GLDF Loge : NC 07/02/2003


Etre

Telle est la question

La motivation métaphysique trouve-t-elle son origine dans la recherche d’une solution à l’angoisse de morcellement et au danger social ? Le philosophe est-il celui qui, fatigué de vivre dans l’avoir et dans l’égotisme, dans l’angoisse et dans la peur, aspire à la sagesse individuelle et collective pour baisser la garde ? Cela cadrerait avec le pacifisme, l’esprit de synthèse, le détachement de la matière corruptible majoritaire chez les philosophes, qu’ils soient croyants en un Etre suprême ou athées (considérant que l’être doit être exclusivement cherché en chacun). Cela cadrerait aussi avec l’enrichissement réciproque habituel entre théories philosophiques et psychologiques : déjà dans la Grèce antique, l’expression « médecin de l’âme », autodéfinition de certains philosophes,  devait se dire « psychothérapeute ». De son côté, Nietzsche a refusé l’aide de la sagesse, et il est mort fou, dépendant de sa mère.

Depuis plus de vingt siècles, apparemment contre la peur de la mort et peut-être plus encore contre l’angoisse de la dispersion du Moi, des hommes ont tenté de baliser le chemin de l’accès au sentiment d’être. Participant de l’ordre et selon une topologie basique, trois voies semblent avoir été explorées, qui seront développées plus loin : cohésion interne, coopération externe, cohérence entre le dedans et le dehors.
La cohésion interne consiste en une harmonie à deux facettes : harmonie analogique (le beau) et harmonie conceptuelle (le vrai).
La coopération externe consiste en l’adoption d’un principe général de coopération avec l’environnement par l’élaboration d’une morale : « acceptation » de ce qui est mais construction de ce qui sera, entraide avec les congénères, etc. On tâchera d’ailleurs généralement de donner une cohérence interne à cette morale.
La cohérence entre le dedans et le dehors consiste en la recherche de l’adéquation entre ce qui est jugé bien, vrai, beau et ce qui advient réellement : c’est l’exigence de justice, la quête de vérité, la recherche de beauté.

Les fausses routes

La nosologie psychopathologique recèle de nombreuses occasions de basculer dans l’incohérence en ces trois domaines : de la dissociation psychique du schizophrène à la compulsive séduction hystérique, on ne citera ici que les diverses perversions, la toute-puissance psychopathique, autant de chausse–trappes menant à  sacrifier la loi à la dissociation ou à la satisfaction apaisante du désir.
Au contraire, le délire systématique de persécution du paranoïaque ou la soumission obsessionnelle au surmoi donnent une occasion de chercher la cohérence, mais d’une manière surdéterminée, non libre, tronquée ; dans ce cas, c’est en voulant avoir des certitudes que l’on est « eu », possédé par la quête de possession. Il n’est pas exclu que le recours à une transcendance exogène (un dieu extérieur au monde) soit le vecteur de la fuite quand il n’est pas celui de l’assouvissement de la convoitise.

La fuite de l’angoisse peut alors résulter en deux formes de soumission : soumission conceptuelle à une raison matérialiste – maternelle, pragmatisme à tendance dogmatisante car ne cherchant de cohérence vis-à-vis de la réalité seulement matérielle. Ou bien soumission symbolique à un Etre paternel transcendant. La démarche la plus tentante est la combinaison des deux, d’où peut-être les efforts des pères de l’église pour concilier foi et raison. L’efficacité du résultat est ici fragilisée par l’immatérialisme de l’Etre suprême ; le panthéisme immanentiste est une manière élégante de réduire la fracture, mais présente l’inconvénient psychologique d’annuler l’utile hauteur symbolique de l’Etre, sauf à considérer qu’il y a un tropisme vers le haut dans la nature, tropisme qui trouverait son expression la plus prosaïque dans l’ascension des végétaux vers la lumière, voire dans le culte vacancier du soleil, tropisme vertical vécu horizontalement…

Les bons chemins

Par conséquent il s’agit d’être ; mais comment ? Leibniz considérait que pour être un être, il faut être un être : l’individualité est la notion clef (indivis : non morcelé – référence possible à l’angoisse fondamentale de morcellement connue des psychanalystes). « Réunir ce qui est épars » : la démarche initiatique peut être vue comme une voie d’unification intérieure. C’est un des intérêts du silence ; selon Jean-Claude Guillebaud, il est une aventure spirituelle, personnelle : à la fois la condition et la métaphore de cette intériorité minimale qui définit l’humain de l’homme.

Seule l’expérience de la traversée de l’angoisse, du deuil, de l’absence, seule la rencontre et l’acceptation - autrement dit : la reconnaissance de ce qui advient de plus absurde à commencer par sa propre mort permet d’échapper à la tentation d’être l’autre d’abord, à l’emprise de l’avoir ensuite pour accéder à l’unité confiante, au détachement, à la liberté intérieure : à être soi-même.

Dans une optique unificatrice tentant d’être plus globale et plus sereine, la piste de travail que je me propose consiste en une prise en compte du rationnel et de l’intuitif : du logique et du psychologique, du concept et du symbole, de l’être et de l’avoir ; une approche logique des phénomènes affectifs et métaphysiques alliée à une approche psychologique de la démarche rationnelle. C’est pourquoi les arts (la musique et la poésie plus particulièrement), et d’autres démarches analogiques comme la psychanalyse m’intéressent autant que les sciences rationnelles (psychologie expérimentale, philosophie, physique, astronomie, biologie, etc.).

Pour François Cheng : un = unique et universel : importance de l’échange, du dialogue (cf. planches : utilité du travail et de la conférence individuels, comme du débat collectif qui suit). Dans le tout (vision systémique), les relations entre les êtres sont aussi importantes que les êtres eux-mêmes. L’autoanalyse ramenant toujours à soi seulement est une impasse. L’accomplissement de toute personne n’est pas en soi mais en avant de soi, quand il consent à tendre vers une autre présence capable de le révéler. On ne peut devenir présence qu’en interaction avec une ou plusieurs autres présences. La logique occidentale duelle, fondée sur l’identité du Même et l’exclusion du Tiers isole l’h du reste de l’univers créé, en posture d’éternel conquérant, tout-puissant et déraciné, dans l’avoir et non dans l’être.

Est donc nécessaire une synthèse intérieure et extérieure pour s’abstraire des tumultes intérieur et extérieur. Comme le formule le poète Miguel Torga : « l’universel, c’est le local moins les murs ». Mais cette synthèse ne peut être que volontaire. Pour Simone Weil : « c’est un devoir pour chaque homme de se déraciner (pour accéder à l’universel), mais c’est toujours un crime de déraciner l’autre ». Selon Jean-Claude Guillebaud, on pourrait se croire en présence de deux impératifs contraires : l’obscur besoin d’une identité et la nécessité de s’en affranchir. Pourtant, c’est la singularité elle-même qui nous ouvre à l’universel. En effet (François Cheng), certains faits sont communs à tous ; d’un autre côté, chaque être humain est unique ; mais il n’y a point d’unicité isolée : on n’est unique que dans la mesure où d’autres sont uniques, sinon on serait seulement une bizarrerie de musée. Ce qui est universel, c’est que nous sommes tous uniques. Pour se constituer et se révéler, l’unicité doit être en échange plénier avec d’autres unicités. La vraie valeur d’un particulier (unique) se mesure à sa capacité à s’ouvrir au général (à l’universel). Comme l’arbre qui vit d’une terre originelle (particulière) et d’un ciel universel. Sont valeurs les principes qui permettent aux hommes en société de s’ouvrir vers la plus grande potentialité de vie. La dignité humaine (de principe) vient de la capacité à être (à atteindre une dignité effectivement ressentie). Trouver l’Un, l’Etre peut être compris comme : « réussir à être de manière unifiée », autrement dit comme une démarche néguentropique, c’est-à-dire opposée à l’entropie de la dispersion entre de multiples avoirs temporels.

Les trois harmonies

Dans ce cadre, en vue de la cohésion interne l’harmonie conceptuelle évoquée tout à l’heure suppose l’adoption logique de propositions à la véracité considérée comme certaine, c’est-à-dire basées sur le principe d’identité ; cette harmonie supposait également la non-contradiction entre les propositions ayant même valeur de vérité. L’attrait pour la vérité ne vient pas seulement de l’aide qu’elle nous apporte dans notre recherche de maîtrise rassurante ou valorisante de l’environnement, mais aussi de ce qu’elle concerne la suspension de l’incertitude sur la cohésion de l’esprit et du monde. Avoir dépassé cette angoisse, c’est reconnaître son ignorance ou son erreur sans se sentir humilié, insécurisé ou angoissé.

Du côté de l’harmonie analogique, on ne peut devenir présence qu’en interaction avec une ou plusieurs autres présences. Ce qui se passe entre les entités vivantes est par conséquent aussi important que les entités mêmes. Si l’accession à un profond sentiment d’être passe par une synthèse à la fois intérieure et extérieure (psychique et sociale), la rencontre permet à l’humain de prendre conscience de ce qu’il a d’universel comme de ce qu’il a d’unique. Permettant par conséquent la réunion harmonieuse des énergies individuelles et collectives, les rencontres réussies sont le plus sûr moyen de ne pas rester limité au domaine matériel de la possession, au pré carré d’où viennent notre subsistance basique, nos vanités et nos sécurités les plus illusoires.

Par exemple, la musique et la poésie sont de puissants vecteurs de rencontres. Elles donnent la possibilité d’un ordonnancement multiforme des sons, langages universels donnant place à l’unicité de chacun de s’exprimer en relation avec autrui. Nietzsche, le tourmenté, (1872) pensait que la tragédie antique a pour origine le lien entre les pôles humains dionysiaque (fusion, jouissance, souffrance) et apollinien (forme, ordre, distance, calme), la musique relevant du premier, la poésie du second. Comme la poésie, la musique peut donc être vue comme une voie pour accéder à l’être par l’unité. Tournées vers l’être plus que vers l’avoir, ce sont aussi parmi les plus désintéressées des activités humaines : à la fois tellement matériellement inutiles et tellement essentielles... Ce qui fait que la plus prosaïque de nos distractions peut receler une véritable richesse métaphysique. La synthèse de ces trois arts fait humblement partie de notre quotidien : c’est la « chaaaansoooon d’amoo-oo-our, talap’ talap’ talap’ »... Une fois calmé le tumulte des cœurs, une fois adoucies les mœurs, un stade ultime pourrait être un silence serein, évoquant par exemple la joie spinozienne.

Pour ce qui est de la coopération externe, je crois que seul le sage – je ne dis pas le savant, mais celui qui est - est en mesure de contribuer à l’élaboration d’une morale lucide, débarrassée des passions fusionnelles et ambivalentes, comme d’assurer avec justesse l’avènement d’un halo de justice, plus ou moins étendu autour de sa personne. Je crois que si les hommes ont en commun une chose, c’est cette capacité de parvenir à être, ce qui constitue leur dignité principielle, universelle tout en étant souvent peu réalisée dans les faits.
Je crois donc qu’il y a des valeurs morales universelles potentielles et une capacité humaine à la justice, mais non encore réalisées (c’est le moins que l’on puisse dire). Je crois enfin (sans vouloir prêcher pour ma paroisse de psychologue) que l’amélioration de la situation psychologique individuelle de tout un chacun est un préalable indispensable à un quelconque travail philosophique qui ne soit pas ratiocination, et donc un préalable indispensable au moindre espoir moral de justice avérée.

La cohérence entre le dedans et le dehors est l’affaire de l’action. Face à l’absurde insupportable car injuste (incohérence entre la réalité et les principes moraux facteurs de cohésion interne), incohérent, dissociateur, la sagesse d’un homme, c’est de reconnaître lucidement le monde tel qu’il est, sans se sentir fusionnellement atteint ; l’honneur d’un homme resté debout, c’est de ne pas se résigner à le laisser tel qu’il est. Un refus : la fatalité (la mort spirituelle collective : l’échec humain, définitif, à s’élever) ; l’abdication du désir et de la loi devant la mort : l’entropie, le confort, le matérialisme exclusif, l’abjection de la banalisation de tout, le nihilisme, le relativisme cynique.

Quels repères pour se guider ?

Chacun aspire au sentiment d’être, donc à l’individualité : le moyen en est l’aspiration à la transcendance, qu’elle soit vécue comme d’origine immanente (la toujours fragile synthèse psychologique et spirituelle), transcendante (le raccourci mystique), ou bien mixte. On fera alors le choix de l’unification par la transcendance en ne limitant pas sa propre existence à ce qui est immanent, concret, banal. Commencer par se sentir être malgré l’immobilité et le silence : accéder au sentiment d’être sans nécessiter d’avoir, de prendre de la place du point de vue concret, mais simplement en percevant avec acuité la limite entre sacré et profane, entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas (ce qui est sacré pour l’autre l’étant aussi pour moi, puisque l’autre est lui-même sacré). Puis se sentir être : garder un cœur immobile dans l’étude et dans l’action. Ensuite, être pour autrui : accéder à la lumière : sortir de la caverne où l’on tourne en rond sur soi-même.

En-dehors de l’intérêt psychologique de l’unification, de l’évitement de l’angoisse voire de la pathologie, un principe vraiment perçu comme supérieur (et non comme la ratiocination dogmatique de pratiques dictatoriales) a l’avantage de favoriser l’abandon de la tentation toute-puissante. Autrement dit : si le G\A\D\L\U\ n’existait pas, il faudrait l’inventer… Je perçois cette aliénation comme positive s’il s’agit d’abdiquer sa toute-puissance, que ce soit en faveur de Dieu ou de l’Etat, afin de  réduire le danger social par un contrat social unificateur. Je la perçois encore comme positive s’il s’agit d’aider à unifier l’esprit individuel, contre l’angoisse et en faveur du sentiment d’être, de  réduire la dispersion mentale par un contrat intérieur. Mais je la crois négative s’il s’agit de nier son être propre en faveur exclusive d’un Etre suprême idéel ou d’un système économique consumériste (que ce soit comme producteur exténué ou comme consommateur gavé).

L’acceptation de notre mortalité nous fait spirituellement retrouver la dignité naturelle de l’animal, du végétal voire du minéral. Je crois que chacun doit faire le deuil de son espoir d’immortalité physiologique : nous devrons choisir de mourir même si le progrès médical permet un jour l’infini prolongement du même. Car nous ne devons pas renoncer à l’éternité et d’extension conférée à l’instant par le sentiment d’être. Abandonner l’esprit pour le corps, au final, c’est choisir de vivre de manière plus abjecte qu’une bête. Car la bête a la dignité naturelle de celui qui ignore sa fin prochaine. L’homme ne peut ignorer sa mortalité : s’il ne compense pas cette lucidité par une démarche spirituelle, la suite inéluctable est l’accumulation égotiste de petits avantages sur l’autre, de petits plaisirs d’autant plus futiles que l’on sait bien qu’ils sont éphémères et de petits remparts débiles, châteaux de sable à renouveler éternellement contre l’angoisse d’une mort qui finira bien par les recouvrir de toute manière.

L’idéal serait peut-être de réussir à ne souffrir d’aucune révolte contre d’éventuels déboires personnels dans le cours de notre vie professionnelle ou sentimentale (ce qui ne signifierait pas l’inaction), mais de n’accepter jamais la véritable injustice : le déni de la dignité humaine. Faire un deuil personnel ou accepter la mort avérée d’un autre ne veut pas dire se résigner au triomphe d’une fatalité universelle, bien au contraire.

Il n’est pas en mon pouvoir de dire avec certitude si un Etre extérieur personnifie la perfection du sentiment d’être. Ni théiste, ni déiste, ni athée, je ne suis même pas agnostique, car je ne crois pas avoir compétence pour exclure que nous sachions, un jour plus ou moins lointain, la vérité à ce sujet. La physique et l’astronomie font quelques progrès… En somme, je ne suis qu’un ignorant. Pour le coup, je ne sais ni lire ni écrire. En attendant mieux, je suppose que notre comportement de celui qui « est » vis-à-vis de l’autre devrait être empreinte de l’amour fraternel actif prôné par les grandes religions humaines et du respect le plus étendu pour toutes les opinions qui sont elles-mêmes exprimées dans le respect de l’autre. Cela pourrait d’ailleurs fort bien convenir dansl’hypothèse où un Etre suprême existerait, ainsi que dans le cas où il n’y en aurait pas. Il me semble que, croyant ou non, mon comportement serait le même, car nommer ce qui est « Dieu » ne changerait rien à ce que l’on doit faire : je me sens donc autorisé à assumer une consciente ignorance.

En attendant, notre rationalité est limitée par nos passions (Hume) et notre histoire personnelle : certains seront tentés de s’en remettre à un Dieu créateur, rassurant et indispensable par sa certitude. Ils seront d’autant plus furieusement attachés à une conviction dogmatique qu’angoissés par la vie. D’autres seront tentés de refuser toute place à Dieu, à considérer que le monde doit avoir le courage de se débrouiller sans lui. Ils seront d’autant plus furieusement attachés à leur conviction que révoltés par ce qu’ils ont vu ou vécu. Certains encore (j’en fais partie) tenteront à la fois de ne suivre ni leur angoisse ni leur ressentiment. Ils reconnaîtront ne pouvoir que croire en Dieu sans pouvoir le connaître, à moins qu’ils ne fassent l’hypothèse de l’unicité de l’univers, un univers dans lequel Dieu ne pourrait donc être qu’indistinct de la nature. Dans les deux cas, le résultat est le même : dans l’incertitude et surtout dans le détachement émotionnel, ils respecteront profondément les opinions d’autrui, et tiendront à ce qu’autrui puisse continuer à les exprimer. Selon l’avis des uns et des autres, le GADLU est le Dieu des croyants ou l’Etre : le Dieu des philosophes. Je suis maçon, et ma façon de me sentir au centre de l’union est de considérer que les deux sont compatibles, et doivent donner lieu aux mêmes choix uniques d’action. Un beau, un vrai, un bien : plusieurs voies, mais un seul objectif : l’être, l’un multiple.

J’ai dit, vénérable maître.
J\ L\


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