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La Parole Perdue

La parole est perdue depuis le meurtre d’Hiram, vécu par le Maître Maçon. Celui-ci incarne Hiram ressuscité, mais il lui manque la « Parole » et il ne se fait reconnaître qu’au moyen d’un « mot substitué ».

Le Maître est donc l’architecte ressuscité, plus précisément réincarné, qui voyage pour chercher ce qui lui manque. Il sait qu’il est incomplet (en tout cas il devrait), qu’il est en devenir et qu’il n’est pas encore réalisé dans sa plénitude. Il possède le savoir-faire de l’architecte et peut poursuivre l’œuvre. Selon Daniel Béresniak  « il demeure prisonnier de l’imitation d’un exemple à suivre, il se conforme de son mieux à un idéal du Moi préexistant, il poursuit l’exécution d’un édifice selon les plans tracés par un autre. Il lui faut maintenant posséder la puissance du créateur afin de créer, de concevoir, d’inventer, de produire du sens à son tour lorsqu’il aura trouvé ce qui lui manque : le principe de fécondation, signifié par la parole ».

Par l’interprétation personnelle, le Maître se construit et s’oppose au danger des pensées préfabriquées. Comme la nouvelle interprétation est la sienne, il prend conscience de manière responsable du chemin individuel et collectif qu’il se doit de construire. C’est ce qu’exprime admirablement Martin Buber « La toute première tâche de chaque homme est l’actualisation de ses possibilités uniques, sans précédent et jamais renouvelées, et non pas la répétition de quelque chose qu’un autre, fût-ce le plus grand de tous, aurait déjà accompli. C’est cette idée qu’exprime Rabbi Zousya peu avant sa mort » : « Dans l’autre monde, on ne me demandera pas » : « Pourquoi n’as-tu pas été Moïse ? » On me demandera : « Pourquoi n’as-tu pas été Zousya ? »

Les Dix Paroles instaurent une éthique de la parole : refus de la parole instituée une fois pour toutes, morte à force d’habitude, devenue insignifiante et prisonnière des usages. LE MANQUE, à mon sens c’est là le maître mot de notre démarche et je vais essayer de l’expliquer à travers une vision juive en corrélation directe avec les Dix Commandements, qu’en hébreu on appelle les « Dix Paroles de la Loi » et que pour notre démarche il faudrait traduire les « Dix Lois de la Parole ». Il est à noter que les « Dix Paroles », commence par « Je Suis… » Et se terminent par « …ton prochain ». Les Dix Paroles se déploient donc entre le « je » et « l’autre ». Que veut dire « parler ? » C’est d’abord maintenir ouvert l’écart, la distance entre le même et l’autre. Le prochain, en hébreu réa, se définit comme celui qui n’a pas de définition ni de stabilité. Le prochain peut-être aimable, digne d’être aimé aujourd’hui ; mais demain il est possible qu’il ne soit plus du tout sympathique. « Tu aimeras… » Ne fait aucune difficulté quand il est aimable, mais c’est une autre paire de manche quand il ne l’est plus. C’est pourquoi « tu aimeras (pour) ton prochain… » Devrait se dire : « Tu respecteras l’instabilité existentielle de l’autre, qui te rappelle la tienne, ta propre instabilité ». Ce n’est pas parce que l’autre est instable, qu’il change, qu’on ne doit plus l’aimer. On doit l’aimer parce qu’il est autre. « Tu aimeras ton autre » (ton autre qui ne reste pas le même) : voilà ce que dit le commandement.

Pour comprendre ce rapprochement, il faut faire un détour par la Kabbale, en particulier celle de Rabbi Itshaq Louria (1534-1572), qui contient une théorie très originale de la Création, appelée Tsimtsoum, et que nos savant ont redécouvertes sous ne nom de « Big-Bang » En général, on dit que Dieu a créé le monde à partir de rien, ex nihilo. Par exemple, Il a dit : « Que la Lumière soit ! », et la lumière fut. Et de même pour le reste de la Création. Or la Kabbale énonce exactement l’inverse : le monde a été créé comme rien à partir de quelque chose. Pour la Kabbale, au début, il existe une seule réalité, absolue, infinie, qui remplit tout, de haut en bas et d’un côté à l’autre : c’est l’être de Dieu. Ce n’est donc pas le rien qui existe, mais « le tout absolu ». Et cette « lumière supérieure infinie », comme l’appelle la Kabbale, occupe tout l’espace existant. Il n’y a pas de place pour autre chose. Logiquement le monde n’est pas possible. Pourtant nous sommes là et le monde existe.

Que s’est-il passé ? Selon Rabbi Itshak Louria, la lumière infinie s’est rétractée, retirée, au centre de l’Infini. Cette contraction-retrait, c’est le Tsimtsoum. Dieu a laissé un vide, un espace vide, sans Dieu, athée. Pour la Kabbale, l'univers est né non pas parce que le Créateur a créé de l’être, quelque chose, à partir de rien, mais parce que Dieu, l’Infini, a laissé de la place, un vide à partir duquel la Création a pu avoir lieu. Rabbi Itshak Louria se demande en outre quelles forces sont à l’œuvre à partir de ce moment pour maintenir l’Infini à la périphérie, pour qu’il ne revienne pas remplir l’espace vide qui s’est creusé en lui. Cette attention de R\ I\ Louria indique sa perception d’un monde toujours en devenir…comme le Maître Maçon (l’homme étant le microcosme du macrocosme, il peut être considérer comme un monde à lui seul), du fait de son manque et de son incomplétude est en devenir permanent.

Son « Je suis » se révèle être une subjectivité d’emblée engagée dans une relation d’échange avec autrui, c’est à dire dans une relation éthique. Le « je suis » n’est jamais seul : en face de lui, il y a toujours un « tu ». En disant « je suis », je dis en même temps « tu ». Il y a toujours un « je-tu » ou un « je-il », le même et l’autre. Nous voici au point central du sixième commandement : l’interdiction, c’est de tuer le « je suis », ce qui fait à proprement parler la vie d’autrui, la parole, « l'âme de vie », la bonté qui sont en lui. Mais cela justement implique distance et intervalle. La bonne distance avec autrui est un gage de respect : il n’est pas englobé alors en nous, ni dans le grand tout du monde et de l’Histoire. Il est « lui » avec son « je suis ».

Comment maintenir la distance ? En (se) parlant. Comme le dit Emmanuel Levinas, « le monde prend sens à partir d’autrui, de mes relations avec autrui. Si autrui existe pour moi, s’il est respecté dans la juste distance, le monde s’ouvre à nous ». « Offrir le monde à autrui par la parole », dit encore Lévinas.

« Offrir », c’est à dire sortir de la relation purement utilitaire ou fonctionnelle avec les choses pour les faire entrer dans un monde humain de relations. Les maîtres de la Kabbale ont dit que l’existence provient du vide, et il est évident que la circoncision n’est pas étrangère à toutes ces réflexions. A l’âge de huit jours, le petit garçon juif entre dans l’Alliance par cette coupure. En enlevant un petit morceau de peau, elle introduit un manque. Ce manque, ou ce vide, marque l’inachèvement, l’imperfection ; il fonde du coup l’existence comme désir d’entrer en relation, de s’inventer autrement. Celui qui est totalement lui-même, « plein » de lui-même, n’a besoin de rien ni de personne. C’est un « je » qui n’a pas besoin de dire « tu » (et c’est aussi son malheur, est-il nécessaire de le dire ?). L’imperfection appelle le désir et la possibilité du dépassement, de la transcendance. La coupure de la circoncision symbolise ce manque créateur.

Le don des Dix Paroles au Sinaï est marqué par un événement extraordinaire : Moïse reçoit les tables de la Loi et ensuite il les brise ! Don de la Loi, mais aussi don de la brisure : voilà ce qu’il faut comprendre. La Loi comme un tout, donné et appréhendé une fois pour toute, n’existe pas.
Moïse était monté sur la montagne et devait redescendre avec la Loi. Il est en retard…comme le Messie, qui sera toujours en retard… Les enfants d’Israël perdent patience et confectionnent l’idole, un veau d’or. L’idolâtrie commence avec l’impatience. L’impatience est idolâtrie. Elle veut « savoir », saisir, avoir sous la main tout de suite la figure de son Dieu. Vouloir « tout tout de suite » aboutit à tout figer : Dieu tout de suite, Dieu pétrifié, Dieu mort, VEAU D’OR ! L’impatience, refus de donner la possibilité au temps d’être temps. De laisser à l’autre l’espace dont il a besoin pour vivre, pour être. Volonté de supprimer ou impossibilité de supporter le vide, impossibilité de faire place à l’autre, au neuf. L’impatience ne laisse pas la possibilité au temps de se déployer.

L’expérience du don de la Loi est pourtant justement celle de la patience qui implique un retrait, une maîtrise de la pulsion, la distance et l’écart. Alors, la main va dans le monde, vers Dieu, vers autrui, sans jamais se fermer en une prise, sans laisser se former la violence du poing fermé. Les doigts restent ouverts. « N’oubliez pas que le poing lui aussi était autrefois une main ouverte avec des doigts » (Yéhouda Amihaï). Tous les commandements vont dans ce sens : Maîtrise de la pulsion et de la possession, retrait, distance et écart. Les enfants d’Israël n’ont pas eu la patience, qui est comme un « trou » dans le temps. Le Loi est limitation : un Tsimtsoum. C’est pourquoi Moïse brise les tables de la Loi. C’est la seule chose qu’il puisse faire. Selon la tradition, une voix formidable sort à ce moment-là du ciel et l’approuve d’avoir fait ce geste. Car la brisure des tables de la Loi réintroduit la coupure, le vide essentiel, pour le peuple qui se croyait déjà arrivé. C’est une sorte de circoncision au niveau collectif.

Dieu en l’homme, c’est à la fois le sentiment du « mouvement » et celui de la « limitation ». Du mouvement, parce qu’il est impulsion à sortir de nous-mêmes, à nous dépasser et à nous transcender. Il donne un sentiment de légèreté et d’élévation. C’est un force qui nous pousse à « aller vers ». Certains maître vont jusqu’à nommer sentiment messianique la joie qu’elle met en nous… Cependant, dans le même temps, la parole de Dieu est limitation : tout n’est pas permis, tout n’est pas égal, on n’est pas dans la confusion que crée l’absence de limites. Nous nous maintenons dans l’être parce que notre vie est maintenue par des limites, de même que la Création se maintient parce qu’elle est prise dans le cercle ou dans l’espace vide tracé par la contraction de Dieu. Le cercle n’existe pas sans la circonférence qui trace ses limites et qui maintient la tension entre ses forces. Les limites de l’homme résident dans la place, dans l’espace qu’il doit nécessairement laisser à l’autre. « Aller vers » consiste à laisser s’épanouir la liberté, à laisser croître l’espace de vie des autres. C’est cela, le sens de la Parole Substituée : vie dynamique et limitation, vie possible grâce à la limitation qui laisse les autres êtres et vivre dans leur liberté.

Pour la pensée juive, Dieu est Celui qui a révélé au mont Sinaï un texte, la Loi qui ordonne l’éthique, le respect du visage d’autrui, la bonté. Pour les juifs l’ « élection » n’est rien d’autre : elle est cette responsabilité infinie. Par la Création Dieu a permit au monde d’exister. Par la Révélation, Il a permit qu’existe la Loi qui rend possible la coexistence des hommes entre eux. Mais pour créer le monde et se révéler aux hommes, Dieu a dû se limiter, lui, l’Infini, pour devenir fini. C’est cette forme étonnante d’humilité et d’auto négation que la Kabbale nomme Tsimtsoum (nous venons de le voir) Nous pouvons dire que toute créature doit son existence à cette auto négation de Dieu ; et qu’avec cette existence elle a reçu ce qu’elle avait à recevoir de l’au-delà. Le philosophe Hans Jonas à bien exprimé cette idée : « Dieu après s’être entièrement donné dans le monde en devenir, n’a plus rien à offrir : c’est maintenant à l’homme de lui donner. Et il peut le faire en veillant à ce que, dans les cheminements de sa vie, n’arrive pas, ou n’arrive pas trop souvent, et pas à cause de lui, l’homme, que Dieu puisse regretter d’avoir laissé devenir le monde ».

Alors mes F\, soyons à la hauteur !

J’ai dit.

V\ C\ H\ C\

Note de l'Edifice :
Cette planche est un résumé et une interprétation du livre de Marc-Alain Ouaknin "Les Dix Commandements"

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