Obédience : NC Site : http://v.i.v.free.fr 19/01/2006


 
Francs-Maçons et Templiers
Enquête sur une filiation secrète

Et si les milices des croisades étaient les ancêtres des «fils de la lumière» ? La thèse agite -et divise - les historiens et nourrit les spéculations. Les rituels franc-maçons et les grades de leur haute hiérarchie empruntent en tout cas largement aux Templiers. Enquête sur les liens secrets entre ces deux ordres. 

Templiers et francs-maçons.

Moines soldats d'hier et mystérieux initiés d'aujourd'hui. Dans ses recettes infaillibles pour fabriquer un best-seller mondial, Dan Brown a compris tout le parti qu'il pouvait tirer de ces deux confréries qui, depuis des siècles, font fantasmer le monde. Dans "Da Vinci Code", son héros, Robert Langdon, découvrait un secret bimillénaire transmis par les Templiers. Dans la suite, connue sous le titre de travail «Les clés de Salomon» et dont la sortie est prévue pour 2007, il s'intéresse aux francs-maçons. 

Mais l'exercice peut se révéler périlleux. L'homme aux 40 millions d'exemplaires devra, le 27 février, déposer devant un tribunal londonien pour répondre de l'accusation de «vol de propriété intellectuelle» portée contre lui par deux auteurs de best-sellers, Michael Baigent et Richard Leigh. Ces deux historiens très critiqués par les puristes vendent comme des petits pains des livres sur la descendance inconnue du Christ - d'où le procès -, mais aussi sur les Templiers et les francs-maçons. 

Le lien entre ces deux institutions fait depuis des années l'objet de passions et d'empoignades musclées. D'un côté, Michael Baigent et Richard Leigh, les deux accusateurs de Dan Brown, racontent en près de 400 pages (1) leur aventure à la recherche de tombes templières au bord des lochs écossais. Leur thèse peut se résumer simplement. Il existe en Écosse de nombreuses tombes de Templiers. Or, au XIV siècle, Robert Bruce, roi d'Écosse excommunié, en guerre perpétuelle avec Londres et Rome, avait toutes les raisons d'accueillir ces soldats aguerris et persécutés par Philippe le Bel et l'inquisition. Dans leur refuge, les Chevaliers du Temple auraient continué de transmettre rituels et traditions qui seront à l'origine de la création de la franc-maçonnerie. 

Une thèse qui fait s'étouffer d'indignation les tenants d'une méthodologie rigoureuse dans la recherche historique. Rien, selon eux, ne relie les milices des croisades et les « fils de la lumière», sinon de nombreux emprunts symboliques, qui concernent l'ensemble de la panoplie chevaleresque, et pas seulement les Templiers. «Il n'y a aucun lien historiquement démontrable, aucun document scientifiquement pertinent qui atteste une filiation, assure Yves Hivert-Messeca, enseignant chercheur et spécialiste de l'histoire de la franc-maçonnerie. D'ailleurs, comment pourrait-il y en avoir? Les Templiers disparaissent plusieurs siècles avant que la franc-maçonnerie moderne n'apparaisse. Les références aux Templiers dans les rituels maçonniques surgissent au XVIe siècle, parce que, à cette époque, tout ce qui se rattache à la chevalerie permet de faire chic. Aujourd'hui, il reste l'héritage symbolique, qui est une manière de mettre en scène le rituel maçonnique. Mais ce qui est intéressant, c'est l'émotion que ces rituels procurent à ceux qui les pratiquent. Parler de filiation directe n'a pas de sens. C'est un peu comme si je décidais de vivre comme un sénateur romain et que j'en concluais que je fais effectivement partie de la lignée d'un sénateur romain. » 

La cause semble entendue.

Les francs-maçons ne peuvent pas descendre des Templiers. Cela aurait été, jusqu'à peu, la seule conclusion à laquelle serait parvenu un esprit rationnel. Mais deux des historiens les plus pointus apportent des nuances au scepticisme ambiant. Pierre Mollier, responsable de la bibliothèque, des archives, du musée, des études et recherches au Grand Orient de France (GODE), a consacré un ouvrage documenté et érudit à la chevalerie maçonnique sous toutes ses formes (2). Pour lui, la thèse de Baigent est délirante. Elle relève de l'«histoire-fiction», comme il y a de la science-fiction. «il tombe dans le schéma classique du manque de rigueur historique en faisant le raisonnement suivant: dans telle ville d'Écosse, il y a des tombes ornées d'épées; ce sont des tombes templières; or, dans cette ville, il y a aussi une très vieille loge. C'est là que les descendants des Templiers se sont fondus avec les premiers francs-maçons. Ce n'est pas très sérieux. Pour ma part, je suis persuadé que les Templiers ont disparu corps et biens. D'abord, ils n'avaient plus de raison d'être. Beaucoup de ceux qui ont survécu aux persécutions se sont reconvertis dans d'autres ordres plus importants qui continuaient, eux, à avoir une légitimité comme l'ordre de Malte, qui avait son propre État, ou les Chevaliers de saint-Lazare, qui combattaient la lèpre. Ensuite, la dimension chevaleresque dans la maçonnerie remonte au temps des compagnons et ne concerne pas, tant s'en faut, les seuls Templiers. Les teinturiers de Bourges, par exemple, célébraient l'instant où un compagnon était fait chevalier. » Mais Pierre Mollier n'en conclut pas pour autant qu'il n'y a rien, aucun lien entre les uns et les autres: « Je ne crois pas aux théories de Baigent et Leigh qui ne reposent sur rien de concret. Ah !, je ne crois pas non plus à un placage de certains rituels juste pour faire joli. Le plus ancien document qui a été retrouvé sur ce sujet en France date de 1750. Appelé le ”rituel de Quimper" il a été découvert dans les archives diocésaines de cette ville. Il prouve la trace, dès cette date, d'un grade chevaleresque templier, celui de "chevalier élu" ou "chevalier Kadosh " dans une loge maçonnique. Et personne n'est capable d'expliquer comment cette référence est arrivée jusque-là. » 


«PERSONNE NE CONNAÎT EXACTEMENT L'ORIGINE DE LA FRANC-MAÇONNERIE;
UN TEL VIDE HISTORIQUE OUVRE LA VOIE À TOUTES LES SPÉCULATIONS.
» 


En Grande-Bretagne, patrie d'origine de la franc-maçonnerie, un homme travaille depuis dix ans sur cette question. Matthew Scanlan fut pendant six ans conservateur-adjoint à la Grande Loge unie d'Angleterre avant de suivre une carrière universitaire. «Le sujet est énorme, dit-il. Les différentes légendes templières liées à la maçonnerie émergent au milieu du XVII siècle, et pour les étudier toutes de près il faudrait comprendre le français, l'anglais, l'allemand, l'écriture gothique, le suédois, le russe, le flamand, l'italien, le latin, et j'en oublie certainement Ce qui rend l'exercice particulièrement compliqué, c'est que personne ne connaît exactement l'origine de la franc-maçonnerie, et qu'un tel vide historique ouvre la voie à toutes les spéculations. Très récemment, un de mes amis, le professeur Andrew Prescott, de l'université de Sheffield, a découvert ce terme, ou plus exactement celui de "free stone mason", dans des manuscrits datant de 1325-1326. Avant, on croyait que, la plus ancienne mention datait de 1376. C'est vous dire si les références évoluent Mais j'ai trouvé, et j'en réserve la primeur pour mon livre, un lien réel entre la franc-maçonnerie moderne et l'ordre du Temple tel qu'il existait au Moyen Age. Mais celui-ci n'a rien à voir avec les hypothèses qui ont été émises jusqu'alors. » On n'en saura pas plus. 


Ce qu'on sait, en revanche, c'est que le rituel maçonnique est truffé de références templières. Les correspondances entre le Temple et la Loge ont aussi d'autres origines, qui ne prouvent nullement une filiation mais plutôt une communauté d'inspirations et de destins. 

D'inspirations avec les références à Jérusalem, au Temple de Salomon, et bien sûr à l'Écosse, où les templiers auraient pu trouver refuge et où est née la franc-maçonnerie moderne.

Des destins avec les persécutions.


L'histoire de Jacques de Molay a été rendue célèbre par Maurice Druon et ses « Rois maudits». Plus le temps a passé, plus la chasse aux Templiers, dans les mémoires, a été perçue au fil du temps comme une injustice par l'opinion publique. Voltaire trouvait à critiquer le pouvoir absolutiste en lui reprochant d'avoir pourchassé ceux qui, pendant trois siècles, s'étaient battus pour la foi chrétienne, apostolique et romaine. «Au XVIIe siècle, la réputation sulfureuse de l'ordre du Temple n'effrayait plus personne, au contraire, elle était loin de déplaire, explique Pierre Mollier. La rigueur même du verdict romain était suspecte. Généralement considérés comme injustement persécutés, mais néanmoins entourés de mystères, présumés détenteurs de secrets ésotériques, les Templiers représentaient un sujet propre à attirer l'attention des curieux et même du public en général. 


Les francs-maçons très mal vus par la monarchie.

Et des francs-maçons en particulier, qui sont alors très mal vus par la monarchie, toujours suspicieuse à l'égard de ce qu'elle ne peut contrôler. «Entre 1735 et 1745, le pouvoir royal essaie de tordre le cou à ce mouvement naissant, explique Yves Hivert-Messeca. Mais chaque descente de police dans une loge est l'occasion de constater que la moitié de la gentry locale est présente, ce qui est embarrassant. Ensuite, la situation se pacifiera, car les francs-maçons se mettront en permanence sous la protection des grands de ce pays, dont le premier est le comte de Clerm. Enfin, l'idéologie maçonnique s'est de tout temps intéressée aux hérésies, péché essentiel reproché aux Templiers par Rome et l'inquisition. Ces correspondances ont sûrement contribué à la propagation des références templières en maçonnerie. » 

Celles-ci éclosent à partir de 1720 un peu partout en Europe, et cette ubiquité a de quoi intriguer. Le récit de leur apparition a certainement été enjolivé au fil du temps. En Allemagne, un certain baron von Hund assure avoir été initié en 1743 dans, un grade maçonnique élevé qui fait explicitement référence à l'ordre templier. Ses initiateurs? Deux personnages masqués qui lui ont promis de le recontacter. Des années plus tard, il attend toujours et finit par se lancer lui-même dans la restauration d'un rituel directement inspiré de l'ordre du Temple. C'est la Stricte Observance templière, qui a donné naissance, au convent de Wilhelmsbad en 1782, à un rite encore pratiqué en France mais de manière très minoritaire: le Rite écossais rectifié, qui ne compte même pas 10 % de pratiquants chez les frères de l'Hexagone. «Ce rite s'inspire de manière très stricte des cérémonies de chevalerie, explique Pierre Mollier. Il intéresse ceux qui sont très marqués par une matrice judéo-chrétienne. Pratiquer le Rite écossais rectifié sans se soucier des fondements judéo-chrétiens, ce serait un peu comme manger de la choucroute sans charcuterie. » C'est là la première filière de passage entre les rituels de l'ordre du Temple et la maçonnerie. À la même période, en France, André Michel de Ramsay, chevalier de saint Lazare, prononce pour ses amis francs-maçons un discours dans lequel il ne mentionne pas l'ordre du Temple de manière explicite, mais où il fait référence à un mystérieux ordre bâtisseur hérité des croisades et qui serait retourné en Europe. Certains de ses membres auraient voyagé jusqu'à Kilwinning, en Écosse. 


Ce chevalier de Ramsay fait partie des jacobites, ainsi appelés parce qu'ils sont partisans de la famille Stuart en exil. Comme lui, la plupart des francs-maçons à Paris sont des Britanniques réfugiés en France après la chute, en 1688, de Jacques II d'Angleterre, converti au catholicisme et chassé au profit de sa fille Mary, épouse de Guillaume d'Orange. Ces jacobites ont une influence considérable sur la franc-maçonnerie naissante en France. Pour eux, les frères descendent directement des croisés. «Le mot de Templiers n 'est pas prononcé parce que, à cette époque, les Templiers font toujours l'objet d'une condamnation de la part de Rome et du roi. Mais ces références sont alors très bien portées pour trois raisons, remarque Yves Hivert-Messeca. De tout temps, on adore les innocents injustement condamnés. Or les Templiers sont considérés comme tels par ceux qui pensent un peu librement. C'est ensuite un moyen détourné de contester la monarchie absolue. Enfin, l'aspect ésotérique, l'idée que ces chevaliers disparus étaient détenteurs de secrets faisait déjà fantasmer. » 


L'ordre de chevalerie des croisades auquel Ramsay fait référence dans son discours resté célèbre dans la mémoire fraternelle va donner naissance à l'un des hauts grades de la maçonnerie, toujours en vigueur aujourd'hui: chevalier d'Orient. 

Car, durant ce XVIIIe siècle, pour ne rien simplifier, les grades se multiplièrent presque aussi vite que les adeptes du Grand Architecte de l'Univers. Et c'est là, dans ces échelons élevés, que les références à la chevalerie, pas seulement templière, vont pulluler. 
Dans la franc-maçonnerie dite «opérative », héritée du compagnonnage; il existe seulement deux grades: apprenti et compagnon. Vers les années 1720-1730 apparaît celui de maître. Aujourd'hui encore, celui-ci est associé à la mort d'Hiram, architecte du Temple de Salomon assassiné par trois mauvais compagnons. Cette légende d'Hiram est, en termes de patrimoine, une pièce centrale pour tout maçon qui se respecte. Mais sa belle carrière commence de façon presque fortuite. «La création du troisième grade, celui de maître, est due à une revendication sociale: maître, cela en impose plus que compagnon, raconte Yves Hivert-Messeca. Mais il faut bien lui trouver un thème, une légende, à ce grade. Alors, on pique un personnage dans la Bible, le seul livre qui à l'époque parle à tout le monde. Ce sera Hiram, bronzier dont on fait un architecte du Temple. Tout le grade de maître porte sur le thème de la mort d'Hiram. » 

Une hiérarchie parallèle

L'inflation des titres commence à sévir, comme dans. toutes les organisations, avec l'invention des hauts grades. Aujourd'hui, il y en a 30 dans le Rite écossais ancien et accepté. le plus pratiqué en France. L'apparition des hauts grades et des légendes chevaleresques qui leur sont associées est un peu le fruit de la fracture sociale de l'époque.  "Tandis que les aristocrates et les grands commerçants ne voyaient pas d'inconvénient, en Angleterre, à être associés dans les loges à des personnes de plus basse condition, il n'en a pas été de même sur le continent, explique Matthew Scanlan. Beaucoup de commentateurs considèrent que les hauts grades, qui englobent de nombreux thèmes chevaleresques et templiers, ont été créés comme des refuges pour les élites de l'époque qui n'avaient pas envie de côtoyer la plèbe."


À quoi tiennent les destins des grandes légendes et des fantasmes contemporains ! Les rites chevaleresques en général, et templiers en particulier, concernent donc assez peu le franc-maçon de base. Il concerne avant tout les hauts grades, dont trois sont ouvertement templiers: le chevalier d'Orient (15e degré), hérité du discours de Ramsay, le chevalier de saint-André, dit aussi «Grand Écossais de saint-André » (29e degré), le plus ancien puisqu'il date de 1742, et le chevalier Kadosh (30e degré), l'un des plus importants. Kadosh, en hébreu, signifie « saint». Appelé aussi « grand inquisiteur», le chevalier Kadosh est là pour venger l'assassinat d'Hiram, le bâtisseur du Temple trahi par ses mauvais compagnons. C'est la première interprétation. Il y en a une seconde, selon laquelle le nom d'Hiram cacherait en fait celui de Jacques de Molay, Grand Maître des Templiers qui périt sur le bûcher, et dont le meurtre ourdi par Philippe le Bel doit être traduit en justice. Toute cette symbolique demeure assez mystérieuse pour le profane, et même pour le franc-maçon moyen. Ainsi, un livre est consacré au chevalier Kadosh et à ses rituels, mais il n'est accessible qu'aux initiés, de grade égal ou supérieur au 30'degré. 


LE RITE ÉCOSSAIS RECTIFIÉ, INSPIRÉ DES CÉRÉMONIES DE CHEVALERIE, EST LA PREMIÈRE. FILIÈRE DE PASSAGE ENTRE LES RITUELS DU TEMPLE ET LA MAÇONNERIE.


Comme au XVIIIe siècle, lors de leur invention, les hauts grades forment encore aujourd'hui l'aristocratie des obédiences. Ils constituent même une sorte de hiérarchie parallèle. Pour faire simple: tout comme Ariette Laguiller n'est pas la vraie patronne de lutte ouvrière, le Grand Maître que l'on voit à la télévision n'est que très exceptionnellement paré des attributs du chevalier Kadosh et de ses trois supérieurs. D'ailleurs, ce Grand Maître n'est élu que pour deux mandats par ses pairs, alors que les titulaires du 33e degré siègent à vie au sein du Suprême Conseil. À vie! C'est bien entendu ce gouvernement invisible au profane et inaccessible au franc-maçon de base qui détient le vrai pouvoir, celui que confère la longévité. À preuve: tout Grand Maître qui veut faire son chemin dans les ateliers supérieurs doit être chaperonné par un plus gradé que lui. 

Ce qui anime ces frères très titrés est finalement assez proche des préceptes de la chevalerie à laquelle ils ont tant emprunté: se perfectionner soi-même pour améliorer la société. Mais leur rapport au rituel et aux influences templières reste assez difficile à comprendre pour un non-initié. 
Est-ce en raison de ce grand secret mâtiné d'élitisme que l'association entre Templiers et francs-maçons crée un rapprochement détonnant et fantasmatique dans l'inconscient collectif ? Sans doute. Mais c'est sûrement aussi, comme le remarque un frère du 33e degré, le signe d'une société en quête de magie et de réenchantement. 

Par SOPHIE COIGNARD
Source : Le Point, no 1740, 19 janvier 2006, p. 38-45  

1. «Des Templiers aux francs-maçons», de Michael Baigent et Richard Leigh, Éditions du Rocher, 2005.
2. «La chevalerie maçonnique», de Pierre Mollier, Bibliothèque de la franc-maçonnerie, Dervy, 2005).

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