DH Site : http://parolesdinstit.blog.lemonde.fr 15/06/2007


Auschwitz : voyage de la mémoire

Voilà plus de deux mois que je suis rentrée d’Auschwitz et ma plume est encore hésitante comme ma voix est restée muette tout au long de ce voyage.

Tout me paraît depuis si vain et dérisoire ! Je fais l’expérience à l’instar des déportés rescapés de cette impossibilité de raconter l’innommable. C’est un voyage au bout de l’enfer – de ruines qui témoignent d’une entreprise machiavélique. C’est un voyage au bout de l’enfer – de ruines qui portent l’ombre de corps humiliés et torturés, d’une humanité bafouée. C’est un voyage au bout de l’enfer où il n’y a plus d’espace possible de compromis ou de petits arrangements avec sa conscience – la réalité est là flagrante dans sa nudité – principe de réalité poussé à son paroxysme. Mais, je sens qu’il me faut témoigner. C’est là peut-être la 1ère leçon de ce voyage. Je le sens et je le fais grâce à Raphaël, matricule 73295, témoin rescapé de l’enfer qui nous accompagnait – parce qu’il rayonnait du haut de ses 82 ans – pas une petite flamme, un véritable feu de vie à la chaleur duquel on se prête à croire au « plus jamais ça » - à la chaleur duquel on se dit que les capacités humaines sont infinies et qui donnent un regain d’espoir dans cette désespérance.

Auschwitz est le crime organisé, planifié avec une finesse inouïe – l’idée même de violence est surpassée – surpassée par cette volonté implacable et manifeste d’extermination, d’élimination qui pétrifie d’horreur. L’épreuve du miroir est à son paroxysme – le pire ennemi de l’homme c’est lui-même – le pire ennemi de l’humanité c’est bien l’humanité elle-même. Imaginez 40 km2 vidés de sa population de plusieurs milliers de polonais pour installer la plus formidable et la plus sophistiquée des industries d’épuration ethnique. 40 km2 - La taille du site donne l’ampleur de l’entreprise et emplit d’épouvante par cette volonté flagrante d’anéantissement.

Il faisait beau à Auschwitz ce jour là mais le sol boueux détrempé par la neige récente semblait saturer des larmes de ce million d’hommes, de femmes, d’enfants éperdus à la sortie des wagons à bestiaux.

Il faisait beau à Auschwitz ce jour là mais deux rails, rouillés, rouge sang tranchait le paysage de Birkenau en deux – frontière de fer entre le camp des hommes et celui des femmes – ligne de chemin de fer qui fut prolongée en l’honneur des juifs hongrois pendant l’été 44 – elle les débarquait directement au crématorium, leur épargnant ainsi une promenade de 2 km – il fallait faire vite le front russe avançait inexorablement et inexorablement les corps agrippés les uns aux autres emplissaient les ascenseurs du crématoire.

Il faisait beau à Auschwitz ce jour là mais l’ombre des baraquements le froid, la faim, la souffrance morale et physique, la mort planaient partout – les murs des baraques suintaient de l’odeur due à la promiscuité des corps émaciés entassés sur des bas flancs – les « coyas » - se disputant l’unique couverture ; les murs déchirés par les ongles de ceux qui cherchaient à s’accrocher encore - de ceux qui voulaient marquer leur passage absurde - de ceux qui, dérisoire graffiti, tentaient de laisser une trace de leur passage en enfer.

Il faisait beau à Auschwitz ce jour là et Birkenau le plus grand complexe d’extermination avec son million de morts révélait : - en creux des espaces d’avilissement, de souffrance et d’horreur – les fondations calcinés des douches, des chambres à gaz et des crématoires, - en plein les bûchers où l’on brûlait les cadavres et les fosses communes, tout ça, pour ne pas perdre la cadence.

Il faisait beau à Auschwitz ce jour là et j’ai cru que j’avais tout vu de cette ignominie dans cet espace glacé. Le pire nous attendait dans ce qui semblait plus confortable – Auschwitz 1, une caserne faite de bâtiments en brique rouge. J’avais vu Yad Vashem, mémorial des victimes de la Shoah à Jérusalem ; et j’avais pleuré, traversée par le chagrin d’un irréparable sublimée par l’art. Là aussi un musée mais qui m’a laissée sans larme et sans voix, comme asphyxiée. Imaginez d’immenses vitrines sur environ 10 mètres de long et 4 mètres de hauteur et derrière ces vitres : Là, 2 tonnes de cheveux – tous gris – ils ont dû être blonds, bruns, noirs, raides, frisés, ondulés, fins ou épais – et ils ont vieilli loin des têtes de ceux qui n’ont pas eu, eux, le temps de vieillir ; Ici, des milliers de valises, témoins d’un voyage au bout de la nuit, avec des étiquettes portant les noms de ceux à qui elles furent arrachées ; Là des peignes, des brosses à dent, des rasoirs, de ces petits objets d’un quotidien arrêté en pleine élan ; Ici, une petite vitrine à la taille des vêtements qu’elle abrite : bonnets de laine – barboteuses – petits chaussons de bébés dont les vagissements se sont tus à jamais. Là encore, des milliers de chaussures de toutes formes, de toutes tailles, brunes, noires, godillots ou souliers et au milieu de ce monceau informe une chaussure rouge de femme – sur la bride un petit médaillon – qui dit encore la beauté et la coquetterie fauchées avant même de s’être exprimées. Cette exposition vous jette à la figure le sadisme inouï de cette entreprise. Elle vous démontre aussi que ces crimes étaient une monstrueuse insulte parce que gratuite dont le seul but était d’avilir et de nihiliser. Ils ont fait du savon avec les cadavres. Ils ont fait des cheveux des femmes une chose minérale pour la fabrication de tissu. Par ces actes, ils ont touché au caractère sacré de l’humanité, à l’ipséité de ces hommes et de ces femmes c’est-à-dire à l’essence humaine, ce qui fait qu’on est soi et pas un autre.

Il y avait un avant Auschwitz, il y a maintenant un après. J’avais vu des images, j’avais lu des livres, j’avais écouté des témoignages mais je viens de prendre conscience que j’avais jusque là donné à cette page de l’histoire la dimension d’un timbre poste – c’est tout ce que ma perception avait pu construire comme représentation acceptable - aujourd’hui cette page de l’histoire mesure au moins 40 km2 - et je n’ai pas d’espace où la ranger. Parce que c’est innommable, c’est inclassable. Je touche à l’absurde comme on touche au sublime, (comme en chimie il s’agit d’un changement d’état).

« … Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme » Camus, le mythe de Sisyphe.

Planche exposée par une S\ du D.H. lors d’une visite de notre atelier.

Notre S\ E\ participa au voyage organisé par une délégation du Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France qui s’est rendu à Auschwitz le 18 février 2007, dans le cadre d’un voyage de la mémoire.


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