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L'Hermétique Permanente ou le Buisson Ardent
Cahiers de l’Université Saint de Jérusalem N7

La révélation du buisson ardent

Notre sujet est vaste, par suite des paramètres et des dimensions qu'il implique. Je vais essayer de vous proposer ici une exégèse de tradition orale concernant le thème du Buisson Ardent, tel que nous le présente la Bible dans son récit, au début de l'Exode. J'essaierai de me tenir le plus près du thème de ce présent séminaire, l'herméneutique permanente, que je formulerai peut-être d'une manière propre à la tradition juive comme étant la Révélation permanente. Cette notion de la Révélation permanente est liée pour nous à une autre notion préalable, celle de la Création permanente. Nous avons sans doute des connotations de vocabulaire un peu différentes même lorsque nous employons des termes identiques. Je serai donc obligé de rappeler un certain nombre de postulats au cours de cet exposé.

Lorsque nous parlons du Dieu de la Bible, du Dieu d'Israël, du Dieu de la Prophétie, du Dieu de la Révélation, dans la tradition juive, nous parlons d'abord essentiellement du Créateur, et le fait de reconnaître que Dieu qui se révèle, à travers l'histoire, pour sa créature dans sa Création, est le Créateur, implique que l'acte même de Création est considéré comme permanent. Bien entendu, il y a l'origine, il y a l'instant fondateur qui a institué l'existence du monde comme étant autre que Dieu, ct en termes symboliques traditionnels comme fils de Dieu, dans un sens très strict. Mais déjà je m'aperçois que je touche à des problèmes de vocabulaire extrêmement délicats. En ce sens, comme l'a dit vendredi le professeur Leuba : « il faut faire de la philologie ».

Dans les langues dont se sert la Bible, l'hébreu bien entendu, mais aussi les parallèles araméens, la racine hébraïque qui veut dire Créer, faire exister à partir de rien l'autre que soi, lorsqu'il s'agit du Dieu Créateur, c'est littéralement « faire fils ». Faire exister en tant qu'être recevant l'être, c'est-à-dire l'être-fils. Déjà nous percevons à quel point nous ne pouvons utiliser trop vite un vocabulaire aussi formellement parallèle que le vôtre, - je pense au public chrétien – sans rencontrer d'énormes difficultés. Je vous demande donc, pour la commodité de l'exposé, de considérer que nous allons faire une simple promenade dans un jardin, afin d'en admirer les fleurs, d'en respirer les parfums et de laisser de côté les inévitables problèmes de confrontation théologique, exégétique ou même philosophique qui pourraient être sous-jacents.

C'est donc l'univers tout entier qui est considéré comme la Création du Dieu Créateur et, par conséquent, comme l'être-fils par rapport à l'être-Père. Et cependant, assez rapidement, nous nous apercevons que la Révélation du Créateur s'adresse à une manière d'être, créature très particulière qui, à partir d'Abraham, va se révéler comme étant « l'être hébreu », à qui Dieu s'adresse en l'appelant « Israël ».

Mais le fait est qu'il y a des perspectives absolument universelles à cette Révélation, parce que précisément elle vient de l'unique Créateur, qui lorsqu'il parle, s'adresse à tous lors même que la langue qu'il emploie et le visage de l'homme qu'il a choisi pour s'adresser à lui se trouve être très particulier. Il me vient à l'esprit, pour éclairer ce point précis qui est important, un verset du Deutéronome. C'est le verset cinq du premier chapitre où le récit nous expose qu'à la fin de la génération des quarante ans au désert, Moïse commence à expliquer la Torah. Et la Torah n'est pas pour nous, en un sens trop particularisé, la Loi. Je me réfère aux analyses du professeur qui nous a entretenus vendredi après-midi. Pour un juif, c'est-à-dire un hébreu de la tradition biblique, Torah a un sens beaucoup plus large, beaucoup plus général. C’est le dévoilement, la Révélation. Le Moreh, le maître, celui donne la Torah, est celui qui montre, celui qui fait voir ce qui devrait être évident mais qui ne l'est pas encore si on ne le montre pas. C'est celui qui désigne ce qu'il faut percevoir de ce que, de façon continue, le Créateur, à travers son monde, révèle directement à sa créature. Or le midrash, cité par Rachi comme commentateur principal de ce verset dit : « Moïse, pour la génération qui allait entrer dans l'histoire de l’accomplissement de la Promesse au pays de Canaan, en Israël, a commencé d'expliquer cette Torah ». Et le midrash précise : « en 70 langues ». On peut se demander pourquoi le midrash nous donne une explication aussi précise de ce que voulait dire ce verset. S'il y a nécessité d'expliquer, d'instituer une tradition orale, parce que Moïse va achever son voyage terrestre – Moïse n'est pas mort pour nous, mais il a achevé son voyage terrestre - Pourquoi parler de traduction ? Il y a là un problème extrêmement important précisément celui des traductions du texte, qui nous est transmis par les hébreux et qui implique que lorsque Dieu a choisi de se révéler en direct dans l'histoire, il a choisi de parler hébreu. S'il y a des raisons à ce choix très particulier, est-ce que la traduction est possible ? Dans cette perspective une herméneutique permanente, une exégèse, une lecture faite autrement qu'en hébreu auraient-elles des chances de rester authentiques ? Cet enseignement de Rachi qui cite le midrash est très important pour notre sujet. Lorsque Moïse commence à expliquer la Torah pour les générations où il ne sera plus présent physiquement en tant que guide terrestre d'Israël, pourquoi le midrash parle-t-il de 70 langues ? Ceci nous envoie déjà au Sinaï. Nous avons un autre midrash dans le Talmud, - et je reviendrai à ce premier midrash - qui nous dit que la Révélation du Sinaï fut faite, simultanément pour Israël et dans 70 langues pour l'universalité du genre humain. La manière très précise de dire qu'il ne peut y avoir de Révélation qu'universelle pour l'unique Créateur qui se révèle, et – c’est la tradition hébraïque - sans aucun intermédiaire. Par conséquent, il y a un relais - qui est la traduction - pour les autres peuples, pour les autres nations, pour les autres manières d'être homme, dont chacune a le langage particulier de son identité profonde.

Le verset du Deutéronome nous indique que c'est lorsque Moïse explique en une autre langue le contenu de la Révélation que son explication a le moins de chance de rester fidèle. Si c'est un homme des nations qui plaque sa traduction sur le texte hébreu, inévitablement, il projette sa propre façon d'entendre la Révélation, sa propre conceptualisation. Il y a eu certainement dans l'histoire un drame, lorsque cette Révélation unique mais universelle a été communiquée aux nations. Ce n'est pas toujours Moïse qui a traduit, mais malheureusement, du point de vue de la tradition juive (et beaucoup de nos malentendus et de nos tensions viennent de là), ce sont des hommes étrangers à Israël qui ont projeté sur le texte hébreu les catégories de leur être profond.

Création continue, cela signifie qu'il y a une dimension de transcendance et une dimension d'immanence dans la relation entre le Créateur et la créature. La catégorie de transcendance est celle de l'origine, du commencement. Du : « au commencement Dieu créa le ciel et la terre ». La relation de Créateur à créature est une relation de transcendance. Mais elle a une dimension d'immanence, importante, qui parfois se fait dominante d'ailleurs, et qui est celle de la Création continuée. Là apparaît la catégorie qui est la clef de notre problème. Il ne peut y avoir Révélation continuée que s'il y a relation continuée entre le Créateur et la créature. La notion de Révélation elle-même possède ces deux dimensions d'immanence et de transcendance. La relation transcendante pour la révélation, c'est ce que nous appelons la Loi écrite. Mais il y a une relation d'immanence qui parfois se fait dominante et qui est celle de la tradition orale. Là apparaît une catégorie qui est la même pour ces deux notions : Dieu comme Créateur, et ce Créateur se révélant dans l'événement, se révélant centralement dans la Parole. Or quand il choisit de se révéler en direct si j'ose dire, Dieu parle hébreu.

L'hébreu peut expliquer ce que Dieu lui a dit, pour toute l'humanité. C'est la catégorie du midrash. Je suppose que M. Abécassis a dû vous en parler précisément vendredi matin. Je regrette de n'avoir pu entendre son exposé et vous m'excuserez s'il y a des recoupements inévitables.

Le midrash, c'est-à-dire cette dimension d'immanence absolue qui est plus qu'un écho puisque c'est une Parole perpétuellement parlée par le Créateur, créant le monde par cette parole même, et qui l'explique et qui en dévoile les lignes de valeur pour la conduite et pour la vie intérieure : la loi, le récit historique, au niveau de la tradition orale, la halakha, l'élaboration des règles de la conduite pratique, la hagadda, l'explication du sens de la destinée de cet homme à qui cette loi a été confiée, donnée ; c'est la catégorie du Khidush. Vous me permettrez de faire encore une fois rapidement une analyse de philologie à propos du problème suivant : l'histoire – car c'est de l'histoire qu'il s'agit quand nous parlons de Révélation. Bien entendu l'histoire est aussi comme le champ de bataille entre deux forces que Dieu a mises dans son monde : le temps et l'homme. Il existe une sorte de combat pour la survie de l'homme, contre le temps. Lorsque le temps triomphe la mort apparaît. Mais lorsque l'homme triomphe, c'est le khidush qui apparaît, le renouvellement de ce qui est créé...

Mais je voudrais préciser le sens hébraïque de ce terme, parce que c'est l'herméneutique permanente, enfin le midrash permanent de la tradition orale hébraïque transmise par écrit, mais qui n'est présente, réelle, vivante, que si elle est lue. Vous avez en français l'habitude de dire et nous connaissons aussi cette expression en hébreu - les Ecritures. Mais en réalité, pour la tradition juive et musulmane aussi pour le Coran -il s'agit du miqra', et le miqra' signifie lecture et non pas écriture. Il y a le Livre, qui est écrit, mais à ce Livre on peut faire dire n'importe quoi. Et il y a le Livre qui est lu. Or c'est la lecture qui fait autorité, plus que l'écriture. Et la dimension de l'immanence dans cette catégorie transcendantale de la Révélation réapparaît à nouveau. Or, en hébreu, nous disposons de deux termes pour exprimer le changement. Et le drame de la destinée de l'homme dans cette lutte où il est aux prises avec le temps se trouve être précisé par ces deux termes : le Chinouï, plus directement compréhensible pour les hébraïsants mais dont je vais expliquer une nuance importante pour notre sujet. Le Chinouï signifie un changement par lequel on devient autre que ce qu'on a été, avec au bout la disparition. Devenir autre pourrait se dire et s'entendre en fonction de l'altérité. En français, dérivé du latin, altérité est très proche d’altération. Changer pour s'adapter au temps mais pour devenir autre que ce qu'on a été, cela a été le sort des grandes civilisations que la Bible a jugées. Elles ont une histoire, mais au terme de leur histoire, terme qui s'annonce dès leur apogée, elles vont changer, adopter une autre manière d'être la civilisation. Et le temps des nations, des empires, des civilisations, dans la catégorie biblique, est ce temps du changement qui fait que l'on devient autre, c'est-à-dire que l'on disparaît, que l'on est caduc, que l'on est mortel. Même s'il faut du temps pour que cette dégradation aboutisse à la mort de l'être profond, on peut dire que dès le début du processus, il est mort. Car si la nature d'une créature est d'être mortelle elle est en effet déjà morte dans son principe. Et puis il y a le terme, « les vivants ». Pour ceux-là, même quand la mort biologique apparaît, ce n'est plus qu'un changement de vêtement, car ils restent vivants dans leur principe, tandis que les mortels sont morts, même dans leur vie. Et lorsque donc le temps des nations - et dans le temps des nations, le temps des civilisations, du changement et du Chinouï qui mène à la mort domine, alors il n'y a pas de renouvellement, pas de Révélation. C'est un peu ce à quoi fait allusion, selon le midrash, le verset du roi Salomon : « il n'y a rien de nouveau sous le soleil ». Ce temps du soleil, ce temps des années solaires qui se succèdent, ce changement du Chinouï, c'est le temps tragique du triomphe de la durée sur l'homme, c'est le temps qui mène à la mort. Dans ce temps de l'année solaire, vous remarquerez qu’en hébreu chanah (l'année solaire) est très proche de la racine Vechanot (changer), qui donne le mot Chinouï ; Chem signifie, « deuxième ». On devient autre, on devient second, et dans le temps du soleil il n'y a rien de nouveau, dit l'Ecclésiaste, et cela signifie « il n'y a pas de Khidush ». Il n'y a pas de Khadash, l'autre manière de se renouveler, celle qui fait qu'on se retrouve triomphant du temps, qu'on trouve la permanence de l'identité profonde, l'unité de cette identité, malgré la succession du temps. Or il est important de voir que le mot de Khiduch va donner le mot de Khodesh qui est le mois lunaire, alors que le mot de chinouï va donner l'année solaire. Et lorsque l'Ecclésiaste dit « il n'y a rien de nouveau sous le soleil », cela veut dire qu'il ne se passe rien dans l'histoire des civilisations puisqu'elles sont mortelles et qu'il n'y a pas de Révélation. La Révélation ne peut être donnée que dans cette manière d'être la créature, cette manière d'être homme à qui a été confié le privilège du Khiduch, du renouvellement qui fait qu'il y a éternité malgré le temps. Et c'est un peu cela qu'indique le récit de l'histoire d'Israël, préalable à la Révélation elle-même. Au point que la première Révélation faite à Moise au moment de la sortie d'Egypte fait allusion à cette capacité du Khiduch, cette capacité de renouvellement permanente. Le verset du début de l'Exode, le premier commandement de la Loi donnée à Israël à la sortie d'Egypte, concerne le calendrier, le temps va se renouveler, une histoire va commencer à la sortie d'Egypte. C'est pourquoi le verset dit : « C'est ce mois-ci, renouvellement à la manière du temps lunaire, qui sera pour vous le principe de tous les renouvellements ». A partir de la sortie d'Egypte, éclate cette capacité de Khiduch qui fait qu’immédiatement plus tard la Torah sera révélée à Israël au Sinaï et, parce qu'un peuple, une collectivité, une manière d'être homme ont témoigné de cela, qu'elle sera capable d'être le réceptacle de cette révélation permanente, parce qu'elle est le plus proche possible du projet du Créateur dans sa prérogative de Création permanente.

Je ne voudrais pas ici vous faire une analyse théologique ou métaphysique de cette notion de Création continue, je pense qu'il suffit de l'apercevoir comme donnée de foi, postulat du discours biblique. Dieu ne crée pas le monde comme un fabricant, qui après avoir façonné un objet l'abandonne. Pas d'autonomie de l'être créé qui fonctionnerait en lui-même, mais une relation de Créateur à créature absolument permanente. Si un seul instant l'influx du Créateur après la Genèse venait à cesser, la création s'évanouirait. Dans la liturgie juive Dieu renouvelle sans cesse sa Création. Seul l'être capable de ressentir cette présence permanente du Créateur peut entendre la Révélation. Celui qui ne perçoit pas, dès maintenant, ce renouvellement permanent du monde - qui est le véhicule des commémorations des grands moments de rendez-vous, le véhicule des moments de joie pour la conscience humaine avant la résurrection, qui ne perçoit pas que quelqu'un lui donne de la vie à chaque instant, mais pense que le monde au contraire fonctionne sans renouvellement, comme une sorte de machine impersonnelle, ne peut connaître vraiment la joie.

Il y a une indication de la liturgie biblique de la Loi de Moïse : « Tu te réjouiras au jour de Fête ». Bien sûr, le jour de Fête est fait pour se réjouir. Mais il y a quelque chose de plus profondément relié à notre sujet. Les jours de fête sont les commémorations de ces éclatements d'évidence de la rencontre entre le Créateur et la créature ; ils affirment qu'il se passe quelque chose, qu'il y a quelqu'un avec qui nous sommes en relation derrière l'apparence monstrueuse de l'impersonnalité du monde. Ce jour-là tout se dévoile. Il y a eu Pâque, la sortie d'Egypte, la Pentecôte, la Révélation de la Loi ; il y a, en ces moments de rendez-vous, le signe que la joie est possible, et ce pourquoi la liturgie nous dit qu'à moins d'être un blasphémateur il faut se réjouir, les jours de fête. Mais se réjouir de quoi ? De cela dont nous avons les preuves à travers les signes de la commémoration : que la Révélation est possible. Et cette Création continue, qui est Création de ce qu'il y a de nouveau dans le fonctionnement du monde est, au niveau du Créateur, du Révélateur, ce que j'appellerai le Khiduch du midrash. Correspond, à chaque changement de l'état du monde resté relié au Créateur, un changement de sens, mais non pas au sens de devenir autre, un renouvellement de sens de sa Parole Révélée. C'est la même absolument, mais de même que le monde est le même et jamais le même à chaque instant, la Parole de Dieu, transmise par cette manière d'être homme qui l'avait reçue la première fois, est la même absolument, mais pourtant se renouvelle absolument à chaque moment du temps.

C'est pourquoi il faut restituer une catégorie qui est celle de la tradition. Ce n'est pas n'importe quelle lecture qui peut être authentique en ce renouvellement permanent de la lecture. Il y a autant de possibilité de lecture arbitraire que de dévoilement de cette manière d'être homme qui a été le véhicule de la Révélation. Toute lecture est a priori hérétique, quelle que soit la connotation de ce mot au XXe siècle, dans le sens strict, si elle n'est pas, d'une certaine manière, le renouvellement du visage de la tradition même. De la même manière que si le visage n'est plus animé par ce renouvellement il n'est plus le visage de l'homme de la Bible. C'est ce que nous avons appelé, depuis des siècles, l'hérésie sadducéenne, de fixation du visage, de fixation du texte, qui n'est absolument pas juive en ceci qu'elle est le signe de l'hérésie fondamentale pour notre sujet.

Vous me permettrez d'ouvrir une petite parenthèse pour décrire la différence d'attitude entre le lecteur sadducéen de la Bible et le lecteur de tradition pharisienne, dans le sens étymologique juif, et non dans le sens du dictionnaire où il se confond avec pharisaïsme, ce qui est tout à fait autre chose. Nous dirons peut-être qu'il y a un humour du vocabulaire et que, dans les dictionnaires hébreux, ce qui est dit des pharisiens dans le dictionnaire français, est dit cette fois des Jésuites en Israël.

Il y a deux attitudes fort différentes. Je décris d'abord l'attitude sadducéenne, en schématisant. En ayant surtout dans mon objectif le lecteur intellectuel de la Bible. La lecture purement intellectuelle de la Bible, est très éloignée de ce que nous pouvons vivre dans la lecture traditionnelle du Khidush permanent. Pour l'intellectuel qui rencontre la Bible, ce livre ne lui a pas été donné par la tradition ; il lui est transmis par l'histoire de la culture. Et alors, pour le lire, il lui faut des dictionnaires. Il a donc une Bible et des dictionnaires. Il étudie, il lit, il cherche, il creuse, il analyse, il arrive à des résultats et il y croit. Il croit à ce que, lui, lit. Et c'est là l'attitude proprement sadducéenne. Alors que l'attitude de la tradition pharisienne est une attitude inverse. C'est l'attitude d'un homme qui vient d'une histoire et qui a une mémoire, qui vient d'une manière d'être homme dont la Bible a parlé dans l'histoire d'Israël et qui, à travers cette mémoire, sait que ce livre que son père lui a transmis, a un sens et que c'est le sens vrai de la destinée humaine. Il ne sait pas encore en donner la preuve mais il le sait, par tradition familiale, par mémoire. Et il se rattache à ce Livre d'abord dans une attitude de foi absolue et a priori : ce livre est la Vérité. Il l'étudie donc pour savoir en quoi il croit, et non, comme le sadducéen, pour croire en ce qu'il étudie. En résumé, pour situer le khidush, pour qu'il apparaisse, il faut en quelque sorte y mettre une âme et pas seulement une compréhension intellectuelle.

Que dit maintenant la lecture des hébreux d'aujourd'hui ? L'hébreu d'aujourd'hui, selon le verset du Deutéronome que j'ai déjà cité, peut révéler à l'universalité des hommes la lecture vraie de la Bible. Permettez-moi à ce propos une analyse dont je vous demande de bien saisir les nuances. Les hommes de la tradition juive ont été intrigués, dès le début de la diaspora interne de la chrétienté, par l'éclatement du monde culturel unique, que représentait cette chrétienté, en différentes « églises », surtout entre différentes théologies et interprétations diverses de la Bible : tradition, subjectivisme, fondamentalisme, etc., vous connaissez mieux que moi ce drame de la chrétienté en face du Livre qu'elle reconnaît comme le témoignage de la Vérité. Je crois que c'est le mot témoignage qui traduit testament, à l'origine, parce que testament nous gêne, comme signifiant l'héritage de quelqu'un de mort. Or c'est d'un témoignage qu'il s'agit. Ce que je voudrais dire maintenant concerne notre sensibilité traditionnelle. Bien entendu, il y a des différences théologiques entre les protestants, les catholiques, les orthodoxes, il y a des nuances entre les différentes tribus d'Israël, de « l'Israël chrétien », - je mets entre guillemets, mais généreusement - il y a, derrière toutes ces nuances, une réalité culturelle beaucoup plus fondamentale et qui est la manière d'être homme qui fait qu'un chrétien est plutôt protestant, ou plutôt catholique, ou orthodoxe. Bien sûr il y a toutes les exceptions du paradoxe, de la synthèse paradoxale de la personne humaine. Il y a par exemple des catholiques scandinaves ou des protestants espagnols. Et je crois que le schéma que je vous proposerais est à nuancer, mais qu'il y a là identité fondamentale du lecteur en tant qu'homme qui est première par rapport à la querelle théologique, exégétique. En général le monde latin est catholique, le monde slave orthodoxe, le monde anglo-saxon protestant. Et en général, un juif est juif, dans sa lecture. Ce qui veut dire que peut-être lorsque c'est un non hébreu qui lit le Livre des hébreux, surtout à travers des traductions, c'est un autre Livre qui apparaît, à moins que Moise ne vienne éclairer ce que lui-même avait voulu dire. En utilisant la propre langue du lecteur je n'ai pas parlé de l'islam ; il est bien évident que lorsque c'est Ismaël, l'autre fils d'Abraham, qui lit la Bible, nous avons alors le Coran. Cette permanence de la Révélation fait partie de l'éternité d'Israël. C'est là où est perçu le dévoilement du Créateur comme Créateur, dans le Khidush perpétuel, qu'apparaît la capacité d'être celui à qui Dieu va dire, à travers la Bible :

Ecoute. Israël !

Arrivons donc au Buisson Ardent lui-même. Puisque j'ai proposé comme intitulé : appel à la délivrance, il me faut expliquer de quelle délivrance il s'agit, expliquer ce qui a été dit à Moise au Buisson. Avant de lire les quelques versets qui éclaireront le fond du problème, vous me permettrez de rappeler que c'est la première fois que Moïse a une Révélation. Et il a déjà 80 ans d'après le récit Biblique. Voici donc de quoi il s'agit. Il a vécu d'abord 40 ans comme héritier présomptif de la civilisation égyptienne, fils adoptif du Pharaon lui-même. Après cette première période de quarante ans, (dans les premiers chapitres de l'Exode), il n'y a encore aucune Révélation de Dieu à Moïse. Moïse lui-même prend conscience que l'asservissement, l'aliénation, l'exil des hébreux en Egypte est tel qu'il faut y mettre fin. C'est une initiative entièrement personnelle. Je n'ai pas besoin de vous relire le texte, vous vous y référerez. « Va t'occuper de tes frères les hébreux » : Moïse pouvait considérer à juste titre les Egyptiens comme ses frères ou les hébreux comme ses frères. Une scène le fait choisir : il voit l'égyptien frappant l'hébreu, il choisit l'hébreu contre l'égyptien.

C'est un peu l'identité très difficile à décrire du juif de la diaspora. Il peut être soit porteur de la civilisation égyptienne, soit porteur de l'avenir de l'histoire d'Israël. Il a choisi, et son choix était moral, à priori de toute Révélation de type théologique ou prophétique. Et ce choix fait basculer l'histoire du monde à travers l'histoire de Moïse. Il s'enfuit, il va rester quarante ans chez Jethro qui deviendra son beau-père. C'est au bout de quarante ans que la Révélation du Buisson Ardent lui sera donnée, et, (très important à souligner) s'il y a Révélation, c'est en tant qu'appel à la délivrance. La Parole de Dieu est à délivrer. Vous avez remarqué le temps de silence absolu, dès qu'Israël, la famille de Jacob, à la fin de la Genèse, commence sous l'exil en Egypte. La Parole s'arrête. Je ne dis pas qu'elle n'est pas là, mais elle est prisonnière, elle sera « délivrée, à peu près comme on dit en français délivrer un message ». C'est donc que le message était prisonnier, et qu'il fallait le délivrer. Bien sûr c'est Israël qui est prisonnier, et donc la Parole est prisonnière. Entre la fin du Livre de la Genèse et le début du Livre de l'Exode il se passe très exactement 2l0 ans de silence absolu, comme si la bouche qui dit la Parole ne pouvait plus parler. Il faut donc ouvrir cette bouche et permettre à la Parole d'être délivrée. Mais pour cela il faut libérer Israël de son exil. Mais il y a un troisième niveau encore : qui est emprisonné, qui est empêché de parler ? Qui est dans l'exil vraiment ? Eh bien, c'est le Créateur lui-même. Il faut donc délivrer Dieu lui-même le rendre présent au monde. Pendant 80 ans Moïse n'entend rien, et voilà que subitement, à propos de la Révélation du Buisson Ardent, il se révèle à lui que Dieu était toujours présent, qu'il parlait toujours, mais qu'on ne l'entendait pas. Et sa première parole signifie : Occupez-vous de délivrer les bouches, d'ouvrir les bouches, et pour cela de mettre fin à l'exil. C'est le monde, en tant que fils de Dieu, qui est dans cette parenthèse de clandestinité embryonnaire que nous appelons ce monde-ci. Il faut le délivrer exactement comme une femme enceinte qui met au monde son enfant. Je reviens au contexte historique du Buisson Ardent. Lorsque Jacob a rejoint Joseph, en Egypte, commence cette histoire qui fait qu'après quelques générations, Joseph deviendra Moïse mais dans l'autre sens, Joseph était l'hébreu allant vers l'extérieur du monde, adoptant le vêtement de l'égyptien, Moïse est ce même hébreu de double appartenance qui va enlever le vêtement égyptien et redevenir hébreu.

Là commence l'histoire de la clandestinité jusqu'à l'exil et du silence de la Parole. Le silence, c'est une parole empêchée d'être entendue, d'être exprimée, et il faudrait ici reprendre tous les récits des Patriarches où, chaque fois qu'il y a une tentative, une tentation de quitter Israël, lieu de la Révélation, alors il y a un message : sache que tout va être caché pendant que tu seras en voyage. Mais je serai là, je serai avec toi. Mais ce n'est pas visible, ce n'est pas audible, il faut donc que la délivrance de la sortie d'Egypte permette cet éclatement de la Révélation qui va avoir lieu au Sinaï. Apparemment c'est l'homme qui est en jeu, c'est Dieu qui est en jeu en tant que Créateur. J'emploie là une catégorie que je ne voudrais pas exprimer comme simplement et purement mystique. Parce que nous avons une sensibilité historique de ces thèmes d'identité, dont la tradition nous parle. Par exemple le Talmud enseigne, - la Kabbala le reprend sous différentes manières - que, quand le peuple d'Israël est en exil, la Présence de Dieu au monde est en exil. Si Israël va en exil, la Chekhina va en exil. La Chekhina est cette évidence de présence qui est le véhicule de la joie parce qu'il est évident qu'il se passe quelque chose, le Créateur continue de s'occuper de son œuvre ; nous ne sommes pas renvoyés à l'univers tragique des matérialistes. La Chekhina n'est pas seulement en exil à propos d'Israël, elle est en exil tout court.

Je ne peux résister à la tentation d'ouvrir à nouveau une parenthèse pour mettre en évidence à quel point nous vivons ces problèmes de façon actuelle, très intense. Depuis deux mille ans, il y a un thème dans la conscience chrétienne qui s'est considérablement renouvelé depuis peu, et c'est le thème du « peuple juif déicide ». Nous avons déjà commencé à nous expliquer un peu là-dessus. Qu'est-ce que voulait dire cette formule que ceux-là mêmes qui la formulaient ne comprenaient pas suffisamment ? Que les juifs étaient responsables de l'occultation de la Présence de l'Evidence de Dieu au monde. Dire « la mort de Dieu », a un sens païen que nous rejetons. Et puis c'était une chose énorme et qui a coûté beaucoup à l'humanité. Mais on commence à mettre en question ce thème du peuple juif déicide. Alors que, pour parler des mêmes choses, il eût été plus juste de dire : quand Israël est en exil, la Chekhina est en exil.

Mais voilà le verset que je voulais vous citer :

« Lorsque Jacob rassemble ses enfants avant de mourir, il va les bénir, il entreprend de leur dire ce que sera leur destinée jusqu'à la fin des temps de cc monde-ci, de l'histoire présente du monde qui doit mener à l'aboutissement messianique ». Et puis on apprend que cette révélation le quitte. Il se borne à les bénir. Il faut scruter précisément le texte pour voir ce que doit être cette prédiction d'avenir puisque cet avenir est béni. Il a un doute : peut-être Israël comme créature, en tant qu'homme, dans son histoire terrestre, n'arrivera-t-il pas à obtenir le mérite, la délivrance de I'exil. Alors c'est après la bénédiction donnée à la tribu de Dan (Genèse 49, 18) : « C'est en ton salut que j'espère, Dieu » Quelle est la lecture habituelle, et vraie ? Puisque cela veut dire : c'est ton salut que tu donneras à Israël que j'espère. Vous avez deviné qu'il est une autre lecture plus profonde : C'est dans ton salut que j'espère. Comme je sais que tu seras sauvé, tu nous sauveras. C'est toi qui es en question. Fais que la délivrance arrive, parce que c'est en ton salut que j'espère. Et effectivement c'est ce qui va arriver. A chacune des époques de notre histoire où le temps était venu que ce message de la Parole du Créateur soit délivré à nouveau, parce que c'était le temps de l'achèvement d'une civilisation, c'était le temps d'une sortie d'Egypte, - et peut-être sommes-nous en un temps analogue -, alors commence la nécessité pour Israël d'être délivré de l'exil, que soit constitué le véhicule de cette Parole. Et nous voyons qu'il faut provoquer cet événement de façon terrible, comme s'il y avait un grand attachement – c’est dur pour Moïse de devenir égyptien, et la Bible nous raconte cette difficulté. Mais c'est très dur pour Moïse égyptien de redevenir hébreu. Il y avait un tel attachement d'Israël à l'universel humain que la fin de l'exil est dans la douleur et dans la catastrophe. L'espérance juive de la réussite de cette délivrance de l'exil contemporain est profondément animée de ce que dit cette lecture du verset : c'est en ton salut que j'espère. Rappelons les Psaumes : « Ce n'est pas pour nous mais pour toi » Un exemple de cette lecture du Khidush renouvelé. A chaque moment où il est nécessaire qu'Israël comprenne ce que la Bible dit pour lui-même, se dévoile un harmonique du texte qui ne peut être entendu que si la péripétie historique qui la provoque apparaît aussi.

J'ai choisi l'épisode suivant. Lorsque Jacob fuit la colère d'Esaü, il va se réfugier chez son oncle Laban. Et c'est là-bas qu'il se mariera, là-bas dans ce premier exil, -il est possible que ce soit au Liban d'ailleurs - ou il rencontre les bergers de Laban.

Je vais vous lire le texte tel que nous le lisons habituellement. Et si nous nous posions la question : la rencontre de Jacob avec les bergers, ne serait-ce pas la rencontre d'Israël avec l'humanité ? L'interrogation que pose la tradition orale peut donc être formulée de la manière suivante : ce Livre, qui dit ce que Dieu a dit à nos ancêtres, en leur temps, que dit-il pour nous, en notre temps ? (Genèse 29, 4).

Le dialogue est apparemment anodin. Jacob qui fuit la colère de son frère arrive au pays d'Haran, dans la ville d'Haran. Ayant rencontré des bergers, il leur dit : « Mes frères » Il vient de savoir qu'il n'a pas de frère ; son frère c'est son ennemi. Ils répondent : « Nous sommes de Haran » Jacob leur dit : « Connaissez-vous Laban fils de Nacon ? ...est-il en paix ? » Et ils répondent : « Il est en paix ». On se dit « Mes frères ». On demande s'il y a la paix, on répond qu'il y a la paix. Alors Rachel apparaît et l'histoire d'Israël commence. Au-delà de tout cela, il y a la rencontre d'Israël et des Nations dans l'essentiel. Jacob n'a qu'un mot à dire : nous sommes frères. C'est-à-dire il n'y a qu'un problème à résoudre, celui de la fraternité. Voilà le slogan de notre problème : mes frères. Là où c'est possible, la Parole passe. Vous remarquerez combien, depuis que Caïn avait tué Abel, le mot de frère avait disparu du texte. On cherche le frère, on cherche celui avec qui on pourrait parler de la même chose. Nous avons le même Créateur. C'est un problème à résoudre, leur dit Jacob, puisque nous sommes créés ; c'est l'agressivité, la rivalité des créatures. Nous avons un Créateur, donc nous n'avons qu'un seul problème à résoudre comme créatures : celui de la fraternité. Dieu nous crée tout entiers, mais il nous crée rivaux. Il n'y a pas moyen de faire autrement. Jacob rencontre les bergers, il leur dit : « Mes frères, vous venez du néant ». Ce qui veut dire : « Vous êtes créés ». Ils répondent : « Non, nous sommes de Haran, nous venons de Haran », la ville où s'installa la famille d'Abraham après Ur-Qasdim. Mais Haran, en hébreu, veut dire la Colère. Ils disent : « Nous venons d'une grande colère ». Péché Originel. Dieu s'est mis en colère. La grande colère du monde.

Mais il n'y a pas que ces deux façons de comprendre la Révélation, il y en a autant que de relations particulières entre le Créateur et la créature à tous les degrés de l'être. Celui qui vit l'histoire en sachant que c'est Dieu qui anime l'histoire, est dans l'herméneutique permanente, dans l'écoute permanente du renouvellement de sens de la parole unique, absolue, donnée à toute l'humanité à travers Israël.

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