Obédience : NC Loge : NC 21/11/2008


Histoire(s) à dormir debout


Inséparable des interrogations métaphysiques, l’histoire se vit, se lit et s’écrit au rythme de nos tourments et de nos aspirations. L’homme tombé dans le temps cherche-t-il la vérité, ou une excursion dans l’univers des reflets ? Se laisse-t-il captiver par les petites histoires pour se soustraire à l’oppression de la grande Histoire, pour mettre en suspens sa disgrâce et son angoisse existentielle, pour goûter un moment d’éternité et d’enchantement ?

Pourtant, les contes et légendes destinés aux enfants sont loin d’être idylliques. Ils sont souvent d’une cruauté terrifiante et par eux, les mortels savent leurs jours comptés. Mais par eux aussi, ils apprennent à en faire des contes et des comptines. Comme la grande Histoire, ces historiettes captivent les auditeurs dans leurs filets, mais leur accordent également un sursis en leur procurant le réconfort d'une lecture riche de sens. Les histoires à dormir debout racontées aux enfants ont pour rôle de distiller l'horreur : bercés d'effroi, les petits s'endorment, mais ils disposent désormais de talismans pour affronter le pays des songes où les guettent les monstres dévorants et les magiciens pervers. Dormir debout, c’est aussi se tenir droit dans ses rêves.

Telle la naissance, l’entrée dans l’Histoire se vit dans la violence. Cela commence par un son sourd et continu, cette vibration grave des premières mesures d’Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, puis cela explose soudain en une fanfare tumultueuse. Ainsi procède la muse de l’histoire, Clio, dont le nom a d’abord signifié la rumeur. « Le bruit et la fureur » s’installent, car tout événement s’apparente à un accident et suppose une effusion de sang. L’Histoire inaugure le règne du meurtre, celui du père, du fils, du frère et celui trop oublié de la mère. Dès l’aube des temps, l’homme s’inscrit dans la logique sanguinaire de tuer pour vivre.

Le traumatisme de cette déchirure initiale se double aussi d’un sentiment d’exil : arraché au paradis intemporel de la matrice, où il flottait sans souci dans la quiétude d’un assouvissement perpétuel, le petit d’homme arrive, nu, dans un monde hostile. Tel le profane plongé dans le cabinet de réflexion, il comprend d’emblée la coïncidence de la vie et de la mort. Confronté à la dégradation du temps, il rêve alors de refuges hospitaliers : le lit où il se pelotonne, le bain où il s’abandonne, la femme près de laquelle il se blottit, la communauté où il se fond. Loin d’envisager une démarche progressive, il cède aux tentations régressives et se tourne vers des refuges traditionnels (telle la cellule de moine) ou modernes (supermarché, vidéo, drogue, doudous et addictions diverses). Quand écrirons-nous enfin une histoire des régressions ?

Ces refuges peuvent devenir des creusets, à condition d’en sortir. Ainsi, notre temple nous soustrait temporairement à la version anecdotique de l’Histoire, à la dispersion et au tumulte, aux fausses urgences du présent où nous gesticulons frénétiquement en faisant corps avec des actes sans portée et sans lendemain. Quand les décideurs d’aujourd’hui vibrionnent, tels des pantins toujours en retard d’une crise, ils n’affrontent rien, sinon leur néant et leur incapacité à donner un sens à nos vies. Le culte de l’actualité et le fantasme de l’histoire à marche forcée leur font prendre le repos et la méditation pour des pertes de temps, la mémoire pour un refuge de passéistes, quand il s’agit au contraire du plus formidable accélérateur d’évolution jamais mis au point par l’esprit humain. Ils condescendent à sacrifier à quelques commémorations, à la va-vite, entre deux avions et trois sonneries de téléphone mobile, pour suivre les avis de leurs conseillers en communication et ne pas perdre les voix des nostalgiques. Mais, dans ces conditions, les commémorations se réduisent vite à un ballet de singes et de perroquets.

Aujourd’hui, le néolibéralisme s’attaque aux fêtes nationales et même au calendrier liturgique, en visant la Pentecôte et le Dimanche. Finis le farniente et le défilé dominical en socquettes blanches et en souliers vernis. Le loisir retourne aux privilégiés et les laborieux sont maintenus dans un état de disponibilité permanente. La carte du temps se prépare et elle ne sera pas la même pour tous. En fonction de leurs options idéologiques, les sociétés ont toujours choisi de commémorer ou d’ignorer leurs jalons historiques (les panthéons se peuplent, les statues se déboulonnent, les rues se baptisent… ou se débaptisent). Mais dévitaliser les anniversaires revient à parquer les hommes dans un temps sans repères et sans projet. Notre Parlement vient ainsi de reconnaître aux seuls historiens la compétence en matière d’interprétation de l’histoire, mais, simultanément, le Ministère de l’Education vaguement nationale les étrangle en en reléguant l’Histoire au rang d’option et non plus de matière essentielle à la formation des citoyens. Après les récupérations impérialistes et nationalistes, l’Histoire entre dans l’ère du brouillage avec la mondialisation. Pour justifier ces entreprises, les gestionnaires du présent invoquent le pragmatisme et la rentabilité. « Il faut vivre avec son temps », assènent-ils sans avoir peur des clichés, réduisant ainsi toute la démarche humaine à une vulgaire besogne d’adaptation. Ils condamnent l’histoire comme un abandon improductif à la nostalgie. Mais effacer ainsi l’histoire autorise le retour de toutes les exactions et la retombée dans toutes les vieilles impasses.

Il faut choisir : ou nous acceptons l’amnésie et l’anesthésie ; ou nous préférons l’inconfort d’une lucidité douloureuse devant la marche du temps. Pour l’homme, animal temporel, la seule vraie question est de savoir si son parcours a un sens. Pendant des millénaires, les philosophies et les religions ont fait de la « créature » humaine un passager ou un otage de l’histoire. L’individu servait de jouet au destin régi par les dieux ou les malins génies. Sa trajectoire semblait pré-écrite et l’historien servait alors de narrateur à un auteur invisible. Selon cette conception, L’Histoire était toujours déjà là : elle nous attendait, comme un édifice partiellement inexploré et on pouvait la visiter, en amont et en aval, comme le héros de La machine à voyager dans le temps.

Cette idée d’un destin inéluctable, selon laquelle nous serions aux mains d’un marionnettiste pervers, apparaît dans le joli conte de La mort à Samarcande. Un jour, au détour d’un marché, un soldat du roi rencontre la mort et croit la voir faire un geste menaçant à son égard. Il court au palais pour demander au roi son meilleur cheval, afin de fuir la mort pendant la nuit, loin, très loin, jusqu’à Samarcande. Le roi convoque la mort au palais pour lui reprocher d’épouvanter ainsi un de ses meilleurs serviteurs. Mais la mort, étonnée, lui répond : « Je n’ai pas voulu lui faire peur. C’était seulement un geste de surprise, de voir ici ce soldat, car nous avions rendez-vous dès demain, à Samarcande ».

Cette vision féodale et théocentrique du monde disqualifiait les péripéties terrestres et cherchait à abolir l’histoire pour retrouver la fixité des cieux éternels. Il a fallu attendre le Siècle des Lumières pour voir l’humanisme brandir une conception plus libertaire de l’histoire, où les hommes, doués de raison, devenaient artisans de leur destinée. Puis le chamboulement de l’évolutionnisme au XIXe siècle, où la Bible cesse de faire autorité comme manuel d’Histoire. Après le crépuscule des idoles, le XXe siècle affronte l’absurde, en littérature mais aussi sur les champs de bataille. L’homme de l’histoire retrouve alors les grands enjeux métaphysiques : pris dans l’aventure collective, il cherche le sens de son parcours individuel. Car même si l’historien dégage des généralités, tout événement demeure singulier : le chien écrasé d’aujourd’hui n’est pas celui de la veille et chaque jour diffère du précédent. Pour moi, l’histoire commence avec ma naissance et s’achève avec ma mort. Comme la vérité, l’histoire devrait s’écrire en minuscules et au pluriel, même si les dominants veulent accréditer l’image du château-fort de la grande Histoire, avec le donjon où flotte la bannière des vainqueurs, mais aussi les oubliettes où croupissent les indésirables, les échoués du progrès.

Tout est donc une question de regards et de perspectives. L’histoire peut ainsi se lire au féminin, dans la continuité du flux, ou au masculin, dans la discontinuité des ruptures. La première lecture met l’accent sur la transmission et l’héritage ; la seconde le fait porter sur les hégires, les hérésies et les schismes. La première cultive les images de bonheur unanimiste et tend vers le mythe ; la seconde fait de l’histoire une succession de fléaux et de catastrophes. L’humanité semble avoir choisi la deuxième voie, celle des exils, des destructions et des reconstructions, dans le sillage de Caïn et Tubal-Caïn… tout en cherchant dans la première voie des baumes pour restaurer un peu de continuité en inventant des instances de transmission : le langage, l’amour, la religion, l’art ou la culture.

Malgré les régressions et les retours du balancier, la lecture linéaire de l’Histoire continue de prévaloir en Occident, où elle sous-tend le mythe du progrès constant, figuré comme un vecteur  aérodynamique, profilé en TGV, perforant le mur du temps et laissant le soin au car de ramassage social de recueillir les essoufflés le long de la route. À ce modèle linéaire, nous serions pourtant en droit de préférer une structure radiale, car la conscience historique naît toujours au milieu, à l’endroit où nous sommes. Tous les peuples ancrent ainsi leur histoire au cœur de l’espace et du temps et se dotent de dieux et de chefs capables de leur faire miroiter un destin unique. Ces meneurs visent eux-mêmes l’immortalité. Embaumés dans leurs sarcophages, leurs mausolées et leurs nécropoles, ils attendent une résurrection en bonne et due forme.

Or, ces chimères vont à l’encontre du renouvellement et de la différence indissociables de la vie humaine et de la reproduction sexuée. Certes, les figures tutélaires des aïeux méritent le respect quand elles travaillent à la cohésion de l’histoire ; mais elles ne doivent pas devenir envahissantes et entraver la progression des vivants. En esprit, la chaîne d’union nous relie aux ancêtres par-delà le temps, mais elle scelle surtout l’alliance physique entre les contemporains. Les filiations ne sont pas tout : l’histoire se construit aussi dans une tension fraternelle vers des aspirations communes.

Si la mémoire est une archéologie, une enquête sur les origines et les scandales de l’existence, elle doit nous servir aussi de tremplin vers le futur en nous épargnant une éternelle et absurde répétition. Elle ne doit pas entraver notre liberté : celle d’interpréter notre partition dans le concert des événements, et pourquoi pas, de la composer. Elle doit proposer une sagesse tournée vers l’avenir, comme le rappelle son étymologie, liée à la vision, à l’exposition de la vérité au grand jour.

Mais quelle vérité ? J’appelle « vraie » l’histoire celle à laquelle je veux bien croire. Cassandre en fit la triste expérience : elle pouvait lire l’avenir mais se heurtait à l’incrédulité des foules. Or, tous les dirigeants le savent : l’important n’est pas de détenir la vérité, mais d’emporter l’adhésion. Une vérité inconvenante sera rejetée si elle vient trop tôt, si elle entame les convictions acquises et les pouvoirs en place, ou si elle nuit au confort intellectuel. Phénomène classique à l’approche des conflits : à la veille de la première guerre mondiale, la déclaration fut accueillie par une ovation ; à la veille de la seconde, Daladier, en entendant la foule l’applaudir après les accords de Münich, murmura entre ses dents : « Ah, les cons ! ». Cet ancien premier à l’agrégation d’histoire était bien placé pour pressentir le désastre.

Une vision simpliste tend à faire de l’Histoire le miroir des événements réels (comme si nous savions définir le réel !). C’est oublier le rôle primordial de la lecture et l’écriture de l’histoire, car même les documents d’archives sont le fruit d’un choix, d’un cadrage, d’une rhétorique de l’image. Et l’histoire, loin d’être écrite une fois pour toutes, se réécrit sans cesse, parfois dans l’intention délibérée de truquer, de tronquer, de falsifier.

Alors, doit-on séparer la vérité historique de la fiction des contes ? Rien n’est moins sûr, car la frontière perméable entre les deux favorise l’osmose. Michelet écrit-il de l’histoire ou de la littérature ? Corneille, Racine, Shakespeare faussent-ils l’Histoire quand ils s’en emparent pour composer leurs pièces, ou saisissent-ils au contraire la quintessence des situations et des événements, en les analysant en fonction de leurs résonances pour notre espèce ? L’Histoire n’appartient-elle pas d’ailleurs aux sciences humaines, élaborées par et pour l’homme ?

En vérité, il n’existe pas de différence fondamentale entre l’acte de dire l’Histoire et celui de raconter des histoires. Les deux relèvent du même enchantement, où la transmission s’effectue de manière orale, voire tactile. Les liseuses rejoignent les lieuses, Ariane, Pénélope ou la Reine Mathilde, véritables historiennes, détentrices des secrets de la continuité organique de la vie, à l’opposé des techniciens de la suture. Elles inaugurent une autre manière de concevoir l’histoire : en la sécrétant. Elles arpentent le temps, non pour le segmenter selon une logique linéaire, mais pour le relier, telle Isis parcourant l’Égypte à la recherche des fragments disjoints du corps d’Osiris.

Cette parenté entre grande et petites histoires, les hommes politiques et leurs conseillers l’ont bien comprise. En guise de programme, les candidats se racontent et enchaînent les anecdotes. Ils font du story-telling. L’histoire ne se déroule plus, elle se ponctue, dans une nébuleuse de micro-événements. Le tour de passe-passe ne tient plus alors à la désinformation, au mensonge ou à l’erreur, mais à l’affichage même des faits. L’histoire, le réel, c’est ce dont on parle. Or, tous les jours, j’ignore des milliers de faits essentiels dont des millions d’êtres sont les acteurs ou les victimes. Ils n’existent pas pour moi. Grâce à une stratégie d’affleurements et de refoulements, le réel médiatique fait surface, puis sombre de nouveau, comme le linge sale dans le tambour d’une machine à laver. Je m’émeus, je m’indigne (puisqu’on m’enjoint de le faire), puis, accaparé par un nouveau sujet, je change de cible, apaisé, puisque j’ai payé mon tribut à l’émotion collective certifiée par les media. Et ces derniers, inlassablement, continuent leur liturgie d’exhumation et d’enfouissement, où les scoops recouvrent les scoops.

Depuis longtemps, l’asepsie télévisuelle me permet de continuer mon repas en ingurgitant à l’écran les meurtres, la violence et le sang, car même le direct est aussitôt relégué dans la sphère de la fiction. Le temps réel et le direct sont des chimères, et fort heureusement, sinon nous serions condamnés à voir la vie des autres en version intégrale, comme dans ces programmes où un individu lambda expose vingt-quatre heures sur vingt-quatre l’inepte médiocrité de son existence. Certes, chacun a droit à son quart d’heure de gloire, mais combien de moments de nos vies méritent-ils de survivre à l’oubli providentiel ? S’attendre à trouver un secret à l’étalage relève de la naïveté. À l’heure où le voyeurisme d’État resurgit comme aux plus belles heures de la Stasi, soulignons la nocivité de ce fantasme, mais aussi son ineptie, car pour épier une population, il faudrait une seconde population, mobilisée en permanence et résignée à ne jamais vivre sa propre vie.

Le temps où nous pouvions instaurer un jeu vital entre les souvenirs et les oublis appartient sans doute déjà à l’histoire ancienne. La prolifération totalitaire d’archives exposées à la perte, au détournement et surtout à l’abstraction numérique nous fait entrer dans la sphère du virtuel où s’engloutit l’histoire. Loin de la solidité de nos tracés à l’ancienne, nous voici en proie au doute hyperbolique. Tous les fantasmes peuvent alors produire des myriades d’histoires contradictoires, comme le montrent les gloses sur la réalité et l’interprétation du 11 septembre 2001. Peut-être, en ce moment même, sommes-nous soupçonnés d’être d’improbables ectoplasmes réunis dans une incertaine cérémonie d’anniversaire. Peut-être cette planche n’a-t-elle jamais eu lieu.

J’ai dit

S\  F\

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