Obédience : NC Loge : NC 04/04/1997


Être

J'aime partir de Descartes et ainsi rapporter être et l'être au doute, à la pensée et à l'action de penser. Etant mathématicien par formation, je suis platonicien en ce qui concerne les concepts et les idées mathématiques. Ce sont là mes points de départ philosophiques.
J'examine le Monde, je m'examine. Le Monde est. Suis-je ? Je me réponds : être c'est d'abord être humain, c'est être dans le Monde. Par définition l'être est quelque chose ou quelqu'un qui est, qui a une existence. Je ne dénie pas la qualité d'être à tout être vivant. Car on peut être avec une conscience, mais on est aussi dans l'inconscient - cependant sans savoir que l'on est, dans ce cas. Les animaux sont, même sans conscience ; souvent les hommes communiquent bien avec les animaux, et nous avons la forte impression de l'être de l'animal. Que dire des objets et des structures sans vie ? Eh bien, évidemment ils sont, ils sont en tant que matière/énergie/temps/espace.
Tout ce qui est nous devons le penser pour qu'il soit pour nous.

Les idées et les structures que nous imaginons sont aussi, et vous reconnaîtrez là les influences mathématiques qui donnent ce goût platonicien à mon discours. Les structures, éventuellement probabilistes ou chaotiques ou vagues, ont une existence aussi objective que la matière et l'énergie, vous disent tous les mathématiciens. Ces structures ont cependant besoin d'observateurs, et d'abord de créateurs - ou serait-ce des découvreurs ? - et nous en sommes.
Pourquoi l'Univers est-il tel qu'il est ? Comment se fait-il qu'il soit, tout simplement ? Les physiciens-philosophes (on ne faisait pas la distinction jusqu'il y a quelques siècles) proposent le principe anthropique fort et le principe anthropique faible, qui lient l'existence de l'Univers à l'existence d'observateurs de l'Univers tels que nous sommes. Mais à vrai dire on n'en sait pas grand-chose, bien qu'on en sache de plus en plus.

Les idées, les structures, l'ordre, évoquent la notion de syntaxe. Mais la syntaxe n'est que le véhicule de la sémantique : un système syntactique est projeté dans ses interprétations sémantiques. Nous, les hommes, nous créons la syntaxe et lui donnons du sens, de la signification.
Même le mot « chaos », défini comme l'absence de tout ordre, de toute structure, est en train de perdre de ses attributs identitaires sous les attaques des mathématiques contemporaines (voir les fractals). Faudra-t-il le remplacer par un autre mot ?

« Ordo Ab Chao » est la devise de notre O\, et j'en suis fier. Ordo, qui signifie « rang, classe, ordre » en latin, est le mot ancien pour notre concept moderne de structure. Essayons donc de structurer le monde, de nous structurer nous-même, c'est ce qu'il y a de plus noble dans l'homme, qui s'oppose ainsi à la loi universelle de l'entropie, selon laquelle la quantité globale d'ordre de tout système physique diminue dans le temps. Ainsi nous, les hommes, nous créons localement dans le temps et dans l'espace, autour de nous, de l'ordre, des structures, du sens. Nous faisons là un travail de création.
Créer. Créer des structures. Créer du sens. Créer de l'harmonie. Ce sont l'essence de l'homme, son mérite et son devoir. Et encore plus ceux du F\-M\, qui pour moi est simplement un homme dans un meilleur état d'éveil.

Les humains ne sont probablement pas les seuls qui sont en tant que conscience. Nous, les humains, sommes et savons que nous sommes, puisque nous doutons, puisque nous questionnons. Que sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? Pourquoi sommes-nous ? Des questions éternelles, que se posent toutes les civilisations et sociétés, moteur de notre quête de l'absolu et de notre quête de sens. Car nous sommes assoiffés de cet absolu qui nous transcende, et nous essayons de le comprendre, de nous comprendre.

Nous sommes seuls devant l'Univers, ou, ceux qui sont croyants, seuls devant Dieu - ou les Dieux. Cette angoisse, cette solitude intrinsèque et que nous combattons sans réussir vraiment à la vaincre, cet Angst existentiel, nous meut, nous renforce, nous inspire. Chacun d'entre nous a en soi l'étincelle qui lui permet de s'illuminer intérieurement, et d'illuminer les autres et la petite parcelle d'Univers dans laquelle il existe, il est. Que faisons-nous de cette étincelle ? Cette étincelle, si on l'entretient avec soin, peut allumer la flamme de la connaissance. Et le feu de l'action. Et la lumière de l'esprit. L'âme ?

Une seule étincelle peut en allumer d'autres. Un groupe humain devient plus fort et plus sensé s'il accepte et s'il stimule ces sources de lumière. La force du groupe... La force de la société... Oui, elles sont importantes. Mais qu'elles ne servent pas d'excuse à notre faiblesse. Qu'elles n'occultent pas la force de l'individu, sa responsabilité individuelle, ses choix moraux. L'individu libre et de bonnes moeurs, droit comme un fil de plomb.

Etre : le monde en soi-même, soi-même dans le monde. C'est un devenir dialectique et permanent celui de soi-même, commencé depuis l'enfance, et qu'il faut continuer jusqu'à la fin de sa vie : évoluer à l'intérieur de soi-même, évoluer en société, dans le monde, créer, être utile, intégrer le monde en soi-même. Réfléchir et agir ; puis réfléchir de nouveau. Le Moi se nourrit du Monde, le Monde est transformé par l'individu. Il faut travailler sans pitié pour soi-même, ce n'est qu'avec des efforts soutenus qu'on réussit à s'améliorer, à glaner des éléments de compréhension, à créer. Et n'est-ce pas comprendre la grande question ouverte qui nous domine depuis nos premiers pas dans la vie ? La recherche du sens. Mais le sens n'est pas extérieur à nous, c'est nous-même qui créons du sens, en étant sensibles, en utilisant des mots, en imaginant des modèles et des structures.

Traditionnellement on classifie en gros ces modèles et structures en partant des méthodes utilisées : par exemple on parle des religions, des arts, des sciences. Personnellement, de par mon éducation scientifique, je suis plus sensible aux approches scientifiques, basées sur l'expérience vérifiable, l'intuition, la raison, la communication, la logique. Je ne rejette pas le terme « rationaliste », mais je voudrais souligner la part capitale qu'ont dans la pensée rationaliste l'intuition (et donc l'inconscient), l'esthétisme, l'art, la sensibilité, l'inventivité, la créativité, l'intelligence. Une construction mathématique peut être évaluée en termes esthétiques, tout comme une composition musicale. Les hommes ne sont pas de simples machines. Nos cerveaux ne sont pas que des machines de Turing (des ordinateurs). Les processus intellectuels ne sont pas tous calculables. (En disant ceci, je m'oppose à la thèse de l'Intelligence Artificielle Forte.) L'humanité n'a pas développé encore les outils scientifiques qui lui permettent de comprendre le fonctionnement du cerveau humain, le « mécanisme »de la pensée.

Quand j'étais jeune et que j'habitais encore à Bucarest, une très bonne amie qui avait émigré en Espagne m'a apporté de Barcelone un poster avec Albert Einstein tirant sa langue, et avec deux citations du grand savant, du grand génie. Je vous les livre en catalan, telles que je les lis tous les jours sur ce poster :
« La imaginacio es mes important que el coneixement. »
« L'imagination est plus importante que la connaissance. »
« No fagis res contra la teva consciencia, encara que t'ho demani l'estat
« Ne fais pas de choses contre ta conscience, même si la situation te le demande. »

Einstein nous recommande d'être libres, intelligents, créatifs, forts. De maintenir la paix avec notre conscience, et c'est d'abord cela que veut dire « être de bonnes moeurs ». Je reconnais là des valeurs humaines essentielles. Valeurs que je retrouve dans la F\-M\ que j'aime.
Douglas Hofstadter, grand artiste et savant cogniticien éclectique, définit l'intelligence par :
« Jump out of the system, of any system. »
« Saute en dehors du système, de tout système. »
Cela veut dire : examinons avec un esprit critique le système syntactique dans lequel nous sommes, trouvons ses faiblesses ou ses incohérences ou ses contre-sens en glissant sur un autre plan sémantique, et dépassons le système syntactique pour en créer un autre, qui nous satisfait car cohérent et significatif dans le nouveau modèle sémantique.
On retrouve là le mécanisme de l'humour, intimement lié à l'intelligence humaine : en fin de compte le ressort de l'humour est l'absurde.

Exerçons notre libre arbitre. Le fatalisme et le déterminisme sont des modèles cosmologiques dépassés. Un de mes professeurs de la Faculté de Mathématiques de Bucarest, Jurchescu (qui enseignait l'analyse complexe), nous a posé à son premier cours la question : « Quelle est la qualité primordiale nécessaire pour faire des mathématiques, pour être donc mathématicien ? » Les réponses ont fusé des bancs des étudiants : les connaissances mathématiques, la capacité de travail, l'intelligence, l'inventivité, la créativité, le génie... Notre professeur nous a donné sa propre réponse : la qualité primordiale nécessaire pour faire des mathématiques est le courage. Car lorsqu'on aborde un problème mathématique, on commence - tous ! - par ne pas savoir le résoudre. Il faut se remettre en question, mobiliser avec force et courage toutes ses ressources pour vaincre le problème et le résoudre.

Restons des hommes libres et de bonnes moeurs, soyons intelligents, imaginatifs et forts, ayons du courage. Et surtout respectons notre conscience, soyons vrais. Aimons le monde, aimons les hommes. L'amour, l'affectivité, la sensibilité - comment vivre sans elles, comment donner du sens sans elles, comment être sans elles ?

Quel symbole est-ce que je propose pour être ? D'abord, je crois que le concept d'être est un symbole en soi. Mais je lui associerais volontiers un nombre, un nombre ordinal : le Grand Oméga de Cantor. C'est le plus grand nombre ordinal, en particulier il est transfini. Ce nombre renferme en soi la contradiction de l'ensemble de tous les ensembles, c'est le même principe que l'on retrouve dans le théorème d'incomplétude de Gödel, qui nous révèle que les systèmes logiques intéressants (c'est-à-dire ceux qui contiennent l'arithmétique, tout simplement) sont forcément incomplets.
Le travail est incomplet et demeurera toujours incomplet. La pierre ne sera jamais complètement polie. Je m'en réjouis, car l'important c'est le travail, l'évolution, l'imagination, la création, l'action, et non pas leur fin.

Je suis heureux d'avoir rejoint la F\-M\, de vous avoir rejoints vous tous, mes SS\ et mes FF\. L'étincelle qui est en moi, comme dans tout un chacun, s'est faite plus forte à vos côtés. Ma trajectoire a été cahoteuse, il m'a fallu du temps pour me sentir prêt pour l'épreuve de ce soir. J'ai eu des questions concernant ma place en F\-M\ et mon devenir en tant que F\-M\, j'ai eu des doutes concernant la F\-M\ elle-même, aussi bien que me concernant. Rassurez-vous, j'en éprouve encore, des doutes, et j'en ai toujours, des questions. Ce sont des moteurs pour me faire avancer, et je reviens à Descartes :

« Dubito, ergo cogito. Cogito, ergo sum. »
« Je doute, donc je pense. Je pense, donc je suis. »

Je terminerai avec la devise de la L\ du Droit Humain à Londres de laquelle fait partie ma marraine M\, notre S\ Elizabeth :

« The Light is within you. Let the Light shine. »
« La Lumière est en toi. Laisse la Lumière briller. »

E\ M\


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