. N’est-ce pas d’ailleurs là une des raisons de notre présence dans le temple ?
Ne peut-on effectivement pas amalgamer ces deux entités pour favoriser un épanouissement individuel, qui ne conduirait pas à un individualisme exacerbé et ses dérives que sont l’égoïsme, le solipsisme, mais bien au contraire, un épanouissement individuel au bénéfice du progrès social, un épanouissement individuel qui verrait son accomplissement dans une participation citoyenne pour régler les problèmes de la cité ?

Mais revenons d’abord aux définitions. Nous situerons ensuite la montée de l’individualisme dans une perspective historique. Puis nous effleurerons quelques excès, quelques dérives de cette liberté individuelle. Enfin, nous envisagerons une voie de réconciliation pour construire un individu libre mais responsable, soucieux de l’intérêt  commun et du développement harmonieux de la cité, voie que certains ont commencé à défricher.

Et tout d’abord quelques définitions ;
 Pour individualisme, le Littré nous indique qu’il s’agit d’un terme de philosophie, d’un système d’isolement dans l’existence. L’individualisme est l’opposé de l’esprit d’association, une théorie qui fait prévaloir les droits de l’individu sur ceux de la société. Le petit Robert nous précise que, dans son acceptation courante, ce terme traduit une attitude d’esprit, un état de fait favorisant l’initiative et la réflexion individuelle, le goût de l’indépendance, et trouve sa pleine expression dans le non-conformisme et l’originalité. Mais, péjorativement, cette notion désigne une tendance à ne vivre que pour soi, et conduit à l’égoïsme, au solipsisme.

Pour société, le Littré désigne une réunion d’hommes ayant mêmes origines, mêmes usages, mêmes lois. Pour Montesquieu, vivre en société est d’ailleurs une quatrième loi naturelle. Le petit Robert n’indique pas de nuance significative.
 
Les hommes  vivent donc en société. Et dès qu’on s’interroge sur les rapports liant individu et société, on est amené à penser ces relations en termes de cause et d’effet, et à voir dans l’individu et la société, deux objets en soi, deux réalités séparées. Or une telle séparation est impossible. Il n’est effectivement pas d’individu dont l’individualité ne renverrait pas à la culture dans laquelle il s’inscrit. Et inversement,  on voit mal ce que seraient les institutions sociales en dehors des individus qui les ont conçues, en dehors des femmes et des hommes qui les actualisent.

Plaçons nous maintenant, dans une perspective historique. Dans les sociétés occidentales, l’individualisme apparaît comme une évidence qui ne peut être remise en cause. La montée de l’individualisme est un progrès indéniable puisqu’elle repose sur l’idée que chaque individu est autonome, qu’il possède des caractères propres qui le rendent singulier. Cette notion suppose donc la liberté de l’individu et est la conséquence d’un processus d’émancipation de tutelles qui se sont exercées, d’une manière traditionnelle, sur les êtres humains. Cependant, la reconnaissance de l’individu en tant qu’être autonome ne s’est pas faîte du jour au lendemain. Pendant très longtemps le modèle de la société féodale a prévalu. Chaque individu appartenait dès sa naissance à un ordre, à une caste, et ce de façon définitive. L’individu n’était alors reconnu qu’au travers de son groupe d’appartenance, la communauté fondée sur une hiérarchie rigide ne pouvant être remise en cause. Le « Je pense donc je suis » de Descartes marque l’entrée de l’individu dans la philosophie : celui-ci constitue, en lui-même, une entité indépendante de l’extérieur. Au 18ème siècle, l’urbanisation renforce les aspirations individuelles car elle facilite le relâchement des liens avec les communautés que constituent les villages. De plus le développement industriel favorise la satisfaction de nouveaux besoins qui ne sont plus les seuls besoins élémentaires constitués par l’alimentation et le logement. En devenant plus libre de contraintes liées à la simple survie, l’individu s’émancipe progressivement des traditions que lui imposait un style de vie et de croyance. C’est le siècle des lumières et ses Encyclopédistes (Rousseau, Descartes, Diderot, Voltaire) qui marque le triomphe de l’individu sur les communautés considérées comme des instances irrationnelles contraignantes pour les libertés individuelles. Jean-Jacques Rousseau défend alors la nécessité d’un « contrat social » qui unit des individus libres et égaux. Et, du point de vue politique, l’aboutissement de ce processus est la déclaration des droits de l’homme qui proclame que les droits fondamentaux sont individuels. Aujourd’hui, pour beaucoup, l’individualisme est devenu la tare d’une société de tous les égoïsmes dans un monde globalisé. Cette crise de confiance dans l’individualisme contemporain est liée au fait que cet « individualisme » nous renvoie à une vision ultra libérale de la société. Depuis la révolution de 1789, notre société fonctionne sur des liens électifs, choisis par les individus eux-mêmes. Nous ne souhaitons pas vivre une société atomisée du chacun pour soi, mais nous devons redéfinir les liens qui nous unissent, en n’oubliant pas que l’individu est l’élément de base de la société. Notre société individualiste ne date pas de 1968, mais elle est un héritage des Lumières. Si certains, aujourd’hui, souhaitent un retour aux valeurs républicaines, en référence à la 3ème République, le « corset » social de cette république idéalisée nous serait insupportable. Cette 3ème République, qui a vu l’avènement d’une démocratie représentative, le droit de vote et la construction d’institutions laïques fortes, faisait confiance aux individus, mais paradoxalement, seulement partiellement, et de temps en temps. Au cours de cette période d’émancipation nécessaire,  on s’appuyait sur une conception plutôt négative de la liberté individuelle. Elle était alors fondée sur un arrachement aux origines et l’expression d’un anti-communautarisme. On devait alors abandonner certaines dimensions de sa personnalité pour n’en garder qu’une seule, définie par l’institution. On n’était qu’élève à l’école, que malade à l’hôpital, qu’enfant chez ses parents… Le symbole de la blouse qui indifférenciait était alors particulièrement significatif de ce processus. L’école de Jules Ferry était séparée de l’extérieur par une clôture, c’était un sanctuaire dans lequel on ne voulait rien connaître de l’origine sociale, religieuse, linguistique des élèves. Cela est inconcevable dans l’école ouverte, au sens large du terme, d’aujourd’hui. Cette conception d’individus « unidimensionnels », n’a plus cours. A partir des années 1960, les individus vont se convaincre qu’ils ont une identité personnelle qu’ils doivent découvrir et construire. Et quand l’héritage du passé n’est plus imposé, chaque individu est libre d’en adopter certains éléments, au nom du droit d’inventaire : si je ne suis pas nécessairement défini par mon origine bretonne ou maghrébine, je peux l’être aussi. Par rapport à la 3ème République, qui si elle avait perduré, aurait paradoxalement fait de nous des individus sans liens autres qu’institutionnels, chacun peut se revendiquer unique, selon un processus de différenciation. Les malades demandent à être traités comme des personnes, les salariés veulent être respectés comme individus, les mères de famille détenues en prison  ne sont plus seulement des numéros d’écrou mais également des mamans et ont droit à des unités de vie familiale. Si j’étais un artiste génial, je n’aurai alors aucun mal à exprimer ma singularité d’une manière qui me serait unique, mais ce n’est pas le cas, alors je vais piocher dans les ressources sociales et collectives à ma disposition pour me singulariser. Le « Je » n’existe qu’en référence à des nous. C’est tout le paradoxe de l’individualisme.

La cristallisation des différences s’inscrit dans nos corps qui nous permettent de rendre visibles, « ostensibles », nos identités. Il suffit de penser à l’adolescence, période clé de la construction de la personnalité. Les jeunes marquent par le vêtement notamment, une différence qui leur permet de dire « je » à la maison, mais qui leur permet aussi de se reconnaître à l’extérieur et d’appartenir au groupe, qui permet à leurs  frères de les reconnaître comme tel. Si on se polarise sur une seule image, ces signes d’appartenance peuvent apparaître comme un uniforme. Mais si on y regarde de plus près, un individu ne se résume pas à son portable Nokia ou à ses baskets Nike, ni même à son piercing ou à ses cheveux teints en rouge. Il est une combinaison personnelle puisée dans le stock des signes disponibles et renvoyant à des appartenances qu’il fait siennes. Mais tout ne peut être permis au nom de l’individualisme et de l’expression du « moi », car vivre en commun, en société impose des règles communes, et donc immanquablement des interdits. Vivre ensemble exige le respect scrupuleux des règles de la cité ; Il ne s’agit pas d’abuser d’un système merveilleux de protection sociale (je paie donc j’y ai droit), il ne s’agit pas de consommer sans discernement (énergies gaspillées, non tri de nos déchets), il s’agit bien de construire des individus responsables et combattre ces égoïsmes qui nous font passer notre bien-être avant l’intérêt général. Or il me semble que le respect des individus, le respect de la construction de chacun, la possibilité d’exprimer sa singularité, est à rapprocher du travail de l’apprenti. En considérant que tout le monde a une compétence sur sa vie, l’individualisme se pose comme le vecteur d’une démocratie participative et plus seulement représentative. Les conseils de quartier, le développement de l’humanitaire expriment une nouvelle attention à l’autre. Le vrai danger est d’aboutir à des individus vides, à des seuls consommateurs. Celui qui investit à la fois le cœur et la raison ne sera pas forcément riche, mais sa vie sera pleine. L’individu moderne refuse globalement l’enfermement des communautés traditionnelles et la solitude. Il rêve de communautés libres, modernes et cosmopolites comme celle de l’auberge Espagnole.

Soyons vigilants car les mouvements anti-individualistes ont existé et perdurent. Au 17ème siècle, un courant de pensée, en réaction à la révolution, refusait à l’homme toute prétention à l’autonomie et prônait le retour aux traditions d’une société rurale. Ce courant trouvera son aboutissement au cours de la seconde guerre mondiale avec son fameux « travail, famille, patrie ». Au 20ème siècle, surtout après 1945, la pensée marxiste considère que l’individu n’est qu’un simple produit de l’histoire sans véritable indépendance. L’individualisme est tenu pour une idéologie dont le rôle est de renforcer la domination de la classe bourgeoise. Dans les années 1980, l’effondrement des sociétés socialistes va favoriser l’avènement d’un nouvel individualisme. Mais prenons garde au sens de ce nouvel individualisme. Les individus doivent faire le lien entre leurs destins personnels et le destin collectif. Ne favorisons pas l’éclosion de communautarismes.

Il me semblait aussi difficile d’aborder ce sujet sans s’interroger sur la part de l’inné et l’acquis dans la construction de l’individu. Sommes-nous génétiquement ou socialement déterminés ? Devant l’immensité de la tâche, je souhaite juste vous faire part de ma conviction. L’éducation me semble être la seule manière de sortir de ce  débat. On ne peut travailler que sur l’inné.  Il serait absurde aujourd’hui de nier l’existence d’un programme génétique spécifique de l’homme. C’est ce programme, écrit François Jacob dans « La logique du vivant » qui « donne le pouvoir d’apprendre,  de comprendre, de parler n’importe quelle langue ». Et ce programme ouvre à chacun des potentialités combinatoires considérables (nous avons chacun environ trente milliards de neurones, nous pouvons effectuer 10.000 à 100.000 connexions par seconde et par neurone, avec une vitesse de transmission qui frise les 120 mètres à la seconde) grâce auxquelles par stabilisations sélectives nous indique Jean-Pierre Changeux dans « l’homme neuronal » chaque individu construit ses apprentissages. Il serait absurde de nier l’inné, il serait tout aussi absurde de le considérer comme une sorte de chose en soi d’où émergeraient naturellement les apprentissages ; ceux-ci sont construits dans et par les activités que ce donné rend possibles, et que l’éducateur doit susciter, organiser, gérer et dont il doit aider à repérer les acquis. L’environnement familial, social de chacun joue donc un rôle prépondérant dans sa construction.

Le thème de cette planche m’a permis de lier les réflexions engagées par notre frère Laurent sur la pierre brute qu’il nous faut tailler pour nous connaître et nous épanouir, pour ensuite venir mieux s’insérer dans l’édifice (mais gare à la pierre trop polie qui aboutirait à l’autosatisfaction et à la préciosité). Celles de nos frères Jean-Manuel et Pierre sur la nécessaire et indispensable solidarité mais aussi malheureusement parfois sa remise en cause liée aux abus occasionnés par une montée outrancière de l’individualisme et ses abus,  ses dérives d’assistanat engendrées par un état providence. Celle de notre frère Aziz sur la nécessaire fidélité à soi, à des principes de vie en société qu’on s’est érigés comme lignes de force, lignes de conduite. Celle enfin de notre frère Mathieu, sur la force et la sagesse qui doit nous guider dans nos actions en dehors du temple. Je ressens une grande cohérence dans les thèmes traités au cours de nos tenues. Puissions-nous faire briller quelques ébauches de réponses intéressantes en dehors du temple pour construire ce monde meilleur de justice et de fraternité que nous espérons. Souhaitons que nos comportements outrancièrement individualistes ne condamneront pas notre espèce et que l’homme ne sera pas appelé à disparaître par sa faute. Claude Lévi-Strauss dans tristes tropiques écrit : « Le monde a commencé sans l’homme et il finira sans lui ». Espérons que ce soit lié à la seule évolution des espèces, et non à la bêtise de l’homme, à ses comportements individualistes parfois destructeurs.

L’individualisme apparaît donc comme un progrès indéniable de notre société puisque ce choix philosophique place l’individu au centre de notre projet de vie en commun. L’apprenti, installé dans le silence et centré sur le travail sur lui-même est une première étape nécessaire, incontournable, l’individu placé au centre du projet. Le compagnon va ensuite  pouvoir, les sens en éveil, parcourir le monde, rencontrer ses semblables, chercher les réponses aux questions fondamentales. Individualisme et société : comment ne pas relever des analogies avec le cheminement maçonnique ? Mais pour ne pas tomber dans l’égoïsme, une éducation pour construire des « hommes libres et de bonnes mœurs » est nécessaire. Interrogeons nous sur la société que nous voulons construire, n’ayons pas peur d’affirmer haut et fort les valeurs de respect des autres et de l’environnement que nous souhaitons voir émerger chez le plus grand nombre, et participons activement à la vie de la cité, chacun à sa modeste ou importante place.   

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