Obédience : NC Loge : NC 07/2004


Un aspect du mythe de la Tour de Babel :
Le langage


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Ce chapitre connu de l’ancien testament a intrigué nombre de lecteurs et provoqué l’édition de nombreux ouvrages.
Diverses exégèses ont été avancées concernant le mythe de la Tour de Babel, principalement autour du thème de l’orgueil démesuré de l’homme.

Ce ne sera pas notre propos et le sujet de cette planche se veut uniquement circonscrit à un seul thème : le langage. Et encore, l’unique ambition de cette planche est d’essayer de poser correctement la problématique sans vouloir évidemment prétendre à fixer le sens du mythe, dans cet aspect.

Nous essaierons tout d’abord de nous remettre en mémoire les fondamentaux de l’exégèse biblique et des mythes, puis de décoder les intentions des scripteurs à travers les textes de diverses traditions, pour nous interroger ensuite sur le message à retenir et l’enseignement que l’on peut en tirer.

L’exégèse biblique
Aucun des textes n’a été écrit par un seul auteur et d’une seule traite. Les textes résultent de compilations orales, d’ajouts, de corrections, de mises à jour et de déplacements dans l’ordre des livres tel que nous le connaissons aujourd’hui.

La contradiction et le paradoxe ne sont pas des erreurs mais font partie de l’art littéraire biblique.

Il y a des récits à dominante historique, d’autres à dominante symbolique, c’est le cas du chapitre 11 de la Genèse : La Tour de Babel.

Le Mythe
Décrypter un mythe ou un texte symbolique, c’est comme peler un oignon, aiment à dire les kabbalistes. Après une première couche littérale, en viennent d’autres, plus symboliques, relevant du signifié, et plus loin encore du secret.2

Le mythe est un métalangage dans lequel le signifiant est la matière première, ici la tour et les langues.
Au lecteur de chercher le signifié.

Ceci implique que le mythe n’a pas de vérité historique, mais une vérité humaine ou transcendantale. Les mythes sont atemporels : ils contiennent le passé, le présent, le futur.

Venons en donc à la lecture, très courte, de ce fameux chapitre 11 de la Genèse

Examinons maintenant le 1er verset

Et il y a eu toute la terre langue une Et des paroles unes. (Traduction mot à mot de l’hébreu)
La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots. La Bible de Jérusalem

Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. (Bible Online)
« Et c’est sur toute la terre: une seule lèvre, d’uniques paroles » (Chouraqui) L’humanité, dans sa totalité, était d’un seul bord et vivait la même histoire. André Neher

Nous remarquons tout de suite qu’il y a un problème linguistique : la traduction.
(Au passage, on notera que la langue hébraïque est de forme VSO : i.e. Verbe, Sujet, Objet, alors que les langues latines sont de forme SVO.)

Si l’on prend à la lettre ce verset, cela voudrait dire qu’il y avait aux débuts de l’humanité une langue mère universelle.

Cette hypothèse n’a pas été vérifiée de nos jours et l’origine des langues reste une énigme : 40 ans de recherches linguistiques n’ont pas permis de découvrir des invariants grammaticaux, morphologiques ou phonologiques qui pourraient prouver qu’il y ait des lois universelles du langage.

La première pelure de l’oignon est donc à jeter, la paléo linguistique n’ayant rien à voir avec ce verset, d’autant plus que dans le chapitre précédent où l’on énumère les peuples de la terre, il est dit « tels furent les fils de Japhet, d’après leurs pays et chacun selon sa
langue ». Le terme employé est « lashon (pour langue : ˆ/vl;), alors que le premier verset de la Tour de Babel utilise hp;c; (Saphah, lèvre, bord)

Il faut donc aller vers le niveau symbolique, la langue n’étant que le signifiant, derrière lequel il faut trouver un signifié.

On pourrait imaginer que cette langue unique était la langue sacrée. Mais qu’est-ce qu’une langue sacrée et y en a t-il plusieurs ?

Pour les hébreux et plus tard les kabbalistes, c’est évidemment l’hébreu qui est la langue sainte (lashone ha qodèch) parce que les lettres hébraïques possèdent une force créatrice extraordinaire, une énergie telle, qu’elles sont les outils primordiaux de la création.3

Les lettres hébraïques, et par conséquent les mots, ne sont pas des représentations d’une idée ou de quelque chose qui leur préexisterait, mais ce sont des formes sur lesquelles se modèlent les éléments dont le monde est constitué. C’est donc une langue « parfaite » car non seulement elle est le reflet de la structure de l’univers, mais elle coïncide avec lui comme le moule avec l’objet formé.

La création du monde est donc un phénomène linguistique !

DANTE Alighieri s’intéressera à la langue parfaite, qui est supposée capable de décrire l’intimité primordiale des choses et bien entendu il s’intéressa au mythe de la Tour de Babel.
La « forma locutionis » parfaite, celle qui permît la création de langues capables de refléter l’essence même des choses, a disparu.

L’essence des choses se situant entre leur être, « modi essendi », et leur représentation signifiante, « modi significandi », et dont l’hébreu adamique était le résultat parfait.

Seules sont restées des « forma locutionis » imparfaites, de même que sont imparfaites les langues vulgaires des peuples.
Il pensait restaurer la langue édénique par une nouvelle forme : la langue poétique, dont il se voit modestement être le père.
        Sous-jacent à cette quête de la langue parfaite, se trouve la problématique
suivante :

Le langage est-il le reflet (unique) de la pensée ?

L’idée d’une identité entre le langage et la pensée est profondément ancrée dans la culture occidentale, et ce depuis les grecs, où le « logos » désigne à la fois la parole et la pensée ordonnatrice ou raison.

Les recherches linguistiques montrent que rien n’est moins sûr, car il existe une pensée sans langage, et le langage n’est qu’une façon parmi d’autres pour la pensée de s’exprimer.

C’est même un peu plus compliqué en ce qui concerne l’hébreu biblique car “on ne peut absolument rien comprendre à la pensée hébraïque, et aux textes de la Qabbale en particulier, si on ne retient pas que l’idée ne préexiste pas au langage, mais qu’elle se forme en lui et par lui. La dynamique de la pensée, va de pair avec la dynamique du discours.” 4 Il y a création continue.

Parler une autre langue change notre façon de voir le monde. Et spécialement l’hébreu ; Quand on regarde la grammaire, il y a principalement 2 temps : l’accompli et l’inaccompli, qui correspondent a peu près au passé et au futur, mais pas exactement. Inaccompli implique qu’on est toujours en train d’être et implique d’aller jusqu’au bout de ses possibilités, de devenir un être accompli ! C’est un regard totalement différent sur le monde et qui implique une éthique et un comportement. C’est ainsi qu’on peut dire qu’une langue façonne la pensée et influe sur notre perception des choses.

Et on arrive ainsi à une inversion totale de la question : c’est la pensée qui est le reflet du langage et non l’inverse !

Mais les hébreux ne sont évidemment pas les seuls à penser que c’est eux qui détiennent la langue sacrée.

Leibniz pensait que l’allemand est la langue dont les racines pouvaient remonter au plus près de l’Eden.

Mais il s’est aussi attaqué, comme nombre d’esprits brillants, au projet d’une langue universelle et parfaite.

Dans sa « dissertation sur l’art combinatoire », il imagine une langue qui permet de résoudre toutes sortes de problèmes : juridiques, politiques et autres, car elle serait exempte de toute ambiguïté et réglerait ainsi tout problème de traduction. Tout problème formulé dans une langue particulière serait traduit dans une forme calculable, faite de nombres premiers, et pour laquelle il existe toujours un algorithme qui permet de dire si la formule est vraie ou fausse.

Son travail sur la « lingua characteristica universalis » se poursuit aujourd’hui par la logique formelle, mais toutes ces tentatives se heurteront toujours à l’absence de contexte culturel, assise nécessaire à toute langue.

La tradition islamique n’est pas en reste et elle est même assez riche pour ce qui est du mythe de la tour de Babel.
L’historiographe Mas’ûdî rapporte « qu’après le déluge, les hommes étaient réunis en seul endroit, sur les terres de Babel et que leur langue était le syriaque ». (as-sûryâniyyah)

Le mot « syriaque » à deux sens :
   1. la langue vivante parlée
   2. une langue mystique
par rapport au secret, « sirr » en arabe. Dans les temps anciens, le secret était partagé par tous, mais par la confusion des langues, les paroles qu’il faut prononcer pour connaître le ciel devinrent un secret connu d’un petit nombre de gens seulement.

Ce que dit René Guénon, très attiré par l’islam, est intéressant : « le véritable enseignement traditionnel de l’islam, suivant lequel la langue « adamique » était la langue syriaque, loghah sûryâniyah, qui n’a rien à voir avec le pays connu sous le nom de Syrie, est proprement la langue de « l’illumination solaire » ; en effet, Sûryâ est le nom sanscrit désignant le soleil, et ceci semblerait indiquer que sa racine « sur », une de celles qui désignent la lumière, appartenait elle-même à cette langue originelle ».

Toujours dans la tradition islamique, digression intéressante : le savant Birûnî rapporte que Nemrod, fils de Kûsh, fils de Hâm, fils de Noé, régna 23 ans après la confusion des langues à Babel, ce qui coïncida avec la naissance d’Arghû qui créa le premier royaume sur terre. Un autre lettré At-Tabarî apporte les précisions qui nous intéressent : le père d’Arghû s’appelle Fâligh (notre Phaleg à nous dans certains rituels) et il précise que Fâligh, dont le sens en arabe est fendre, reçu ce nom en raison du partage du Monde (en 7 climats) et de la confusion des langues qui eut lieu de son temps.

Pour terminer sur les langues sacrées et répondre à la question : y en a t’il plusieurs ? il est généralement admis que les langues sacrées sont celles de la révélation, et à ce titre figurent l’hébreu, l’arabe et le sanscrit.

L’énigme la plus hermétique concernant la langue réside à mon sens dans le 7ème et le 9ème et dernier verset sur la confusion des langues.

La différenciation des langues ayant déjà eu lieu dans les chapitres précédents de la Genèse, de quoi s’agit-il ?

Confusion n’est pas différenciation. Ce qui est divisé n’est pas confondu. Confondre c’est détruire les caractéristiques de parties uniques en vue de la naissance d’un seul complexe. Cela ne semble pas être le cas pour ce verset, car on aboutirait a un véritable paradoxe : confondre des parties différenciées aboutirait alors à une nouvelle unicité !

On peut se demander ce que l’auteur de ce verset à voulu dire par là. Le fait qu’il soit probablement hébreu nous incite à penser que c’est peut-être la polysémie5 de l’hébreu qu’il veut ériger en vertu et d’une manière plus générale condamner une langue unique, figée, parfaite, qui ne permet plus aucune création verbale, poétique ou théorique.
Quelle tristesse et pauvreté en effet, s’il n’y avait qu’un seul découpage de la réalité par une pensée unique.

« Confondre » implique également non concordance entre les signifiants et les signifiés, entre les signes et les référents et ainsi l’instauration d’une dynamique entre parole et langage, ce qui est exactement le cas de l’hébreu. (Et d’autres langues aussi)

Au terme de ce petit voyage dans les langues et l’univers biblique, il nous reste à trouver quelque enseignement pour ce chapitre prodigieusement symbolique.

Quelques idées, qui ne prétendent ni à l’exhaustivité, ni à un canon, la lecture de ce chapitre ayant rendu très prudent !
          L’idée d’une langue « une » et de paroles « unes » est associée à l’idée d’unité originelle, situation éminemment heureuse et par conséquent faisant référence à la nostalgie de la parole perdue. Il y a là un autre paradoxe. Si la parole perdue est entendue au sens de langue parfaite, c.a.d. une langue qui pénètre l’essence des choses et donc une langue de la Connaissance, les narrateurs de la Tour de Babel nous disent que c’est une malédiction car nul ne peut prétendre à dire l’Un. Si la parole perdue est cet état d’intimité avec le divin, tel que le décrit Jean de Patmos
dans la Jérusalem Céleste, les F∴ M∴ peuvent toujours et encore continuer la
queste.
          La fin de l’ère totalisante, à travers le jeu possible sur les mots, implique d’affronter la liberté et l’altérité. La dispersion sur toute la terre n’est donc pas un châtiment.
          Aucun homme, aucun peuple, ne peut voir tout seul l’Un. C’est déjà dit d’une manière symbolique dans le chapitre 9 avec l’arc en ciel de Noé. En effet, l’arc-en­ciel, qui représente l’alliance du Créateur avec les hommes, est l’éclatement de l’unité (le blanc) en toutes les couleurs de base. On peut imaginer que la Lumière et la Vérité peuvent se présenter à nous, sous différents aspects tout en étant unique. Ce qui implique une attitude de tolérance.
          L’état de l’humanité décrit dans ce chapitre, est moins une unité qu’une uniformité. Tous les hommes se disent la même chose en ânonnant les mêmes mots. Il y a un jeu de mots6 intraduisible dans le verset 3 : « briquetons des briques et cuisons en cuisson ». Le langage répétitif donne l’impression qu’une chose est une autre : la brique (levéna) sert de pierre (le’aven) et le bitume (hakhémar) sert de mortier (hakhomer). Le régime décrit est le totalitarisme (Nemrod). L’unité se réalise sur le mode de l’uniformisation et sur l’élimination des singularités des individus et donc des possibles dissidences.
          En « brouillant » le langage, Dieu consacre les différences entre les humains, différences indispensables à la vie et à son épanouissement. C’est la dynamique de la Création.
          Le langage relève du lien de société. Que nous enseigne donc l’aventure du langage dans la condition humaine ? La langue unique est un pur mécanisme de la pensée, sans altérité. Et le signifié, la métaphore de la langue, annoncée dans l’introduction et tant recherchée, semble être dans ce texte symbolique le corps  social où la bonne communication doit se fait dans l’acceptation des différences de l’autre. Une fois de plus, la tolérance.
Pour conclure brièvement et provisoirement, toute démarche créatrice de l’homme est expérience de séparation. C’est précisément l’un des messages véhiculés par ce récit. Et derrière la lecture première d’un Dieu jaloux qui punit, Babel se trouve finalement être une bénédiction.

J’ai dit


P\ D\  



Résumé :
Après avoir brièvement rappelé les basiques de l’exégèse biblique et des fonctions du mythe, le F∴ Pierre DRULANG nous invite à plonger au cœur du Mythe de la Tour de Babel, en délimitant ses recherches sur le seul aspect de la langue.

Contrairement à une idée reçue, il n’y a pas de langue mère universelle et si la langue « une » décrite dans le mythe est une langue sacrée, plusieurs langues revendiquent ce titre, au moins par leur qualité de langue de la révélation. Ces langues sont l’hébreu, l’arabe et le sanscrit.

Pour les kabbalistes, les lettres hébraïques préexistaient au monde et le monde a été créé avec elles. Dante s’intéressa à Babel et à la notion de « langue parfaite » qui est supposée refléter l’essence même des choses alors que Descartes constate que « nous attachons nos pensées à des paroles qui ne les expriment pas exactement ».

D’où la question essentielle : le langage reflète t-il la pensée ?

L’idée d’une identité entre langage et pensée est fortement ancrée dans notre culture occidentale mais le cas de l’hébreu perturbe fortement la croyance qui consiste à dire que la pensée préexiste à la parole, car dans cette langue, la pensée s’élabore au fur et à mesure du décryptage des mots qui sont polysémiques. La grammaire de l’hébreu implique un autre regard sur le monde, et dans cette mesure on peut dire que ce sont les langues qui façonnent notre pensée et non l’inverse.

La tradition islamique s’est emparée elle aussi de l’idée de la langue première qui serait le syriaque, langue de l’illumination solaire, de « Sûryâ » nom sanscrit désignant le soleil.

Le terme « confusion » des langues reste un mystère sémantique car la différenciation des langues existait déjà dans les chapitres précédents. Peut-être le narrateur a t’il voulu insister sur la polysémie de l’hébreu, génératrice de créativité et de dynamique entre parole et langage, en tous cas frein à l’uniformisation de la pensée. Ce serait en effet triste de ne voir qu’un seul pan de la réalité.

Que nous enseigne au fond ce grand texte symbolique de Babel sinon que l’accomplissement de l’homme passe par l’altérité, par l’effort perpétuel qu’exige la liberté donnée par le Créateur et son injonction de parcourir le monde pour le créer sans cesse. La lecture première d’une malédiction proférée par un Dieu jaloux s’efface alors devant la bénédiction de Babel.

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