GODF Loge : Mariannne - Orient de Bruay la Bussière 02/07/1999



Noé

Buveurs très Illustres, car à vous, non aux autres sont dédiés mes écrits, comme disait Rabelais en introduction de Gargantua.

Dans le fatras des histoires rapportées par l’ancien testament, entre les pluies de grenouilles, les nuées de sauterelles, les statues de sel et Abraham fils de Tharé, faisant un enfant à une pauvre vieille de quatre vingt dix ans, j’ai choisi de vous parler du plus prosaïque de nos ancêtres, arrière arrière grand-père à la dixième génération du même Abraham, père de l’ampélographie.

Voici l’histoire de Noé au chapitre 6 de la genèse.

Noé était un homme juste, parfait parmi ceux de sa génération. Il marchait avec Dieu. Noé engendra trois fils : Sem, Cham et Japhet. Dieu dit à Noé « la fin de toute chose est arrivée pour moi, car la terre est remplie de violence à cause d’eux  : voici que je vais la détruire, ainsi que la terre. Fais toi une arche en bois de cyprès. Tu disposeras l’arche en cellule et tu l’enduiras de bitume à l’intérieur. Voici comment tu la feras. De trois cent coudées sera la longueur de l’arche, de cinquante coudées sa largeur, de trente coudées sa hauteur. Tu feras un toit et tu l’achèveras à une coudée au dessus. Tu mettras l’entrée de l’arche sur le côté, et tu feras un premier, un second et un troisième étage ».

Et voici que je vais faire venir sur terre le déluge les eaux d’en bas pour détruire le dessous du ciel. Toute chaire qui en elle souffle la vie, tout ce qui est sur terre expiera. Mais j’établirai mon alliance avec toi. Tu entreras dans l’arche, toi, tes fils, ta femme et les femmes de tes fils avec toi. De tout ce qui vit, de toute chaire, tu feras entrer dans l’arche deux de chaque espèce, pour que tu les conserves en vie, ils seront mâle et femelle. En l’an six cent de sa vie, le deuxième mois, le dix-septième jour du mois, Noé cet ami des bêtes, collectionneur de couples en tous genres, entra dans l’arche et dans la postérité.

On lui doit tout de même, l’essentiel de notre cheptel d’aujourd’hui, et celui d’hier aussi. Car sans Noé, pas de Dinosaures : d’Archéoptéryx et d’autres créations de ménagerie Jurassique, pas de Plésiosaures ou Eohippus donc pas de boucherie chevaline, pas de saucisson de cheval, pas d’homme non plus. Car dans son arche qui devait sentir fort le bitume de calfat, avant de moins supportables odeurs de zoo de province, le vieil homme avait embarqué quelques spécimens d’Homo Erectus, en prélevant sur la planète les membres de sa famille. On appellera ça le Noépotisme.

Zébus donc et machaons appelés aussi grand porte queue, poules et ragondins, visons et chinchillas, phoques, pingouins et bernicles, brus et enfants faisaient partie de l’inventaire. Yahvé ferma sur eux la porte de l’arche et vogue la Tébah, car Dieu avait décidé de se venger des hommes, ce qui était devenu une habitude, et ce fut le déluge. Dieu fit bien les choses et ce n’est pas peu dire car l’eau tomba pendant quatre jours. Dieu est vindicatif et rancunier et les eaux grossirent beaucoup, beaucoup sur la terre, et les hautes montagnes, qui sont sous les cieux, furent recouvertes de quinze coudées au dessus. Dieu qui s’y connaissait en expiation avait vu grand quant à en finir avec les hommes. Dieu n’y avait pas été de main morte. Tout ce qui avait une haleine de vie dans les narines, tout ce qui était sur la terre ferme mourut : fors Noé, sa famille et son zoo flottant. Mais Dieu sait aussi limiter ses colères et mettre un terme à son courroux, « les sources de l’abîme et les écluses du ciel furent fermées et la pluie fût retenue au ciel ». Mais l’abondance des eaux était telle, qu’il fallût attendre cinquante jours pour enregistrer l’annonce d’une décrue. Au septième mois, le dix-septième jour du mois, l’arche se posa sur le mont Ararat.

Passons sur les péripéties alchimiques des histoires de corbeaux noirs qui s’en vont, des colombes blanches qui reviennent portant dans leur bec un rameau d’olivier tout frais ! C’est en l’an six cent un de la vie de notre vieux navigateur que la terre redevînt sèche. Fin de la voie humide, fin de l’épisode aquatique, début d’une autre histoire, début de la voie sèche toute vouée à la terre.

Voulant célébrer ses retrouvailles avec le plancher des vaches, après cette indigestion d’eau, et comme pour mieux signifier sa légitime hydrophobie, Noé inventa le vin, ce à quoi Dieu dans son infini sérieux et dans sa perpétuelle incapacité à se réjouir, n’avait pas songé.

L’eau est une création  divine, le vin est un cadeau de l’homme. C’est non loin de l’épave du yacht testamentaire sur le mont Loubar, que Noé planta ses pieds de vigne, en ayant grand soin d’amender la terre avec le sang d’un lion, d’un agneau, d’un porc et d’un singe : mais c’est encore une autre histoire. Quels furent les cépages ? Chasselas, cabernet, malvoisie, macabeo, merlot, grenache? Certainement pas du petit verdot pour des raisons sémantiques.

Quoi qu’il en fût, nous n’en saurons goutte, pas plus sur la provenance des ceps et porte greffe. Mystère, toujours est-il que Noé planta la première vitis vitifora, la vigne. La greffa, peut-être, l’entretînt sûrement, puisque notre vieil alchimiste, phytobiologiste récolta après quelques années de patience, la première de ses grappes : les vendanges se firent le septième mois.

Noé érafla, foula, remplit des outres et des jarres, puis laissa faire le temps : cinq ans, ce qui est sage aux dires des éleveurs de vin jaune, de Château Chalon ou de la clairette et de l’ugni de Château Simone. Le premier jour de l’année, car il faut conserver le sens du symbole et aussi parce qu’en attendant la Saint Vincent, la vigne et les vignerons se reposent, Noé décida d’une fête. Pour ce faire, il dressa un autel au Seigneur, il prit parmi tous les animaux purs et un peu casher, et tous les oiseaux purs, des victimes qu’il offrit en holocauste : un taurillon, un bélier, sept brebis d’un an chacune, un jeune bouc destiné à l’expiation … Et les oiseaux la dedans !! ??

Voilà pour le plat de résistance. Pour les liquides Noé eut recours à sa production et goûta son vin. On rapporte, qu’un voyageur venu de sa lointaine Gironde pour s’enquérir de la bonne santé d’un couple de lamproie, goûta timidement le vin de Noé, qu’il recracha sur la terre enfin sèche en grognant : « chez nous, on appelle ça de la piquette ».

Toujours est-il que ce soir là, il faisait chaud sous les burnous, la nourriture était épicée, le patriarche avait soif, et l’eau lui semblait juste bonne à porter des bateaux. Il en avait goûté une fois, et cette expérience lui avait laissé un tel souvenir, qu’il s’était juré de ne plus jamais toucher à une telle boisson. Ce soir là, Noé goûta ; goûter n’est certainement pas le mot qui convient si on en juge par l’état dans lequel il se retrouva la nuit venue, Noé goûta assez de verdagon pour que les textes le montrent affalé sous sa tente, les quatre fers en l’air, sous le tabernacle, l’haleine chargée, le ronflement sonore, vaincu par l’éthanol le capitaine au long cours exhibe ses génitoires, royal sous le vélum. C’est ici que commencent ses misères, quand les trois fils de Noé trouvèrent leur père complètement nu, dormant à poings fermés. Cham qui n’avait pas lu Freud et encore moins Lacan, ne détourna pas le regard du sexe de son père, et ne sachant pas non plus que l’apocalypse pouvait exister, se mit à rire. Ses deux frères Sem et Japhet qui n’avaient pas le sens de l’humour, mais plutôt celui de la famille, s’empressèrent de recouvrir le phallus biblique. Le lendemain Noé apprit les frasques de son cadet. Comme le père avait autant d’esprit que les deux autres fils, et qu’il connaissait les bienfaits des vengeances divines, il ne prit pas les choses à la légère et maudit Cham : il en coûte de ne pas respecter son père, fut-il ivre mort. Le vieux marin, adepte de la dive bouteille poursuivit sa carrière comme juriste en édictant un certain nombre de lois, comme celle qui prohiba la fornication, il sera aussi le père spirituel de l’association des femmes chrétiennes qui prônaient l’abstinence, ce qui peut conduire à un militantisme obsessionnel !
 
Il fallait bien tous ces centres d’intérêt, pour occuper les neuf cent cinquante années de son existence. Car c’est l’âge auquel il rendît l’âme avant d’être enterré sur le mont Loubar.

J’aime Noé, parce qu’il fût un déménageur efficace, mais aussi et surtout parce qu’il a inventé ce à quoi Dieu n’avait jamais songé, le moyen de se faire léger, de danser, de conjurer un peu de la lourdeur qui nous afflige. Dieu se préoccupa du fruit défendu, Noé de sa fermentation et de sa distillation. Le premier partage les ténèbres, institue le chaos et crée après sept jours de travaux laborieux, les gouttes d’eau qui font déborder les vases. Le second ajoute C2 H3 OH à la création, l’éthanol produit sans odeur mais qui ne demande qu’à renforcer les arômes. Sans lui la genèse serait restée bien incomplète, et la fabrication des boissons spiritueuses, bien difficile.

Noé montre, comme dans d’autres mythologies : au Mexique l’ère de l’eau-soleil se termine par un déluge, au déluge grecque ne survécurent que Deucalion et sa femme Pyrra, Noé montre donc combien c’est en réaction contre le trop plein d’eau que l’alcool fût inventé. Bien avant Noé, l’épopée Suméro Babylonienne de Gilgamesh raconte également par le biais de Ziasudra qu’il rencontra aux Iles Fortunées, que l’eau est vraiment un liquide incolore, inodore et sans saveur, une décoction minérale : l’eau a fait le parapluie, emblème de la tristesse, de la nature insipide de notre destin sans l’ivresse. Platon fait remarquer, dans son traité des lois, que le vin est à la fois sacrement et divertissement des hommes d’âge mur ; il leur a été donné par un Dieu (certainement pas le nôtre) comme remède à l’austérité du vieillissement.

Il fallait le vin, cette boisson des dieux, pour dire la multiplicité des robes possibles, des nez imaginables et des flaveurs infinies : qualifiés dans la prose bachique de pétales de roses et pêches en compote, vanille et bergamote, truffe et poivron vert, cuir de Russie et pierre à fusil, ventre de lièvre et fruits rouges, tristement un seul qualificatif pour l’eau d’en haut : eau bénite. Le déluge est le triomphe de l’eau lustrale, purificatrice.

Noé « le terre-père », confie la régénération qui doit suivre ; à la terre, au sang et aux substances qui s’en nourrissent : toute métaphysique de l’alcool ne peut se faire sans cette transmutation de l’eau en vin, de ce passage du déluge à la vigne, de la raison au … raisin !

Car l’ivresse est magique et conduit en des contrées qui éclairent, illuminent et renseignent sur le fonctionnement de la raison, sur ses limites. « Il faut être toujours ivre de vin, de poésie, de vertu, à votre guise, mais enivrez vous » disait Baudelaire. Je ne suis pas sur que le conseil soit bon, en tout cas s’enivrer de vertu me semble particulièrement dangereux.

Je n’entends pas faire l’éloge du familier de l’ébriété, ni m’attendrir sur le sort du sympathique pochetron, de l’aimable imbriaque à la diction pâteuse, du pochard, du poivrot de celui qui a bu comme un cochon, soûl comme un polonais, ou celui qui est paf, brindzingue, schlass, givré, bourré, plein, complètement parti, beurré comme un petit lu, noir …

Je ne vous parlerai pas de ces pratiques : accidents de la vie, qui font de l’usager un objet qui subit et non un sujet qui veut.

L’état dont je vous ferai l’éloge est la griserie, qui suppose l’esprit troublé par les vapeurs d’alcool, et non effondré pour cause de delirium tremens. Je rappelle que l’ivresse commence entre 0,5 g/l et 1 g/l d’alcool dans le sang : la pratique du vin et des autres breuvages magiques, comprend le goût pour la marge, la limite, la lisière, la frange au delà de laquelle on sait qu’il n’y a pas de retour. L’intempérance est peste de la volupté disait Montaigne, et la tempérance n’est pas son fléau, c’est son assaisonnement, qui permet de savourer le plaisir en sa plus gracieuse douceur. Quel plaisir de fumer quand on peut s’en passer, quel plaisir de boire quand on sait s’abstenir.

L’état qui a ma faveur est donc la griserie. J’aime qu’on puisse être gris sans pour autant supporter toute la charge négative habituellement associée à cette couleur, dont les spécialistes disent d’ailleurs qu’elle n’en est pas une. Le gris est la couleur de l’intermédiaire, entre le noir des ténèbres de la mort et le blanc lumineux de la résurrection, Entre l’œuvre au noir signifié par le vol du corbeau quittant l’arche de Noé et le vol de la colombe signe alchimique de l’œuvre en blanc, Noé témoigne de l’œuvre au gris, du partage des eaux.

Le gris manifeste le mélange de la lumière et de l’obscurité qui s’installe sur un point d’équilibre, plus clair que le noir, plus sombre que le blanc, mais pas plus blanc que blanc.

De même au point d’intersection du réel, la griserie est à mi chemin des deux couleurs fondamentales, de la raison et de la folie, de la sagesse et du délire.

La sobriété est blanche, l’ivresse absolue est noire. « La griserie est dans la direction de la déraison, de la passion. La griserie a pour mission d’abolir la tristesse quotidienne de l’existence (Ah le Château Chasse spleen) et de permettre le dépassement orgiastique et mystique. » Gilbert Durant. En effet, la griserie est la libération de l’esprit, dépassement des bornes pour se mettre en disponibilité passive sous l’influx des dieux, comme moyen de contact avec un autre monde.

Il s’agit de se libérer du contrôle de la conscience, voire de renaître, la griserie est nécessaire pour vaticiner, pour parler avec les dieux.

L’alcool est double et fait voir double.

Paul Claudel n’a-t il pas dit que le vin est un professeur du goût, en nous formant à la pratique de l’attention intérieure, il est libérateur de l’esprit et illuminateur de l’intelligence. La quête de poète tel que Baudelaire pose la griserie comme préalable à tout en engagement artistique. L’art est le Grand Art, l’alchimie du verbe, qui selon Rimbaud procède d’un dérèglement raisonné de tous les sens, indispensable à qui veut devenir voyant. La griserie est alors prélude à une révélation, à des visions.

Le vin mènerait à des états illuminés par le soleil intérieur, et à cette seconde jeunesse que l’homme puise en lui. Baudelaire modère ces affirmations en déclarant :
« Mais combien sont redoutables aussi ses voluptés foudroyantes et ses enchantements énervants », il ajoute «  qui de nous aura le courage impitoyable de condamner l’homme qui boit du génie »   (du vin et du haschich).

Des génies ont usé de l’alcool, y ont trouvé, ou ont cru trouver l’inspiration créatrice ! Il ne faut pas oublier que Baudelaire et Rimbaud, Toulouse Lautrec et De Staël étaient des génies avant d’être des alcooliques, et qu’aucune substance ne donne du génie.

Entre boire un petit coup et le delirium tremens, le chemin est long.

Le chemin qui conduit à Homo Erectus puis à Homo Sapiens a été long et douloureux, aussi l’ivresse absolue, celle qui métamorphose le buveur en objet ivre-mort est un attentat contre la bipédie et ses symboles : la verticalité, la main libérée.

Noé dans toute sa sagesse, a choisi la voie du milieu, la griserie à mi-chemin de la sobriété et de l’ivresse, du vice et de la vertu.

N’oublions pas non plus que Noé avant d’être consommateur a été producteur et récoltant. En cultivant la vigne et en améliorant sans cesse la qualité du produit.

 « L’honnête homme reconnaît ce bien fondé des créatures qui comptent, parmi les plus importantes, le respect du temps, l’exercice de la patience dans le travail, le culte du goût et la sûreté du jugement » André Maurois   

Banquet d’ordre Juin 1999.

Jean-claude Mathon, texte largement inspiré par les écrits de Michel Onfray dans "La raison gourmande". 

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