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La chair quitte les os, …tout se désunit

Un texte des Old Charges éclaire la généalogie des deux phrases rituelles qui ont mobilisé mon travail, et qui sont prononcées, par le second surveillant puis par le premier surveillant.

Sem, Cham et Japhet s’étaient rendus sur la tombe de leur père pour essayer d’y découvrir quelque chose à son sujet qui les guiderait vers le puissant secret que détenait ce fameux prédicateur. Ils parvinrent à la tombe et ne trouvèrent rien, sauf le cadavre presque entièrement corrompu. Ils saisirent un doigt qui se détacha, et ainsi de jointure en jointure, jusqu’au poignet et au coude. Alors, ils relevèrent le corps […]

La parenté avec notre rituel est visible, on repère également tout le travail fait par des générations de maçons, pour stabiliser ce nous vivons aujourd’hui ; les homologies et les différences pourraient faire l’objet de quelques réflexions et de quelques planches.

Les mots, la chair quitte les os, puis tout se désunit, que je rapprocherai au long de cette présentation, sont forts et mêmes inquiétants.

Leur caractère horrifique comme le dirait Rabelais, est un appel à l’attention sur l’un des moments clé du rituel.

Les mots doivent être éprouvés. Leur signification, devient alors vivante. L’on sort ainsi plus aisément de la passivité tranquille qui guette toujours, quand les symboles sont lus ou entendus comme des routines verbales, des incantations rendues creuses parce que peu éprouvées.

Je retrace ici le chemin de cette épreuve avec l’ambition de tenter de répondre aux questions qui touchent à la réalité de ce qui se passe lors de l’initiation.

Ce travail a été fortement éclairé par le souvenir d’un chantier de restauration d’un ossuaire du XVI° siècle, à Brillevast dans le nord du département de la Manche, ossuaire placé prés d’une rivière dont l’eau acide décapait les corps sur une planche de pierre avant que, transformés en squelettes, ils ne se rejoignent dans cet ossuaire.

J’ai également visité les nombreux moments de détachement d’enveloppes pour en adopter une nouvelle, moments qui sont placés sur notre chemin initiatique avant d’accéder au troisième grade, qui m’apparaissent comme autant d’indices pour le travail intérieur en général et ce travail en particulier.

Ces détachements signent l’accès à d’autres niveaux de compréhension : les vêtements, que l’on enlève, une jambe de pantalon qui est relevée et qui rend visible l’ossature de la jambe, le changement de peau pour le tablier, modifié ou différent à chaque grade.

Notre manière aussi d’épeler les mots, de les peler, lettres détachées, mots désunis, jusqu’à ce qu’il ne reste alors qu’une mémoire du mot qui est reconstitué, au creux de l’oreille dans un échange au sein d’un espace presque intime où l’un est l’autre. Les frontières du mental posées par la culture ont alors disparues et les maçons rapprochés figurent alors, l'unité retrouvée.

Je suis donc parti de l’exclamation du T\ V\ M\ : O Ciel, c’est lui…est l’Architecte, avant que le second surveillant, comme membre du groupe des neuf maîtres envoyé par le roi Salomon pour rechercher les restes de Maître Hiram, n’essaie, sans succès de relever le cadavre par l’attouchement d’apprenti en prononçant : « La chair quitte les os ».

L’office du second surveillant s’exerce sur la colonne BOAZ, associée à la lune. Il est donc entre autre, particulièrement tourné vers tout ce qui a trait à la vie. Il est en contact avec ceux qui étaient, les apprentis, il y a peu encore, des hommes appartenant au monde profane, imprégnés de l’idéologie de ce monde : valorisation de l’individu et de son apparence, mise en avant constante de l'extérieur des choses, de la peau des choses.

Le travail du second surveillant consiste ainsi, à donner les impulsions nécessaires, à l’initié, afin qu’il emprunte le chemin de l’initiation réelle.

Cette impulsion doit l’aider en utilisant les outils à sa disposition, à maîtriser ses émotions et ses passions, avec pour objectif de renouveler son individualité et à libérer ses forces psychiques pour le grade suivant où seront mobilisés : intelligence, ouverture d’esprit, exercice conjoint de la raison et de l’intuition, maîtrise de la parole.

Au cours de ce travail sur lui-même, le jeune initié reste un individu. Son altérité est faite d’un heureux mélange d’émotions, de particularités mentales, de modalités de réflexion, et de comportements reconnaissables de l’extérieur.

Or, le constat : la chair quitte les os, appelle à la MISE À DISTANCE du travail accompli.

Il ne s’agit pas de le nier, car le maçon reste un apprenti permanent, et son travail à ce titre est un travail de fondation toujours à reprendre et à affiner. Il s’agit plutôt de faire comprendre dans le scénario de l’exaltation que le refuge ultime de l'individualité, la chair, sensible, jouissante, souffrante, et tout le psychisme qui va avec, est un registre insuffisant pour poursuivre la démarche d’initiation et aller vers l’initiation réelle.

Cette mise à distance, commence par la corruption.

Des éléments de compréhension m’ont été accessibles à travers la tradition alchimique. Elle est présente dés l’initiation au premier degré ; elle constitue une source de méditation complémentaire pour notre travail de maçons, même si elle reste pour moi, une énigme.

N’étant pas versé dans cet art, je ne l’ai approché que de manière imparfaite grâce aux portails ouest des cathédrales, en les observant et en les documentant par quelques textes qui me semblaient fondamentaux, alors.

Pour éclairer la phrase de notre rituel, j’ai trouvé dans le texte : Les 12 clés de la philosophie du moine bénédictin Basile Valentin, de quoi méditer :

Première clé : « Sache mon ami, que tous corps impurs et lépreux ne sont pas propres à notre œuvre, car leur impureté et leur lèpre ne peuvent non seulement rien produire de bon mais elles empêchent même, que ce qui est, puisse se produire ».

Quatrième clé : « Toute chair, née de la terre, sera dissoute et retournera en terre, afin que le sel terrestre aidé par l’influence des cieux fasse lever un nouveau germe ».

Nous retrouvons la graine qui, dans le texte de l’Évangile de Jean, doit mourir pour renaître.

L’influence céleste se manifeste comme la chaleur enveloppe et fait lever la graine. Ce qui enveloppe c’est l’esprit, celui qui génère toute chose, dont les os de l’individu deviennent le support.

Je me suis appuyé sur la notion d’enveloppe pour aborder cette seconde étape du rituel au moment où est prononcé la phrase : Tout se désunit.

En Ézéchiel, au chapitre 37, versets 4 et 5 il est écrit : « Prophétise sur ces os ! Tu leurs diras : Ossements desséchés, écoutez la parole de l’Éternel ! Ainsi parle le seigneur, l’Éternel à ces os : voici que je vais faire venir en vous un esprit, et vous vivrez, et au verset 9 : Esprit, viens des quatre vents, souffle sur ces morts et qu’ils revivent ».

La chair quitte les os qu’elle enveloppait et chez Ézéchiel, ce sont les quatre vents qui enveloppent et vivifient, désormais.

Ce qui enveloppe après le dépeçage du squelette est d’une autre nature que ce qui enveloppait l’individu avant qu’il n’entre dans le processus initiatique. Il change de peau parce qu’il change d’état, c’est ce processus qui commençait au moment où le second surveillant avait saisi le cadavre et qui se prolonge lorsque le premier surveillant prononce la phrase rituelle Tout se désunit.

Car ce qui est suggéré ici, est qu’il ne suffit pas de mourir, il faut également opérer un retour vers l’« amorphe », vers le Chaos, qui est l'étape ultime vers un nouvel Ordre, dans lequel l’initié a sa place.

Pour éclairer ce moment du retour au Chaos, vers l'amorphe j’ai mobilisé trois références : La première est encore celle de Basile Valentin avec sa huitième clé : « Une créature céleste, la vie de laquelle est nourrie par les astres et alimentée par les quatre éléments, meure et puis se putréfie. Après cela, les astres, moyennant les éléments qui ont cette charge, redonneront à nouveau la vie à ce corps pourri, afin qu’il s’en fasse un céleste… »

il faut pourrir, et accepter de voir tout se désorganiser pour espérer accéder à un état renouvelé.

La seconde provient du mythe du Phénix. Ce mythe apporte également quelques indices.

Lorsque le Phénix sentait sa mort proche, il s’exposait au soleil jusqu’à ce que les rayons le consument. De la moelle et des os sortait un œuf d’où émergeait un oiseau régénéré. Je n'oublie pas que le Premier surveillant, exerce son office sur la colonne JAKIN, le midi de notre espace sacré.

La troisième, m’a été apportée par la tradition Hébraïque, citée par René Guénon dans Le Roi du Monde.

Il existerait selon cette tradition, dans le corps humain une particule indestructible, représentée symboliquement comme un os très dur, et à laquelle l’Esprit demeurerait lié après la mort.

Cet os, est désigné par le mot LUZ en hébreu avec le sens d’amande de « noyau » contenant le germe.(la mandorle des portails OUEST). Comme le noyau contient le germe et l’os la moelle, le LUZ contient les éléments virtuels nécessaires à la restauration de l’être.

Cette restauration s’opérera sous l’influence de la rosée céleste revivifiant les ossements desséchés. Cet os situé à l’extrémité de la colonne vertébrale est désigné dans notre langue sous un nom très parlant le sacrum.

J’ai choisies ces quelques références par ce qu’elles me semblaient justes et suffisamment concises pour faciliter l’écoute de notre rituel. Elles constituent des éléments d’appui à la marche comme des pas japonais sur un sol à explorer.

Avant d’aborder la phase conclusive, je ferai d’abord un point sur ce que je pense avoir acquis.

Premièrement, Le scénario de l’intervention du T\ V\ M\ et des deux surveillants m’apparaît comme une remontée des enfers, après une sorte de récapitulation des états antécédents, par laquelle leurs possibilités ont été, en fait, épuisées.

Deuxièmement, le mécanisme initiatique qui commence par la corruption fait entrer l'initié dans un autre temps, dans lequel, le contact entre le corps et son environnement procédera d’autres mécanismes que ceux qui rapprochaient l’individu charnel de ses congénères.

En effet, pour ce qui était de sa quête, l'individu pensait entrer en communication avec le monde de l’esprit par les forces du mental, émotions, mémoire, raison, volonté, intellect, représentées par la chair.

Dans le nouvel état, celui auquel il est appelé, le travail mental, l’intelligence la mémoire, ne sont plus d’aucune utilité, pour recevoir l’influence céleste comme le suggère Ézéchiel.

L’initié, squelettique et démembré doit être reconstitué, être préparé à recevoir une nouvelle enveloppe. La référence à Osiris, présente des parentés claires.

Troisièmement, Ce changement d’état implique une renonciation au mental, c’est-à-dire à toute faculté discursive qui est désormais impuissante puisqu’elle ne saurait franchir les limites qui lui sont imposées par la nature même.

C’est la seconde mort que vit l’initié, la mort psychique (de là, l'importance du sentiment horrifique ressenti (mort du sentiment et de l’imagination, pour changer d’état) en entendant les phases du rituel sur lesquelles j’ai travaillé.

Finalement, ce qu’il nous est proposé de comprendre, c’est qu’il s’agit alors, de dépasser les forces et les facultés de l’individu, devenir disponible ;

Car celui qui s’attache exclusivement au raisonnement, croit en sa force, et ne s’en affranchit pas au moment venu ; il reste prisonnier de la forme qui est la limitation par laquelle se définit son état ; il ne le dépassera jamais, il n’ira jamais plus loin que l'extérieur de choses.

Il demeurera lié au cycle indéfini du destin comme dirait Boèce. Il ne pourra s’approcher du Principe.

Car, cette disponibilité intérieure pour le principe est ce qui nous est proposé dans l'étape initiatique sur laquelle nous travaillons ce midi, comme l’annonçait Ézéchiel.

Le principe qui était le centre des préoccupations intellectuelles de l’initié aux degrés antérieurs, vient à lui dans l'exaltation, l’entoure, devient sa périphérie, son extérieur, et l’initié est lui au centre.

Ce renversement de perspective, cette « conversion du regard » est celui auquel nous appelle le langage du rite à partir du langage ordinaire.

Cette dernière piste me semble suffisamment riche pour former le corps de ma conclusion et finalement exprimer ce que j’ai compris.

Le langage ordinaire d’abord est pour une part importante l’instrument d’une pensée rationnelle individuelle, à visée discursive. Il ne permet donc d’atteindre que ce qui est accessible à l’individu dans ses limites d’individu, dans son état contingent.

L'individu est également tout autre que le fruit de la contingence.

Un principe permanent et immuable le constitue, il relève d’un inexprimable, d’un illimité et d’un a-temporel.

Cette dimension apparaît furtivement lorsque, au terme de la lecture d’un poème, tout d’un coup la pensée s’immobilise, un silence intérieur total s’établit au-delà de tout mot, de tout concept ; l’intuition du lecteur parcourt alors de manière immédiate et synthétique une multitude de sens, hors du temps, dans une fulgurance de conscience.

Le mental s’efface, une fracture s’opère, l'homme dans son intégralité pénètre un univers inconnu ; il est alors entré dans le domaine secret de l’Esprit.

Le langage rituel dès lors qu’il est entendu, par la Loge et par chacun, dans ses paroles et dans ses silences offre cet accès de manière durable.

Comme le langage poétique, son caractère tourné vers l’universel permet d’évoquer moins des idées distinctes clairement définies et délimitées, qu’une représentation synthétique et schématique de tout un ensemble de conceptions, que chacun pourra s'approprier selon ses capacités, son travail et son degré de préparation.

Cette entrée dans le domaine de l'esprit, est un passage ; après ce passage, ceux qui l’ont vécus doivent revenir dans la condition manifestée. C’est une exigence, un impératif, qui signe l’entrée sur le chemin de l'initiation réelle, et qui la différencie de l’exaltation mystique solitaire.

En provoquant l'interrogation, par deux phrases inquiétantes en langage ordinaire, la chair quitte les os […] tout se désunit, de manière très puissante, on comprend que le chaos de la désunion est l’écrin d’un nouvel ordre et qu’en faisant refluer les certitudes, s’ouvre le champ de l'intuition et du possible, dans un nouvel état de conscience.

Les ombres de la caverne sont derrière l’initié qui, retourné par le rituel, est enveloppé de la lumière qu’il regarde comme l’aigle en face. Ce moment fugitif, qu’il travaille à rechercher toujours ; c’est la clé de sa progression de l’initiation virtuelle à l’initiation réelle, en étant enveloppé avec confiance par l’Esprit.

« En sorte qu’éclairé sur tes droits véritables, ton cœur de vains désirs ne se repaîtra plus [Vers dorés de Pythagore (29)].

La chair quitte les os, […] tout se désunit.

J'ai dit Très Vénérable Maître.

X\ G\

E\ V\ D\ N\


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