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Universalité du rite

Le fait général du rite est universel. C'est plutôt une société dépourvue de tout rituel qui serait une anomalie ", écrit Jean Cazeneuve dans son enquête magistrale: Les rites et la condition humaine (1).

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Ayant posé ce principe général, M. Cazeneuve recherche, en philosophe et en ethnographe, une définition du rite. Après avoir fait le tour du problème, il conclut:
" Un rite est une action qui se répète selon des règles invariables et dont on ne voit pas que son accomplissement produise des effets utiles quoique, parfois, le rite et l'acte utile s'enchevêtrent ", et
" Le rite est un acte dont l'efficacité (réelle ou prétendue) ne s'épuise pas dans l'enchaînement empirique des causes et des effets ".

Mais pourquoi cette universalité dans le Temps et dans l'Espace, du " phénomène rituel " ?
A cette question, M. Cazeneuve propose une solution: le Rite est une conséquence de l'humaine angoisse.

" Tout se passe, écrit-il, comme si l'humanité, une fois apparue sur la Terre, avait éprouvé le besoin d'étouffer l'individualité (c'est-à-dire cela même qui la distinguait de l'animalité) en la mettant sous la dépendance du groupe, en bridant la liberté par des règles ".
Pourquoi cette limitation volontaire ?
Parce que, selon les conclusions de la psychologie des profondeurs, la conscience individuelle (ce qui distingue l'humanité de l'animalité) est source d'angoisse.
En vain l'homme essaie-t-il de se forger une condition humaine régie par des règles immuables. Il suffit d'un objet ou d'un événement insolite pour renverser les frêles barrières de sa tranquillité. Il est alors obligé d'affronter " quelque chose " qui le surpasse, qui n'obéit pas à des lois connues, qui " n'est pas de ce monde ".
Ce " quelque chose " à la fois attirant, fascinant et terrifiant, c'est ce que Rudolf Otto (2) appelle le Numineux, terme, à son avis, plus exact que celui de Sacré.
Le Numineux, correspondant à un senti-ment originaire et spécifique, est à la fois tremendum et fascinans. Il fait fuir et il attire.
D'où deux grandes catégories de rites :
- Ceux qui font barrière au Numineux, qui protègent l'homme contre le tremendum.
- Ceux qui, cédant au fascinans, tendent à affronter, capter, utiliser le Numineux.
Ou, pour reprendre les termes de M. Cazeneuve:
" Quand on se demande ce qui a pu créer dans les sociétés le besoin de recourir à des rites, on est amené à penser que l'homme, angoissé de se sentir un mystère pour lui-même, a pu être partagé entre le désir de définir par des règles une condition humaine immuable et, d'autre part, la tentation de rester plus puissant que les règles, de dépasser toutes les limites.
" Le rituel pouvait offrir trois solutions: les deux premières étaient contradictoires... abandonner la puissance pour s'enfermer dans une condition humaine ne reposant que sur elle-même, ou bien rechercher la puissance en renonçant à se fixer dans une situation stable et sans angoisse.
" La troisième solution suppose un dépassement, une transposition, ou plutôt une sublimation, et consistait à fonder la condition humaine, définie et stable, sur une réalité transcendante.
" Dans la première solution, le Numineux était écarté comme une impureté. Dans la seconde, il devait être manié comme une force magique. Dans la troisième, enfin, il se présente avec le caractère supra-humain de ce qui est sacré ".

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Dans son livre L'Homme et le Sacré, Roger Caillois (3) exprime une idée analogue:
" D'un côté, la contagiosité du Sacré le conduit à se déverser instantanément sur le profane et à risquer ainsi de le détruire et de se perdre sans profit; de l'autre, le profane a toujours besoin du Sacré, est toujours poussé à s'en emparer avec avidité et risque lui-même de le dégrader et d'être lui-même anéanti. Leurs rapports mutuels doivent donc être sévèrement réglés. Telle est, précisément, la fonction des rites.
" Les uns, de caractère positif, servent à transmuer la nature du profane et du Sacré, selon les besoins de la Société. Les autres, de caractère négatif, ont, au contraire, pour but de maintenir l'un et l'autre dans leur caractère respectif, de peur qu'ils ne viennent à provoquer réciproquement leur perte en entrant inopportunément en contact.
" Les premiers comprennent les rites de consécration, qui introduisent dans le monde du Sacré un être ou une chose, et les rites de désacralisation ou d'expiation qui, à l'inverse, rendent une personne ou un objet pur ou impur au monde profane ".

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Quant à M. Gustave Welter, il expose fidèlement les thèmes essentiels de l'ethnographie " officielle " quand il écrit (4):
" Le rite est une cérémonie qui, grâce à des mots et des gestes traditionnels, obtient l'effet désiré par celui ou ceux qui la célèbrent. Le rite peut être parlé, chanté, dansé, gesticulé, mimé...
" Le rituel comporte une succession de gestes et de mots strictement réglementés. C'est cette réglementation qui en garantit le plein effet ".
" Le rite est du domaine du sacré. Pour pénétrer dans ce domaine, il est indispen-sable de se transformer, de devenir un autre soi-même. C'est tout d'abord d'obtenir une modification de son aspect physique, une " transfiguration "... Le célébrant du rite doit également devenir un " autre " psycholo-giquement: il peut être " modifié " par une drogue hallucinatoire ou stupéfiante... C'est la danse qui est le procédé de " mise en transe " le plus courant et le plus efficace ".
Nous verrons plus tard ce qu'il faut penser de ces définitions qui, dans l'esprit de leur auteur, ne s'appliquent d'ailleurs qu'aux croyances dites " primitives ".

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Les théories de James Frazer sont bien dépassées maintenant. Mais nous serions incomplets en les omettant.
Dans le Golden Bough (5), il assimile rite et magie:
" Partout où la magie se présente sous sa forme pure, elle admet que, dans la Nature, un événement en suit un autre invariable-ment et nécessairement, sans l'intervention d'agents spirituels ou corporels. Sa concep-tion fondamentale est, identiquement, celle de la science moderne. Tout le système repose sur la foi, aveugle sans doute mais réelle et ferme, dans l'ordre et l'uniformité de la Nature. Le magicien est convaincu que les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets; que la célébration de la cérémonie convenable amènera toujours le résultat désiré. Cependant, le pouvoir de l'officiant n'est ni arbitraire ni illimité. Il peut l'exercer tant qu'il suit strictement les règles de son art, ou, en d'autres termes, les règles de la Nature, telles qu'il les conçoit. Violer en quoi que ce soit ces lois, c'est une grosse faute qui peut exposer le maladroit aux plus grands périls... ".

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Ce qui nous conduit aux travaux de l'école sociologique de Durkheim, Lévy-Bruhl et Mauss.
Durkheim voit dans le rite un fait social. Et il définit le fait social " toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure. Cette contrainte ne dérivant pas d'un arrangement conventionnel que la volonté humaine a surajouté de toutes pièces au Réel; mais elle sort des entrailles mêmes de la réalité. Elle est le produit nécessaire de causes données. C'est une contrainte due au prestige dont sont investies certaines représentations.
" Dans les consciences individuelles, il existe toute une série de représentations, de sentiments et de tendances qui ne s'expliquent pas par la psychologie de l'individu, mais par le fait même du groupement des individus en société ".

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Cuvillier, dans son Manuel de Sociologie (6), précise:
" L'homme se trouve prisonnier des chaînes qu'il s'est forgées. L'action humaine se cristallise en institutions, traditions, rites, dont la puissance pèse ensuite sur chaque personne ".

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Quant à Guignebert, il estime que:
" Les croyances ou les dogmes de la religion (donc les rites) ne sont que manifestations idéologiques des émotions ou de la sensibilité de l'Homme. Peu importe qu'ils soient logiques, raisonnables ou rationnels, ou irrationnels, ou absurdes. Ils doivent seulement satisfaire aux émotions et impulsions correspondantes... "
Nous retiendrons plus particulièrement les travaux de la Société française de psycho-sociologie, menés sous la direction du docteur Roger Frétigny (7) qui peuvent se résumer ainsi:
1° Le rite est, dans un premier temps, le processus inconscient qui guide les actes dans les manifestations de magie de participation: gestes, paroles, incantations, etc...
2° Comme la pensée est originairement collective, le rite se traduit par des actes collectifs qui traduisent cette participation magique (danses, chants, cérémonies faisant partie de la tradition élémentaire des peuples primitifs, etc.).
3° Les rites, sous l'influence des sorciers, des prêtres ou de tout autre agent de socialisation, se figent en un rituel.
4° Sous l'influence de ces mêmes agents, le rituel se rigidise et se charpente d'un dogme; il acquiert des droits de coercition sur les non-conformistes.
5° Le dogme devient abstrait et le rituel se vide de son contenu tout en affermissant les lignes de son protocole; il devient gestes et paroles dénués de sens pour le commun.
6° Le rituel, privé de son sens, dégénère alors. Ou bien il se transforme jusqu'à être méconnaissable, ou bien il est abandonné progressivement.
Et de conclure:
" Comme un rituel procède originaire-ment des forces magiques, - c'est-à-dire des lois naturelles, - il procède de tous les rituels correspondants ayant eu cours en d'autres temps. Cela explique que le rituel de l'Église romaine reprenne involontairement le rituel de l'Orphisme et des religions monothéistes antiques: le solstice d'hiver a donné lieu à des pratiques magiques collectives qui, sous des noms divers, appellent des formes expressives analogues, - qu'on appelle ce solstice " Nouveau Soleil " ou " Noël ". C'est de la correspondance de rituels correspondants qu'on peut tirer les rudiments d'une symbolique expérimentale".

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Plus fécondes à notre avis que ces diverses thèses sont les conceptions, propres à Mircea Éliade, du Rite et du Sacré (8). Nous allons en définir les " lignes de force " et comme elles seront obligatoirement schématiques, nous conseillons de se reporter aux oeuvres mêmes où elles sont puisées: celles-ci sont riches d'aperçus profonds, de nuances qui conduisent vers ceux-là mêmes qui, nous le croyons fermement, exposent une tradition universelle et intemporelle.
Dans toute société traditionnelle, n'importe quel geste responsable repro-duisait un modèle mythique, transhumain et, par conséquent, se déroulait dans un Temps sacré. Le travail, les métiers, la guerre, l'amour étaient des sacrements.
Revivre ce que les dieux et les héros avaient vécu in illo tempore se traduit par une sacralisation de l'existence humaine qui complète de la sorte la sacralisation du Cosmos et de la Vie.
D'où le rôle essentiel du mythe dans les rites initiatiques...
" Le Mythe est une histoire vraie qui s'est passée au commencement du Temps et qui sert de modèle aux comportements des humains. En imitant les actes exemplaires d'un dieu ou d'un héros mythique, ou simplement en racontant leurs aventures, l'initiable se détache du temps profane et rejoint magiquement le Grand Temps, le Temps sacré.
" Car on est toujours contemporain d'un mythe, dès lors qu'on le récite et qu'on imite les gestes des personnages mythiques. Un chrétien n'assiste pas à une commémoration de la Passion du Christ comme il assiste à la commémoration annuelle d'un événement historique, le 14 Juillet par exemple. Il ne commémore pas un événement: il réactualise un mystère. Pour un chrétien, Jésus-Christ meurt et ressuscite devant lui hic et nunc. Pour le mystère de la Passion et de la Résurrection, le chrétien abolit le temps profane et il est réintégré dans le Temps sacré primordial.
" Ainsi, non seulement il existe une solidarité intime entre la vie universelle et le " salut " de l'homme, mais il suffit de se poser le problème du Salut, il suffit de poser le problème central, le Problème, pour que la vie cosmique se régénère perpétuelle-ment. Car souvent la mort n'est que notre indifférence devant le problème de l'immortalité ".
C'est pourquoi il n'est guère de rituels qui ne fassent allusion à une mort et à une résurrection. C'est une mort sacrée qui, in illo tempore, donnera son sens véritable à la mort profane, naturelle, physique. Non seulement mort et résurrection sacrées apprennent symboliquement au néophyte ce qui se passera " plus tard ", mais encore elles lui livrent, dès maintenant, les clefs avec lesquels il ouvrira les portes d'ivoire et de corne qui le placeront en face de la Vérité, dont ce monde n'est que l'apparence ou même la caricature. Elles le protégeront contre l'angoisse essentielle, celle de l'agonie, du trépas et des premiers pas dans la " zone intermédiaire " si bien décrite dans le Bardö Thodol (9) du Tibet *.
Ce que Mircea Eliade résume ainsi:
" L'initiation correspond à l'éternelle nostalgie de l'homme qui cherche le sens positif de la Mort, qui accepte la Mort comme un rite de passage vers un mode d'être supérieur... ".

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C'est toute une page de Forgerons et Alchimistes (8) que nous n'hésitons pas à reproduire, tant elle nous paraît essentielle:
" Toute mort est à la fois une réintégra-tion de la Nuit cosmique, du Chaos pré-cosmologique. A des niveaux multiples, les ténèbres expriment toujours la dissolu-tion des Formes, le retour au stade séminal de l'existence. Toute création, toute apparition des formes, ou, dans un autre contexte, tout accès à un niveau trans-cendant, s'exprime par un symbole cosmolo-gique... Une naissance, une construction, une création d'ordre spirituel a toujours le même modèle exemplaire: la cosmogonie.
" Le sens profond de tous les rituels nous semble clair: pour bien faire quelque chose, ou refaire une intégrité vitale menacée, il faut d'abord retourner ad originem puis répéter la cosmogonie. La mort initiatique et les ténèbres mystiques ont donc aussi une valeur cosmologique: on réintègre l'état premier, l'état germinal de la matière et la "résurrection " correspond à la création cosmique.
" Pour utiliser la terminologie moderne, la mort initiatique abolit la Création et l'Histoire, délivre de tous les échecs et de tous les " péchés ", c'est-à-dire, en fin de compte, de l'usure inséparable de la condition humaine ".
Le Ressuscité vit désormais dans un Temps sacré, et c'est ce qui donne tout son sens à cette citation de Maître Eckhart:
" Il n'existe pas de plus grand obstacle à l'union avec Dieu que le Temps... "
Cette " résurrection ", c'est en quoi consiste essentiellement l'initiation que Serge Hutin définit ainsi (10): " Un processus destiné à réaliser psychologiquement le passage d'un état, réputé inférieur, de l'être à un état supérieur ".
L'individu ne pouvant être initié que par une organisation initiatique, ce n'est pas une " doctrine " qui lui est confiée, mais une influence spirituelle, qui reste donc incompréhensible au non-initié, au profane, et c'est pourquoi le Secret initiatique est, par nature, inexprimable et incommunicable autrement que par les Rites.
 


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