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Le Bateleur

A la mémoire de mon filleul François C:. passé à l'Orient Eternel le 19/01/2010 à l'âge de trente-huit ans.

Ici, tout est symbole. Et par conséquent tout à priori intellectuel rigoureusement pragmatique et matérialiste ne permet pas l'accès à la réflexion philosophique dans sa forme maçonnique. A l'opposé, la croyance en notre capacité à faire accéder l'humanité à ce progrès que nous appelons de nos vœux par le seul biais de l'ésotérisme ou de tout autre forme de mysticisme ne permet pas d'avancer d'avantage. La vérité si tant est que nous puissions nous mettre d'accord sur le sens de ce mot, est quelque part entre les deux. Le symbolisme est considéré par certains comme un langage permettant d'évoquer le réel sans coller au scientisme, mais sans s'en éloigner assez pour plonger dans la fantasmagorie. Les images symboliques, si elles sont utilisées pour donner à la philosophie maçonnique le moyen de faire que la communication entre les FF. soit aisée, profonde et cohérente, alors elles deviennent un formidable outil de construction du Temple. Les images symboliques du Tarot maçonnique sont une des formes de cet outil, mais, c'est vrai, très rarement utilisées. Il me semble que le découpage du travail philosophique maçonnique en deux, à savoir planche sociétale ou planche symbolique est à la fois un artifice intellectuel et une erreur fondamentale. Je crois que toute planche devrait être sociétale au fond et symbolique dans sa forme. Je sais que la forme est au service du fond et que, donc, les deux sont indissociables. Je vais vous présenter, mes FF., une planche symbolique, et vous aurez compris que ce texte contient un message de fond. Mon F. Second Surveillant me pardonne, j'ai quelque chose à dire aux FF. Apprentis. Et comme il paraît que nous sommes tous des Apprentis …

Les premiers jeux de Tarot apparaissent en France entre 1365 et 1370. On ne connaît pas avec certitude leur origine, on la suppose orientale. Le nom même fait se perdre en conjectures les étymologistes les plus éminents. Certains voudraient lui donner une origine hébraïque par interversion vocalique du O et du A, ce qui donnerait pour étymologie « Tora », c'est-à-dire « la Bible. » Ce jeu comporte deux groupes de cartes qui sont les deux Arcanes, majeurs et mineurs. Les cartes portent le nom de Lames. Les Arcanes mineurs comptent quatre groupes de quatorze lames. Les Arcanes majeurs sont composés de vingt et une, ou plus exactement trois fois sept lames, ce sont les trois septennaires. Les lames des Arcanes majeurs portent des dessins et des signes hautement symboliques et servent au jeu, tout comme les lames des Arcanes mineurs, mais aussi et surtout à un travail de magie divinatoire pour certains ou d'introspection pour d'autres. C'est l'introspection qui nous concerne, et au premier chef. Connais-toi toi-même si tu veux avancer et faire avancer le Monde. On peut faire parler les cartes, non pas comme font les diseuses de bonne aventure qui prétendent lever une part du voile qui cache un avenir écrit d'avance et irrévocable, mais pour aider à la restauration d'un espoir affaibli, avec l'aide de la psychologie et de la sociologie. On comprend dès lors que très tôt notre Sainte Mère l'Église se soit émue de cet usage bien peu catholique qui était fait des Arcanes majeurs et s'y soit opposée. Ceci peut expliquer qu'aujourd'hui presque tous les jeux de cartes ne comportent plus que les Arcanes mineurs qui, de plus, sont devenus Pique, Cœur, Carreau et Trèfle, symboles de valeur à peu près nulle au regard de la valeur symbolique des Bâtons, des Épées, des Deniers et des Coupes qu'ils ont remplacés. Pour ceux qui se sont attachés à les conserver et à les utiliser malgré la terrifiante menace de perdre son âme et de rôtir en Enfer, les Arcanes majeurs ont connu trois dérives principales: divinatoire, kabbaliste et maçonnique. C'est évidemment la branche maçonnique qui nous intéresse ce soir.

La lame que vous avez en main, mes FF., est issue du jeu dessiné par Jean Bauchard, imprimé en 1989. Il en est de beaucoup plus anciens qui sont de véritables œuvres d'art. Nous sommes ce soir en Tenue au Premier Degré et je ne peux donc vous entretenir que de la symbolique de la lame une des Arcanes majeurs, « le Bateleur. » Le « Bateleur », appelé aussi le « Mage » ou « Magicien », ou bien le « Consultant », c'est le jeune F. qui vient de recevoir la Lumière. La lame une qui le représente porte une telle quantité de symboles maçonniques qu'il faudrait des heures pour les étudier tous, et leur très grand nombre est lui-même symbolique du désarroi de l'Apprenti devant ce monde apparemment si étrange et si complexe que représente d'emblée le rituel, le vocabulaire et la praxis maçonniques. Faute de temps je me contenterai de vous faire observer sans nous y attarder la pierre brute, la Terre, le serpent tellurique lové dans le signe de l'infini, la couleur centrale verte entourée de bleu, et puis aussi les volutes de l'eau, les sphères de l'air, les cercles de feu, la coupe, le denier, le visage à peine ébauché, le crâne qui s'ouvre tel le calice d'une fleur, et puis encore les pieds à l'équerre qui prennent racine dans la terre/mère, le petit triangle au centre des cercles de feu, le grand triangle barré au sommet tourné vers le Nadir, symbolique du Gnome. Autant d'éléments symboliques qui n'attendent que de parler.

Le « Bateleur » est néophyte, donc malhabile. C'est sa main gauche qui m'intéresse. Non pas sa main sinistre, du latin sinister, qui vient de la gauche et qui est de mauvais augure, mais sa main qui est du côté gauche, c'est à dire non à droite en deux mots, puis non adroite en un seul mot, et pour finir maladroite. On voit nettement sur la lame que le « Bateleur » tient la coupe dans sa main droite solide et sure tandis que, un peu embarrassé, il tente en même temps de sa main gauche de s'appuyer sur un bâton et de transporter une épée. C'est là pourquoi je me sens irrésistiblement attiré par l'étude de la symbolique de ce bâton et de cette épée.

Le bâton sur lequel s'appuie le « Bateleur » est une pièce de bois brut sans décor ni fantaisie, probablement la branche d'un arbre qu'on peut supposer être un acacia. Ce bâton a fonction de canne, faite non pour paraître mais pour servir. Bien que dégrossi il porte sept nœuds. De l'extrémité supérieure sortent des flammes légères, petite lumière pour aider à la marche dans les ténèbres. La pointe inférieure du bâton repose sur la terre, constituant un point d'appui et d'équilibre et le « bateleur » le regarde pour vérifier qu'il peut lui accorder sa confiance. Souvent la symbolique du bâton est celle d'une arme de défense paisible, faite pour protéger et non pour agresser. Parfois il fait naître les sources, et l'eau des sources c'est la vie qui se propage. C'est aussi le symbole connexe du feu qui purifie et qui fertilise par la force des productions de l'esprit qui est la flamme. Protection, soutien, lumière, maïeutique qui est la science de l'accouchement de l'esprit, le symbole est plus que clair, le bâton, c'est le Maître! FF. Maîtres, il n'est pas écrit que le Maître doit protéger, guider et enseigner à l'Apprenti, mais est-ce bien nécessaire de l'écrire? Dans un travail d'introspection chacun de nous pourrait peut-être se poser cette question simple: quelle sorte de bâton suis-je? Bâton de maréchal inaccessible, vieux piquet de vigne vermoulu et trop fragile ou solide branche d'acacia noueux? Je me suis soumis moi-même de nombreuses fois à ce questionnement et je n'ai pu apporter que des réponses variables selon la situation, selon l'humeur et , pourquoi pas, selon la lune. C'est sûr que mon Temple n'est pas près d'être achevé. Une seule certitude, un Maître, et à plus forte raison un groupe de Maîtres constitués en association de malfaiteurs maçonniques, ne devrait pas pouvoir tromper les Apprentis par le mensonge, les contraindre par la menace ou acheter leur conscience par de viles promesses. Cela va sans dire, certes, mais soyons vigilants et  déterminés, nous qui savons que nombre de bâtons sont restés dans la mémoire des peuples qui portaient le nom de Conducator, Fürher, Caudillo, Duce, Petit Père des Peuples et autre Grand Timonier. Pour représenter par métaphore symbolique le Maître qui conduit en sécurité sur le bon chemin de l'esprit, notre rituel a désigné l'un de nous, non dans la personne mais dans l'Office: le Maître des Cérémonies. Il serait souhaitable, me semble-t-il, que dans les Ateliers où c'est le cas il troquât sa canne de luxe pour un bâton de « Bateleur » solide et rustique car je crois que la sincérité du naturel vaut mieux que l'équivoque de la pompe.

Et le néophyte tient aussi une épée dans sa main gauche. Il la tient d'une manière peu orthodoxe, par la lame, et non, comme il se doit, par la poignée. On dira qu'il la transporte plus qu'il ne la tient. C'est qu'il va devoir s'en servir mais qu'il ne sait pas encore s'en servir. Dans le silence et dans l'obscurité de la Colonne du Nord il va apprendre la théorie du maniement de cette arme dangereuse et protectrice, bien à l'abri des conflits. La poignée de l'épée est constituée de deux éléments symboliques complémentaires: le Caducée et le Mercure. Le Caducée propre à Hermès Trismégiste est le signe de l'alliance des antagonismes. Il n'y a pas de deux principes, de deux élans contraires, un bon et un mauvais. C'est l'usage que l'on peut faire des deux associés qui peut conduire à l'efficacité, à la justesse et à la justice, en un mot, à la sagesse. Celui qui pense que la Maçonnerie devrait être le lieu de la connivence absolue où chacun est de l'avis de tous et où un propos dissonant est le signe d'un esprit pervers, celui-là n'a rien compris et son initiation est douteuse. Il faudra que l'Apprenti accepte cette idée peu répandue dans le monde profane que la tolérance et le respect passent ici par la pleine acceptation de toutes les actions, paroles et pensées, sous l'unique condition qu'elles ne fassent pas offense à la dignité humaine. Remarquablement et contrairement au Caducée primordial, les deux serpents ne se menacent pas l'un l'autre, leurs gueules menaçantes sont tournées vers l'extérieur, comme pour protéger chacun une moitié de l'espace. Dans une moitié de l'espace il y a moi, égo, dans l'autre moitié il y a toi, alter égo. Le Mercure, signe d'air, de fluidité, d'intelligence et de finesse. Le mercure se présente sur Terre à l'état liquide; métal et fluide. On peut saisir le fer, le cuivre, l'or, mais le mercure? Comme la Vierge prendre le mercure entre le pouce et l'index c'est se révéler apte à être méthodique, consciencieux et porté à l'examen minutieux et à l'analyse rigoureuse. A l'instar des Gémeaux enserrer le mercure c'est être capable de tirer profit de la tension des contraires et des forces de la bipolarité par une féconde agilité à se mouvoir dans la dualité conflictuelle du monde. Non, décidément, la Maçonnerie n'est pas manichéenne. Si un plus un font deux, un confronté à un font trois. La fonction maçonnique ne consiste pas à choisir entre l'un et l'autre mais à montrer le troisième chemin, celui de la raison, celui du milieu. C'est pourquoi le chiffre maçonnique c'est le trois et la figure maçonnique le triangle. L'épée est absolument symbolique du signe d'air. Elle donne à celui qui sait la manier des attitudes déterminées et claires. Comme il y a sept nœuds au bâton, il y a sept manières d'utiliser le glaive. Mais il se fait tard, mes FF., dans une autre planche peut-être …

Il n'est si bonne compagnie qui ne se quitte, il faut conclure. Le « Bateleur », le « Mage » ou « Magicien », le « Consultant », trois noms pour un seul être. Comment expliquer ce glissement d'appellation? Je ne sais pas, et bien malin qui prétendra le savoir. Mais bien que ne le sachant pas je veux vous le dire quand même, mes FF., pour que vous ne restiez pas sur votre faim. Je vais donc l'inventer et cette planche qui se prétend un reflet du réel va s'achever comme un conte et fera ainsi la part du rêve. Au passage je vous invite à vous méfier de l'expression « faut pas rêver », seuls les morts ne rêvent plus. Nous sommes au XIVe siècle, sur un mauvais chemin entre Sète et Agde. C'est un homme solitaire qui n'a ni feu ni lieu. Il va, en quête d'une raison de vivre. En ces temps troublés et incertains, sur les chemins grands ou petits, l'insécurité est un sympathique euphémisme. C'est pourquoi l'homme solitaire, comme tous les autres hommes solitaires, épars, s'est muni d'un baastel, il est baastelleur, avec deux A et deux L. Bien plus tard il perdra le S qui deviendra un accent circonflexe provisoire, ainsi qu'un A et un L, sans doute pour être plus léger sur le mauvais chemin. Il va de ville en village, sans trêve ni repos. Comme il faut bien survivre, que les temps sont difficiles, et que les populations méfiantes et un rien sauvages ne sont ni accueillantes ni généreuses, il lui faut trouver le moyen de se rendre sympathique à des gens incultes, arriérés et prompts à s'émerveiller, c'est à dire à se passionner pour le merveilleux, tant religieux que profane. Aussi afin de recueillir quelque monnaie ou quelque pitance se livre-t-il sur les parvis des églises à des tours de magie. Le voilà « Magicien. » Las! La toute puissante Église Catholique et Romaine n'aime pas les magiciens. C'est que ces gaillards-là ne se plient pas aux dogmes édictés dans les livres de la loi sacrée. Ils aiment, comme fait notre « Magicien », dans leur errance au cœur de la nature et de la nature humaine, chercher réponse aux questions existentielles qui nous taraudent tous et que les religieux de tout poil prétendent nous livrer toutes ficelées, définitives et irréfragables. Aussi y a-t-il un peu du Diable dans les tours de magie de ces lascars affamés de tolérance et de raison, et c'est sorcellerie. Il faut sans cesse donner son spectacle et puis fuir, prudemment.

Au plus profond d'une nuit plus obscure que toutes les autres nuits, les pas de notre « Magicien » le conduisent en la ville d'Agde. Il s'endort pour quelques heures à la belle étoile et au petit matin il se met à la recherche d'un peu de nourriture et de chaleur humaine. C'est alors qu'il apprend que dans un lieu tenu secret de la rue de Brescou, en parfaite union de cœur et d'esprit, des Maîtres en l'art de voir le fond de l'âme humaine au travers du prisme de la raison se réunissent en grande discrétion, qu'ils sont ouverts aux requêtes des hommes libres et de bonnes mœurs, et que sous condition d'une procédure rituelle on peut les consulter. Le « Magicien » cherche et finit par trouver la porte basse. Il frappe. On lui ouvre. Le voilà « Consultant. » Il a trouvé ce qu'il cherchait sans même en avoir conscience, la Lumière et la Fraternité.

Aujourd'hui on ne dit plus « Bateleur », ni « Magicien », ni « Consultant », on dit « Apprenti ». C'est dommage, si nos Apprentis étaient encore magiciens, ils pourraient ce soir égayer nos Agapes de quelques tours à la Gérard Majax.

T. V. , j'ai dit. 

Y\ B\


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