Obédience : NC Loge : NC 11/2000

  

Le Centre de l'Idée

La formulation du sujet que vous avez bien voulu me confier peut sans doute laisser perplexe car les mots choisis pour notre réflexion commune se présentent comme une affirmation, quasiment une certitude : « le centre de l'idée ».

L'expression peut sembler mystérieuse à qui voudrait analyser le sens de chaque mot. Le centre a un symbolisme qui lui est propre et, sans nous imposer une longue recherche, on peut donner un équivalent de ce mot : Le centre est le symbole du sacré peut-être même du divin. 1

L'idée est ce qui se trouve « sous le symbole » selon le Rituel. On peut donc l'élargir jusqu'à fonder l'idéal si bien que notre sujet nous place sur la voie d'un problème essentiel : si le centre de l'idée est ainsi pointé c'est probablement parce qu'il a une origine sacrée...

Or, l'idéal peut’ il avoir une origine sacrée ? 2
Pour répondre à cette question qui nous paraît fondamentale nous nous proposons d'analyser la valeur de l'idée dans le Rituel même, puis, dans le cadre de l'initiation, nous voudrions saisir la redécouverte de l'idée autrement dit la maïeutique, ensuite seulement nous évoquerons ce voyage mystique au Centre, cette assomption que vous avez nommée le Centre de l'Idée.

I ‑ La valeur de l'idée

Nous avons annoncé que pour justifier, en quelque sorte, notre recherche, nous relirions le Rituel dans lequel se trouve, à notre avis la valeur de l'idée.

Le Rituel se présente comme un ouvrage à plusieurs entrées, il apparaît morcelé et fragmenté car lié aux degrés qu'il génère.

Ainsi, nous disons au cours de nos échanges:  Je lis le Rituel du second ou du troisième degré 
et en Loge de Perfection nous cherchons aussi à « ouvrir » au degré dans lequel il est convenu de travailler comme si des frontières séparaient ces écrits, comme si l'un pouvait aller sans l'autre, comme si les degrés étaient imperméables les uns aux autres.

Or le Rituel est un ensemble qui de notre point de vue possède une unité.

Sa pédagogie engage le néophyte sur la voie du symbole, sur le chemin du concret. Il incite à travailler à partir des deux aspects du symbole: l'aspect de l'objet, de la chose et l'aspect du sujet ‑ en d'autres termes il conduit du visible à l'invisible.

Graduellement, le néophyte perçoit que toute chose a un sens latent qui requiert une interprétation mais l'insistance de la fraternité portera essentiellement au cours des trois premiers degrés sur l'analogie et les correspondances (souvent horizontales, parfois verticales).

La pensée analogique développe le goût de la similitude alors que le Maître Secret est constamment invité à contempler le Saint des Saints, à réfléchir sur la signification de la caverne , à observer les neuf voûtes, nécessairement il s'interroge sur l'aporie analogique 3 : si tout est semblable à tout, tout est dans tout ...si tout est égal à tout, tout m'est égal, alors, dans le cas où l'analogie serait une frontière, un barrage, jaillirait l'indifférence voire l'indifférentisme. Le symbolisme prendrait, dans ce cas, le risque d'être un échec s'il refusait le jaillissement de l'idée.

L'idée naît du dépassement de l'uniformité. Son jaillissement est une forme d'ascension. Elle est la prise de conscience que le multiple du symbole trouve son unité et sa signifiance dans l'idée. Avoir une idée, c'est rassembler ce qui est épars. L'idée du Bien est, par exemple, issue des sommes d'actes constructifs qui sont autant de créations que la Création prend en compte.

Il arrive parfois que la seule majuscule confère à une chose matérielle le rang spirituel d'une idée : une bonne action peut rejoindre le Bien (entendez l'idéal). L'article indéfini devient un article défini.

De la chose, on passe à l'idée. Notre conduite (nos actions) relève, à l'évidence, d'une métaphysique.

II ‑ Redécouvrir l'idée

Vient le moment de retrouver la philosophie des idées que Platon dans ses dialogues socratiques a étudiée au V° siècle avant le Christ.

Prenons pour exemple l'un des dialogues les plus célèbres. Même si le Ménon reste aporétique (il n'est pas répondu à la question posée dans la phrase introductive), ce dialogue donne un cheminement qui conduit à l'idée.

On sait que Ménon se flatte d'avoir été l'élève de Gorgias, l'un des Sophistes les plus connus de la Grèce antique. Il garde de son enseignement les us et les coutumes. Ainsi, le jeune homme aborde abruptement Socrate en lui posant cette question : « Peux‑tu me dire... si la vertu s'enseigne ? » 4

Or, Socrate lui propose, avant d'examiner le problème, de définir les mots qu'il emploie lui‑même et d'abord le mot vertu ?

Pour aller vers l'idée, il convient de suivre une méthode rigoureuse.

On connaît les étapes de la démarche dialectique, celle qui permet d'aller de l'image à l'idée en passant par la définition. Socrate organise au cours du dialogue un cheminement qui invite son interlocuteur à sortir du monde sensible et à se diriger vers le monde des idées pour rencontrer l'idée de la vertu.

Cet éloge de l'idée et les moyens pour la trouver se répètent dans tous les écrits de Platon.

Le Ménon contient en outre une séquence essentielle en ce qu'elle révèle l'origine des idées selon le philosophe.

Socrate vient de démontrer à Ménon que son impatience dans la recherche le dirige vers la stérilité : vite et bien ne vont pas ensemble dans le domaine de la pensée. Son caractère emporté conduit le jeune homme vers des pseudo ‑ arguments qui détruisent le raisonnement au lieu de construire une argumentation. C'est pourquoi Socrate fait le récit suivant :
« Voilà, j'ai entendu des hommes aussi bien que des femmes, qui savent des choses divines ...Un langage vrai, à mon sens, et beau !...comme l'âme est immortelle et qu'elle renaît plusieurs fois, qu'elle a vu à la fois les choses d'ici et celles de l'Hadès (le monde de l'Invisible), c'est‑à‑dire toutes les réalités, il n'y a rien qu'elle n'ait appris... » 5

C'est donc lors de notre naissance que notre âme devient amnésique et nous devons tout réapprendre. Mais , en fait, les idées sont en nous, notre naissance (notre immersion dans le monde sensible) nous a tout fait oublier.

L'enseignement devrait par conséquent se nommer réminiscence. La théorie de la réminiscence nous indique l'origine des idées, ces idées que nous reconnaissons dès lors que notre interlocuteur nous met sur la voie du savoir. La redécouverte des idées, la maïeutique est une méthode qui vaut tant dans le monde profane que dans notre communauté où la lumière progressivement parvient à ceux qui acceptent de la recevoir

III‑ Voyage au centre de l'idée

Une fois identifié le monde des idées que le Maître Secret porté par le souffle du
Rituel redécouvre en même temps que l'Invisible, il faut se demander si l'idée dans son centre peut éclairer mieux et plus que dans sa périphérie.

Le langage populaire donne lui‑même un exemple de ce que nous voulons démontrer puisqu'un homme se plaint de n'avoir que des bouts d'idées ou de n'avoir que le commencement d'une idée. Il existerait donc une topographie qu'il nous faut maintenant explorer.

Le phénomène de la pensée est lui aussi exemplaire en ce que notre compréhension est progressive. La lumière ne jaillit pas toujours avec rapidité. Il nous arrive d'errer, de tourner autour du sujet. Longtemps nous oublions de creuser, d'approfondir et ce que nous pensons reste superficiel. L'idée se dévoile comme le jour se lève. Graduellement, l'esprit voit que le sens s'éclaire au moment de la traduction ou de l'interprétation. « Le ciel s'allume », il met le feu de l'intelligence au service de la vérité.

Ainsi naît le désir du Saint des Saints devant lequel le Maître Secret scrute en vain, comme les Hébreux la Terre Promise, une plus ample vérité : « difficultés de celui qui cherche le chemin vers soi, vers le « centre » de son être etc... ». Le chemin est ardu, semé de périls, parce qu'il est, en fait, un rite de passage du profane au sacré, de l'éphémère et de l'illusoire à la réalité et à l'éternité, de la mort à la vie, de l'homme à la divinité. L'accès au centre équivaut à une consécration, à une initiation; à une existence, hier profane et illusoire, succède maintenant une nouvelle existence, réelle, durable et efficace. 6

Ce développement nous paraît juste. En effet, le Rituel est tout entier l'expression d'une psychomachie. Combat de soi contre soi pour lutter contre toutes les paresses : paresse spirituelle, paresse intellectuelle, paresse psychique, paresse physique...

Il faut donc aller du symbole à l'idée, mais arrivé à l'idée il faut atteindre son centre car le centre est primordial.

La pensée est un soliloque muet de l'âme, l'âme est par elle‑même un principe d'union, or, le centre de l'idée apporte la paix profonde, la paix de l'être car elle a rassemblé le proche et le lointain, elle est le siège de l'idéal.

De façon succincte, j'ai essayé de répondre à la question que vous m'avez posée. L'idéal tient en son centre l'essentiel. Du centre part son énergie qui se diffuse à la périphérie et qui rayonne au delà de la périphérie.

Le soleil moral est le centre de l'idée comme le soleil est dans le cosmos le premier acteur de la vie.

C'est, du moins, l'image que je souhaiterais associer au sujet qui a nourri ma méditation.

J’ai dit.

1 Cf Mircea Eliade: Images et symboles Tel Gallimard 1980 (chap I « Symbolisme du centre » P 33 à 65 et Le mythe de l'éternel retour « archétypes et répétitions » Gallimard 1969 le symbolisme du « centre » P 23.
 2 « Tout microcosme... a ce qu'on pourrait appeler un « Centre » c'est‑à‑dire un lieu sacré par excellence. C'est là dans le Centre que le sacré se manifeste d'une manière totale... »Images et symboles Mircea Eliade Tel Gallimard P 49.
3 cf Jean Beauchard : le symbolisme de la voûte P 9 à 30 Ordo ab Chao N° 39 1er semestre 1999
4 Platon Ménon GF Flammarion N° 491 1993
5 Platon op cit P 152.
6 Mircea Eliade Le mythe de l'éternel retour idées/Gallimard N° 19 1969 P 30.

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