Obédience : NC Site : http://bernard.doulet.free.fr Date : NC


Du paraître à l’être

et réciproquement,
sur un air de mélancolie

Depuis quelques jours, le soleil avait disparu de la voûte céleste tapissée de gigantesques cumulus. La nuit succédait au jour dans une continuité troublante ; Les angles de l’univers s’étaient estompés. L’uniformité des choses répondait étrangement à l’ennui qui s’était installé dans mon esprit.

Je me dirigeais vers ma loge franc-maçonne, comme tous les 2ème et 4ème mardi du mois. Je composais machinalement le code d’ouverture de cette vieille bâtisse en pierre, comme bien d’autres l’avaient fait avant moi. Echanges de bonsoir mon frère, ma sœur ; J’avais l’étrange impression que les mots qui sortaient de ma bouche n’étaient pas vraiment les miens. Ils n’appartenaient qu’à eux-mêmes ; ces frères, ces sœurs, tous ces visages connus avec ce sentiment de répétition, de déjà vu, déjà vécu, l’entrée dans le temple aux couleurs défraîchies et son rituel immuable, sorte de temps arrêté sur image, suspendu, un éternel retour. J’étais engoncé dans mon corps sans possibilité d’imaginer être ailleurs. Eternité sombre des cumulus de la voûte étoilée sans étoiles ; Soleil opaque de la mélancolie ;

Le porche, endroit fort peu accueillant, une porte que chaque frère était invité à franchir, le temple, pièce vétuste aux décorations peu habituelles, au plafond peint en bleu avec sur ces bords une épaisse corde serpentant le haut des murs avec des nœuds en huit. Tout au fond de cette singulière pièce, une sorte d’autel flanqué de dessins en forme de lune et de soleil.

Que fais-je ici ? dans ce décor d’un autre âge ? à écouter des formules désuètes, x fois répétées et qui induisent des mouvements d’automate de chacun de nous ;
Etrange mise en scène aux apparences naturelles. Quoi de plus naturel que d’être habillé, même en noir et blanc. Etrange comédie d’hommes d’âge mûr qui se disent apprentis, compagnons, maîtres pour la construction d’un temple dédié au grand architecte de l’univers, lequel est semblable à l’Arlésienne : on en parle sans cesse, on ne le voit jamais ; Evocations également étranges : temple, grand architecte de l’univers. Il n’y a pourtant rien d’autre que cette chape sur ma tête, cimentée de cumulus.

Je ne vois autour de moi que des sortes de robots humanoïdes qui répètent pour la Nème fois les mêmes gestes, les mêmes formules, engoncés dans leur uniforme noir et blanc.
Un monde en noir et blanc, ce n’est pas tout à fait l’uniformité des cumulus d’un ciel où le soleil de ne plus apparaître est tombé dans un oubli mortel.
Dans ce temple, il n’y a pas que ces personnes qui fonctionnent comme des robots activés par ordinateur, il y a aussi des objets : 3 colonnes qui ne supportent rien, des bougies allumées qui ne suffisent pas à éclairer, des dessins posés à même le sol, des pierres et tant d’autres choses futiles.

Et moi là dedans, un de ces automates parmi d’autres. Je suis moi et je ne suis plus moi. Je suis ce corps qui jour après jour se délite vers une mort certaine : fin d’une organisation, d’un organisme fait d’organes et de cellules ayant pour fonction de maintenir la cohérence d’un ensemble pour un devenir certain, ce devenir étant en fin de compte le délitement de l’ensemble, sa décomposition, sa déconstruction, destinée également promise au temple, sa vétusté ne laissant place à aucun doute.

Depuis que je rejoins rituellement cette loge, qui porte du reste bien mal son nom car personne n’y loge, je me suis aperçu que certains automates n’y venaient plus, j’ai même entendu dire que certains étaient passés à l’Orient éternel. Je ne sais pas ce que cela veut dire, çà doit être la mort, le délitement du corps dont je parlais tout à l’heure.  Cela me contrarie, me bouleverse, le mot n’est pas trop fort. L’Ordre a été amputé, il n’est plus la même chose, cela fait désordre. Ce monde ordonné, rituel pouvait donc changer. J’aurai pu croire qu’il était éternel de par sa capacité de reproduire du semblable. Ce semblable se mettrait-il à faire semblant ? C’en était trop. Pourquoi Nicolas n’était plus là et sans doute d’autres avant lui. Ils étaient remplacés par de nouveaux automates. Cela pouvait faire illusion, illusion que l’Ordre était conservé, l’éternité sauvegardée.

Je comprenais toutefois que les corps matériels dont chacun de nous est un modèle reproductible sont des choses de passage. Certains s’accouplent, se reproduisent et ensuite ils se délitent avant de se décomposer. C’est la Vie, dit-on et c’est effectivement la Vie. Mais comment accepter une telle absurdité, cette vie fugitive au cours de laquelle chacun joue un rôle en interaction avec ses congénères, qui ne génèrent du reste rien de très nouveau avant de disparaître à tout jamais ?

 Nous autres, êtres humains, nous sommes tout de même futés. Nous ne nous sommes pas contentés d’avoir conscience de nôtre fugitivité d’être, de notre insignifiance dans l’Univers en tant qu’êtres de chair. Nous avons inventé un système de transcendance, un langage, non seulement pour communiquer entre nous, mais pour nous représenter nous-mêmes comme êtres transcendant notre condition d’êtres incarnés. Nous avons inventé les symboles pour présentifier en somme, non seulement ce qui est absent mais aussi tout ce qui n’existe pas. Ces symboles nous permettent par exemple d’instituer une lecture du monde et de nous-mêmes ; Une lecture qui fera que Nicolas, passé à l’Orient Eternel, restera éternellement vivant, que le soleil, même caché par les cumulus, sera à chaque instant  présent et même par sa présence éternelle signifiera la présence immuable de la Lumière. Et nous voilà pour toujours (?) les garants d’une immortalité qui ne connaît plus le déroulement du temps.
Magie du Verbe.

Au début était le verbe et le verbe s’est fait chair, étrange formule qui à tout instant peut être renversée en son contraire.
Si j’étais mélancolique, et je le suis sans doute  parfois, les symboles qui nous aident tant à soutenir nos existences, ne  parleraient plus pour moi et mon désespoir serait à la démesure de mon espoir en un ailleurs, une autre scène.

Il y a tout de même quelque chose qui émerge au-dessus de toutes les choses du monde : ce sont ces milliers d’étoiles qui jaillissent, tels des feux d’artifice, dans ton regard, mon frère, quand tu vis passionnément ta vie.
 
A vous,      Bernard DOULET

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