Obédience : NC Loge : NC 10/11/1998


L'ordre et le chaos

Lorsque j’ai accepté, l’année dernière, de traiter dans le cadre du 1/4 heure de symbolisme, une planche sur "l’ordre et le chaos", je ne pensais pas que le thème fût si ample.

En vérité, accoler ces deux substantifs débouche, selon mon entendement, sur les questions suivantes :

- dans la nature ou dans la société, l'ordre peut-il surgir spontanément du chaos, sans intervention externe ?

- le chaos, le désordre sont-ils observables, définissables ? ou ne sont-ils que la conséquence de notre limite (temporaire ?) à découvrir l'ordre ? ou encore que le monde soit ordre ou chaos ne dépend pas de nous mais de notre manière de le percevoir ?

- le chaos est-il issu du hasard ?

- quel discours symbolique tenir sur l'ordre et sur le chaos ?

L'ORDRE PEUT-IL SPONTANÉMENT SURGIR DU CHAOS ? DE L'ABSENCE

D'ORDRE ? LE PRINCIPE DE CAUSALITÉ S’Y OPPOSE

Consultons en premier lieu le dictionnaire. Pour le Robert, le chaos est un terme relatif aux mythes de la création de l'univers. Il renvoie aux cosmogonies antiques (vide obscur et sans borne qui préexistait au monde matériel), aux religions juives et chrétiennes (état confus de la matière avant la création : le tohu-bohu de la genèse) et aux grecs (état homogène, indifférencié qui précède l'ordre). Au sens figuré, le terme chaos est utilisé pour qualifier une situation collective (sociale, politique, économique), lorsqu'elle bouscule l'ordre établi, ou individuelle, quand elle se manifeste par des attitudes hors norme. Ses synonymes sont l'anarchie, le bouleversement, la confusion, le désordre ou le laisser-aller.

L'ordre existe lorsqu'une relation intelligible peut être saisie entre une pluralité de termes. Les substantifs apparentés sont abondants : l'enchaînement, la filiation, la succession, l'agencement, le catalogue, l'organisation, la régularité, la catégorie, la classe, etc.... Des caractéristiques associées à l'ordre sont : la perfection, la proportion, la symétrie, la périodicité, la stabilité...

La nature nous offre des exemples d'ordre et de chaos, en alternance même. Par exemple, le solide cristallin, parfaitement ordonné à basse température, se transforme, à haute température, en gaz dont les molécules se déplacent au hasard. Le flot calme des rivières contraste avec la turbulence des torrents de montagne.

Dans les cosmogonies antiques, l'ordre ou la création du monde (la nature, les hommes, les animaux) est le fait d'une intervention externe (les dieux, Dieu, la pensée, la parole) ou d'un monde émergeant d'un phénomène exceptionnel (l'œuf cosmique, la division d'une matière primordiale, deux mondes parents...). Ces mythes énoncent des causes premières au delà desquelles il n'est pas nécessaire de rechercher d'autres explications.

Mais, si nous nous refusons à faire intervenir une intention ou une finalité externe, comment des phénomènes désordonnés peuvent-ils, en s'ajoutant à d'autres phénomènes désordonnés, faire passer ceux-ci à un état d'ordre ? En termes plus simples, le moins peut-il engendrer le plus ? Existe-t-il des conditions permissives de genèse spontanée de l'ordre ? J'insiste sur l'adjectif spontanée, pour l'opposer à intentionnelle.

Or, depuis qu'il existe des philosophes, le principe selon lequel le moins ne peut engendrer le plus a eu un caractère d'évidence, puisqu'il s'agit d'un corollaire du principe de causalité - rien n'arrive ex nihilo ou encore il ne peut y avoir plus dans la cause que le produit.

Le principe de causalité est primordial. En effet, l'homme ne saisit directement, par les sens et par l'intelligence, qu'une infime partie du réel. La recherche des causes est alors le moyen privilégié pour surmonter cette limitation et pour élaborer une stratégie de connaissance et d'action telle que, tout en ne voyant qu'une faible partie de la réalité, l'esprit puisse avancer des hypothèses touchant la nature dans son ensemble. Un tel résultat ne peut être obtenu qu'en postulant que toutes les réalités obéissent à un ordre.

Dans l'observation des faits sociaux, certaines situations peuvent apparaître comme contradictoires avec le principe de causalité, comme, par exemple en économie, le concept de "main invisible" introduit par Adam Smith au XVIIIème siècle, généralisé par des économistes comme Walras, au début du siècle, et par Gérard Debreu, prix Nobel. C'est le paradigme de base de la microéconomie classique : chaque consommateur, chaque producteur ne cherche qu'à maximiser qui sa satisfaction en consommant, qui son profit en produisant, sans se préoccuper des autres, et, au bout du compte, parce qu'ils sont nombreux, ce qui se réalise c'est un état de l'économie où la satisfaction et les profits sont optimaux.

De même, s'agissant de la philosophie de l'histoire, Hegel affirme que les actions humaines relèvent du chaos, que les hommes agissent en vertu de leurs passions, de leur soif de gloire ou de pouvoir, et pourtant tout cela conduit au progrès de la rationalité au cours du temps.

Ces deux exemples sont-ils probants ? Je ne le crois pas. En effet, les facteurs d'ordre qui apparaissent au niveau du groupe social sont liés, même indirectement, à l'intentionnalité de chaque individu, c'est-à-dire à des processus situés à un niveau autre de description où divers systèmes sont en interaction.

En biochimie, on cherche à vérifier expérimentalement que les conditions primitives qui régnaient sur terre, il y a 2 milliards d'année, permettaient l'apparition et donc la création d'une certaine matière organisée, vivante, à partir de matière inerte. Par exemple, on sait, à partir de gaz simples (ordre réduit), produire des acides aminés et des nucléotides (ordre plus élaboré) en les bombardant de décharges électriques (action chaotique). Mais, le deuxième stade de la démarche scientifique va être de trouver les lois qui justifient les résultats de l'expérience. Et qui dit loi dit ordre.

En vérité, il est essentiel de distinguer clairement entre les processus qui résultent d'interactions entre systèmes ou entre un système et un environnement et ceux qui relèvent d'une évolution spontanée. Ce dernier cas, évidemment le plus délicat, est le plus stimulant philosophiquement.

LE CHAOS EXISTE-T-IL, EST-IL OBSERVABLE ?

L'ordre est-il dans la nature ou est-ce l'homme qui l'y met ? Sommes-nous capables de "rencontrer" le chaos ?

L'objectif de la science est de donner un sens à la diversité de la nature et le processus scientifique consiste à transformer une collection de données en une forme abrégée : c'est la compression algorithmique.

Voyons de quoi il retourne sur un exemple et considérons la suite infinie de nombres : 2, 4, 6, 8,   Celle-ci peut être représentée de façon succincte en indiquant qu'il s'agit de la suite des nombres pairs positifs. Nous avons raccourci, comprimé, la représentation d'une suite infinie à l'aide de quelques mots. Lorsqu'il est possible de réaliser une compression algorithmique sur une suite ou chaîne symbolique donnée, celle-ci est reconnue comme non aléatoire, car un petit programme informatique suffit pour en générer toute la séquence infinie. A contrario, s'il n'existe aucune représentation abrégée, alors la liste ou collection de données est vraiment aléatoire, en ce sens qu'elle n'est porteuse d'aucun ordre discernable. La seule représentation de la chaîne est elle-même. La démarche scientifique peut être regardée comme la recherche des compressions algorithmiques.

Vous noterez que le cerveau, en réduisant la masse des données complexes transmises par les sens, fonctionne comme un compresseur algorithmique.

Formulons une remarque intuitive : alors qu’il est impossible de prouver, par principe, qu'une séquence donnée est aléatoire, par contre, il est possible de prouver qu'elle ne l'est pas, simplement en mettant en évidence l'existence d'une compression algorithmique de son contenu d'information.

En face d’une collection de données relatives à un phénomène, celui-ci peut être considéré comme désordonné, alors qu’il peut aussi se révéler être le fragment d'un système d'un autre ordre. Ou encore, une série d'observations peut finir "à la longue" par offrir une régularité. Mais quand ? Et serons-nous encore là pour le constater ?

Plus fondamentalement, n'y a-t-il pas une antinomie dans le penser du désordre ? En effet, penser c'est chercher à unifier la diversité, la multiplicité, alors que penser le chaos c'est repousser cette unification.

LE CHAOS EST ISSU DU HASARD. MAIS DE QUEL HASARD ET DE QUEL CHAOS S’AGIT-IL ?

Intéressons-nous donc à la spontanéité et au hasard. Si le chaos devait être le fruit du hasard, de quel hasard pourrait-il bien s'agir ? Dans les sciences physiques, l'expression chaos est appliquée à tout phénomène ne semblant apparemment obéir à aucune loi et étant donc de ce fait impossible à prévoir. Longtemps les adjectifs "aléatoire", "chaotique" et "imprédictible" sont restés synonymes. La prédictibilité est fondée sur la permanence d'une ressemblance qui permet d'extrapoler, à partir de la connaissance du passé, le comportement à venir.

Or la loi des grands nombres permet d’étudier les évènements et les processus aléatoires auxquels sont attribués dès le départ des probabilités correspondantes. Le caractère désordonné et indépendant d’une multitude d'événements conduit cependant à la détermination d’une valeur limite ou d'une valeur moyenne : il en est ainsi pour le lancer d’une pièce de monnaie, le tirage du loto, le mouvement d’une molécule dans un gaz, ce qui permet de définir la pression du gaz, .... On a remplacé un tirage élémentaire, une trajectoire individuelle par une valeur moyenne.

Or, depuis une trentaine d'années, on a mis en évidence des phénomènes erratiques non liés à une loi des grands nombres, c'est-à-dire non liés à une complexité inhérente au système. Ces phénomènes illustrent que chaos et complexité ne sont aucunement liés et que, contrairement à toute attente, déterminisme et chaos ne sont nullement antinomiques. D'ailleurs les mathématiciens parlent désormais de chaos déterministe.

Il s'agit de systèmes dont les lois de comportement sont bien connues et définies, mais dont l'évolution n'est pas prédictible, car sensible aux conditions initiales (l'effet "papillon"). Une des caractéristiques du chaos déterministe est de naître, puis de se développer à partir d'un comportement ordonné, dont il ne perdra pas complètement la mémoire. Une autre est de posséder la capacité d'un surgissement de l'ordre.

La nature en offre maints exemples, que l'on sait aujourd'hui "voir" : les variations des populations animales, le désordre de l'atmosphère, les oscillations du cœur, le développement des épidémies, le jeu de billard.

La prédictibilité est la capacité d'extrapoler, à partir de la connaissance du passé, le comportement à venir. Or, dans de tels systèmes, il faudrait connaître la passé avec une précision infinie, chose impossible en pratique.

Ces systèmes où s'exprime le chaos déterministe ne sont chaotiques que sur le plan de la réalité physique, où il n'existe pas de précision infinie, aussi grande soit-elle. Par contre, ils n'ont rien de chaotique sur le plan mathématique. Mais il existe aussi des systèmes (simples) dont l'imprévisibilité découle d'un comportement fondamentalement aléatoire, gouverné par un système non pas déterministe mais purement stochastique. Dans ce cas, quelle que soit la précision avec laquelle on connaît la position du système à un instant t, on ne peut prévoir son état à l'instant ultérieur, mais seulement la probabilité d'avoir tel ou tel état. Or, il est aussi possible de démontrer, mais ce résultat est assez intuitif, qu'il n'est pas possible, en pratique, de décider si un système chaotique est déterministe ou stochastique, puisqu'il aboutit à la même situation d'imprédictibilité.

Concluons en affirmant que les lois de la nature ne traitent plus de certitudes mais de possibilités. Elles affirment le devenir et non plus seulement l'être. Elles réconcilient déterminisme et liberté individuelle.

LA SYMBOLIQUE ! QUELLE SYMBOLIQUE ?

Résumons les résultats atteints jusque là :

- l'ordre ne peut pas naître du chaos, compris comme un ensemble d'éléments sans relation entre eux, notre discours "causal" s'y oppose,

- le chaos n'est pas observable absolument, sinon peut-être dans l'infini des temps,

- un certain type de chaos est inhérent aux lois de la nature, mais n'est pas prédictible, sans qu'on puisse décider cependant si cela tient à l'impossibilité physique d'une mesure exacte des phénomènes réels ou à une loi stochastique.

L'étude des phénomènes chaotiques a abouti à une réhabilitation de l'irrégulier, ce qui témoigne d'un profond changement dans le regard porté sur le réel. Transposons cela à notre institution.

Toute société suppose un ordre, puisqu'il n'y a pas de société sans règle. Tout manquement aux règles expresses ou implicites constitue un désordre. Le désordre apparaît comme un refus de la règle. Ce refus peut être motivé de différentes façons. La plus classique est celle ou l'on cherche à se soustraire à l'obligation pour un intérêt personnel (vol, meurtre, feu rouge), mais elle ne remet aucunement en cause l'ordre. La plus extrême est celle de l'anarchiste qui rejette le concept d'ordre et se propose de reconstruire la vie en commun sur la base de la volonté individuelle autonome. Alors le désordre procède de la négation d'un ordre s'imposant de l'extérieur à l'homme. Cependant l’anarchie suppose que les individus nouent des liens entre eux. Et n'est-ce pas là une forme d'ordre ?

Il n’y a d’ordre social que celui que détermine une finalité. Les hommes se constituent en société pour accomplir ce qu’ils ne peuvent réaliser seuls. Cet objectif conditionne l’ordre auquel la société doit sa structure et son style. Dès que s'éveille la réflexion et la conscience, l'ordre établi va être mis en cause relativement à l’ordre désirable. L'antagonisme entre l'ordre et le désordre est inhérent à toute société.

Cette remise en cause est l'une des missions de la F M, cette opposition entre diverses conceptions de l’ordre est génératrice de désordre mais surtout de mouvement.

Il nous appartient, à nous F M , de cultiver ce désordre qui ne doit pas être interprété comme une situation transitoire. En effet, la société contemporaine se caractérise clairement par une soumission aux impératifs d'une mentalité technicienne, laquelle est source de déshumanisation. La science et la technologie ne sont pas les instruments exclusifs du progrès de l'humanité : ils le rendent possible, mais ils ne fondent pas les valeurs auxquelles nous sommes attachés.

Je dirai donc en forme de demie boutade que plutôt de répéter à satiété nos antiennes comme : "l'ordre qui doit régner dans le T " opposé au "désordre du monde profane", "la sérénité qui doit présider à nos travaux" comparée au "tumulte orchestré par les actions profanes", il importe de cultiver la remise en cause et de s'ouvrir au brouhaha externe. Cela doit être inhérent à notre comportement et à notre méthode, d'autant plus que l'organisation de nos tenues, autre forme d'ordre librement consenti, nous protège des affrontements stériles.

S\ G\


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