Obédience : NC Loge : NC 17/11/1999


L’Homme et son métier


Labeur, travail, métier, job, chagrin, boulot, charbon, du terme académique à  l’expression argotique, l’activité que les hommes exercent chaque jour pour subvenir à leurs besoins, à ceux de leur famille et – il faut bien le dire – à la bonne tenue des finances publiques - revêt des formes bien diverses.

Je tente d’abord de faire la distinction du métier et du travail. Ce ne sont que des mots, mais l’un, le travail, désigne plutôt il me semble l’action, la volonté, l’ardeur déployée, sachant que jusqu’au 16e siècle, travailler signifiait « tourmenter », « souffrir ». Le métier : un ensemble de connaissances et de compétences mis au service du travail. La précision est peut-être vaine, pourtant la sagesse populaire nous rappelle inconsciemment cette distinction par une expression passée dans le langage courant, exprimant le respect pour celui qui possède un savoir-faire : « à chacun son métier » ou « c’est tout un métier ! ».

Ces maximes populaires nous rapportent ce que l’homme de la rue accorde à la compétence qu’il ne détient pas : du respect, voire de l’admiration. Encore celui-ci devra posséder en lui une once de ce sentiment respectueux, quelque soit le domaine de réflexion où il se place.
Il devra être conscient que l’environnement quotidien dans lequel il évolue est né de la main des centaines de milliers d’ouvriers et d’ouvrières qui l’ont précédés.
Respecter son passé, son origine, ses racines…
Ce sentiment existe, des signes anodins nous l’indiquent. Les vieux métiers, remportent assez facilement la curiosité de l’observateur ; dès que l’on voit un artisan à l’œuvre, on se sent attiré, on s’extasie devant les outils, les gestes, les matières... La rareté rend les choses précieuses. Cet intérêt pour « l’ autrefois », on le retrouve dans le phénomène croissant de la généalogie. Pour ceux qui ont creusé un peu leurs origines, chacun sait que l’on est toujours touché de voir sur un extrait d’état civil les mots poétiques de « sabotier » ou « bourrelier ».
Tout ces métiers sont liés à la transformation, à la domestication de la matière. C’est peut-être cela qui séduit l’observateur, cette faculté de dompter un produit de la nature, de le transformer, de lui donner une forme, un but, une fonction… « Civiliser » une matière inerte, lui donner vie après que la conscience ait imaginé une finalité à l’objet, finalité née d’un besoin matériel ou spirituel.

Ce besoin, qu’il soit d’ordre purement matériel, quotidien, banal, ou qu’il soit lié à un loisir, à un penchant artistique, une démarche spirituelle, une sensibilité hors de la stricte nécessité vitale, rentre dans l’indispensable nourriture qui a mené l’homo sapiens à ce qu’il est aujourd’hui, à ce qu’il sera demain.

Le génie humain continue de déployer toutes ses forces pour y parvenir. Dans ce but, avant même de créer « l’objet », il crée « l’outil » , le perfectionne au besoin. L’évolution naît de l’évolution. Car Il n’y a pas de métier ni de réalisation sans outils.
A ce point de mon discours, je réalise combien la pensée maçonnique s’accorde avec le quotidien, avec la vie de la cité, sitôt que l’on ose regarder ce qui se cache derrière ce même quotidien. Je réalise combien la pensée maçonnique est indissociable du regard sur notre environnement. Les réponses à nos questions sont inscrites dans notre subconscient, individuel autant que collectif, car celui-ci est nourri de l’expérience humaine passée. Cette expérience humaine qui nous a donné naissance, hommes du temps présent, au travers du regard que tout être pensant, conscient, tourne vers son avenir.
L’outil, celui de la spéculation intellectuelle, ou de la maîtrise matérielle, est la projection du génie humain, il est la réponse que l’homme se donne à lui-même.
« Connaît toi, toi même », retourne l’outil vers toi.
Autrefois, point d’algèbre, point de calculs pour résoudre les équations. C’est le tracé, transmis de manière séculaire, qui se chargeait par la géométrie de résoudre les problèmes. En ce sens, l’outil était le moyen de la concrétisation de la pensée. A l’inverse, nous réalisons aujourd’hui notre univers de la pensée maçonnique à partir de l’outil / symbole.
En fait, notre Maçonnerie spéculative moderne est – littéralement – le reflet de la maçonnerie opérative du passé, telle l’image dans le miroir.
Tout comme le monde profane et le monde maçonnique sont intimement liés, il ne peut en être autrement.

Nous travaillons en loge sur les outils. Appréhendés dans leur forme et image, ils détiennent une valeur symbolique sans limites, toutefois je pense qu’il faut orienter également notre recherche sur le geste qui accompagne l’outil. Je prends l’exemple de la corde à nœuds, un symbole que j’affectionne tout particulièrement. Combien de fois sont évoqués sa forme, sa disposition dans la loge, le nombre de nœuds, les houppes dentelées, la forme du « lac », etc. En revanche, cette corde est souvent négligée en tant qu’outil, ainsi que la résultante de son usage, car n’oublions pas qu’un outil est un objet qui prend vie au travers du geste, de l’acte. Autrement, il est une objet inerte.

La corde à nœud est l’outil de la réalisation concrète de la pensée ; dans l’art de bâtir, l’architecte couche sur le papier ce qu’il imagine, là interviennent règle et compas. On peut parler d’outils du projet. Sur le terrain, le premier geste va consister à tracer au sol les dimensions réelles, à l’aide de la corde à nœuds.
C’est donc le premier outil de la réalisation concrète. « J’observe, je pense, je trace, je construit ». Pour souligner le cheminement temporel de ces quatre situations, je pourrai corriger : « j’ai observé, j’ai pensé, je trace, je construirai ».
On voit que dans l’opératif, les métiers sont partagés, du moins de nos jours, entre celui qui conçoit, l’architecte, et celui qui réalise, le constructeur. Autrefois, le bâtisseur abordait tous les aspects de l’art de la construction. La connaissance du métier réunissait un ensemble de savoir-faire. A notre époque, le monde du travail a grande tendance à aller vers la spécialisation diront les uns, la dispersion diront les autres. .Et pourtant : comment peut-on considérer le maillet sans le ciseau, le compas sans l’équerre ? La connaissance ne peut se départir d’une vision universelle, ne peut s’accommoder de visières.

Bien sur, les domaines explorés par l’homme s’étendent, celui-ci doit aussi centrer sa réflexion, sa compétence, pour ne pas devenir un simple « touche a tout ». La diversification des métiers s’est opérée en fonction des besoins que l’homme s’est lui-même créé. Se nourrir, se vêtir, s’abriter et se chauffer sont les nécessités qui ont conditionné les premiers labeurs de la société humaine.

Il demeure un antagonisme : on estime qu’à l’aube de l’humanité, chacun devait « travailler » deux heures quotidiennement pour subvenir à ses besoins.
Aujourd’hui, malgré le progrès et tout le confort de la vie moderne, nous sommes accaparés la journée entière. Plus bête encore, nous passons notre temps dans les transports…
Qu’est-ce qui a pu au fond mener l’homme à cet état de fait ?
Peut-être devenons nous victimes de nos expériences, de notre empressement à aller vers l’inconnu. Il existe heureusement une donnée nouvelle, conséquence d’une prise de conscience de l’avancée galopante des technologies nouvelles : l’éthique.
C’est bien entendu l’homme, lui-même, qui est responsable jour après jour de sa propre situation. Du moins diviserai-je un peu hâtivement l’homme en deux catégories : les égoïstes et les altruistes. On devine aisément lesquels sont victimes des autres. On détermine aussi facilement dans quel camps se trouvent les fondateurs de l’éthique.
L’homme aveugle réduit sa projection au lendemain, a sa survivance propre.
A peine celle de ses enfants.

Est-ce une conséquence de l’éducation ? Certainement. Chacun peut s’inscrire inconsciemment dans l’aventure humaine sans jamais se soucier de « l‘avant » et de « l’après ». Seul celui qui prend conscience – parce qu’on le lui a montré - du maillon qu'il représente dans la chaîne humaine, aura le respect de la matière – symbolique ou réelle - qu’il prend dans ses mains, transforme, élabore et transmet à son prochain.
Car le métier est bien cela : s’inscrire comme un maillon dans une chaîne, produire à l’intention de son prochain – comme a sa propre intention - ce qui lui est nécessaire, transmettre son savoir avant de s’éteindre, dans le but d’assurer la pérennité et – surtout - le progrès du genre humain.

Cette conquête est bien loin d’être acquise, pour l’illustrer, une image me revient : j’ai chez moi deux photos prises en Egypte, l’une au fronton d’une ruine vieille de quelques milliers d’années, qui représente un paysan maniant une charrue rudimentaire tirée par un bœuf. L’autre est prise au bord du Nil, quelques heures avant ou après, elle montre un paysan égyptien d’aujourd’hui, derrière la même charrue…

Comme je le soulignais au début de cette planche, travailler évoquait dans le langage ancien la souffrance et le tourment. C’est certainement grâce aux efforts de l’homme éclairé et soucieux de son héritage, l’homme du métier, que nous pouvons aujourd’hui glorifier le travail.

J'ai dit.

J\J\ CHA\

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