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Quelles sont les institutions les plus propres à fonder la morale d'un peuple ?

Tu, quid ego, et populus mecum desideret, audi Horace, Art poétique, vers 153.

Montesquieu a dit : Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses et dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois. On peut dire, à son imitation ; la science, dans sa signification la plus étendue, est la connaissance et l'application de ces rapports ou de ces lois. Chaque science particulière embrasse, ceux de ces rapports ou de ces lois, qui sont de son ressort. Ainsi les obédiences ne sont que des plantes diverses attachées toutes au même sol.

Les nombreux rapports qui lient l'homme ; soit tacitement à la secrète raison des choses, soit naturellement à la grande famille humaine, soit civilement à une société politique, ne sont que les différentes branches d'un même arbre, et forment tous ensemble l'objet de la science de la morale.

Dans la question proposée, l'Institut, en embrassant le système des institutions morales les plus propres à fonder, la morale d'un peuple, a en vue particulièrement celles de ces institutions qui ont pour objet spécial la morale des citoyens, et semble ne pas fixer précisément ses regards sur les institutions civiles, politiques et religieuses, quoique dans les observations qu'il a fait publier, il avoue l'influence de toutes ces institutions sur la morale des peuples, et qu'il convienne même que c'est de ces institutions, qu'elle dépend essentiellement.

Cependant ; s'il est vrai que les diverses branches de la morale ne forment qu'un seul arbre, comment serait-il possible d'en envisager une isolément, et sans établir ses rapports avec les autres : branches ? Nul instrument dans un concert ne peut remplir convenablement sa partie, si préalablement tous les autres instruments et lui n'ont pas subi l'épreuve du même diapason. Si donc le législateur, en s'occupant de la morale des citoyens, n'a pas l'attention ou les connaissances nécessaires pour aller la puiser dans sa source et la suivre dans tous les canaux par où elle doit passer avant d'arriver jusque dans le sein des peuples, il court risque de la voir bientôt s'altérer et périr entre ses mains, par l'influence ou trop forte ou trop faible de ces autres institutions qu'il a dédaigné d'examiner ; car éluder une loi ne serait pas la dissoudre, et elle ne cesserait pas pour de revendiquer ses droits. Or avant d'établir la morale des citoyens, et de déterminer les moyens de mettre, les mœurs en harmonie avec l'intérêt public, on ne peut nier qu'il n'y ait pour le législateur plusieurs ordres de morales à considérer, puisque s'il y a des doctrines religieuses des doctrine sociales et des doctrines politiques, il faut qu'il y ait par conséquent dans l'homme plusieurs sortes de moralités ; ou plusieurs voies ouvertes en lui pour y donner accès aux vives sources de la morale, pour les goûter dans toute leur efficacité, pour les voir dans leur subdivision, et enfin, pour les réaliser.

En effet par cela seul que l'homme ; en prenant place parmi les êtres sent en lui le besoin de se rendre compte de ce phénomène de l'existence des choses, et de chercher une grande solution au grand problème de sa propre existence, il se démontre à lui-même qu'il doit y avoir des rapports quelconque entre lui et ce qui n'est pas lui, entre lui et cette source des choses sur laquelle, il porte évidemment ses regards, et que son instinct l'engage naturellement à interroger. Ce travail de l'esprit de l'homme se termine toujours par un résultat moral de quelque nature que soit ce résultat. Le philosophe observateur qui donne à cette donne à cette source cachée le nom de raison primitive, l'admire lors même qu'il ne peut pas percer dans ses profondeurs. Sa fierté ne s'oppose pas à ce qu'il éprouve quelquefois un sublime intérêt pour elle ; et si, dans certains moments, il est tenté de lui reprocher quelques injustices, ses murmures ne sont que l'expression de sa moralité irritée.

Le croyant, qui pense avoir le mot de l'énigme, qui donne à cette raison primitive le nom de Divinité, et qui ne voit en elle qu'une source inépuisable de bienfaits et de félicités, lui rend 1'hommage et le tribut de toutes les moralités qui sont en lui.

L'athée lui-même, en ne la nommant que du nom de fatalité, et en se résignant le mieux qu'il peut à cette force aveugle, confirme tous ces principes, puisque si dans lui la nécessité de se résigner est du ressort de son jugement, sa résignation est du ressort de sa moralité.

L'examen de nos rapports avec ce point de mire de toutes nos moralités semble, donc en contemplant les diverses classes de doctrine religieuse sociale et politique, devoir précéder toutes les opérations du législateur qui a besoin de ne partir que d'un, point fixe, puisque dans toutes les relations progressives de notre existence, cette sorte de relation qui nous attire vers un système divin quel qu'il soit, se trouve nécessairement la première.

La seconde de nos relations appartient à la classe de la doctrine sociale, soit que nous regardions l'homme comme étant lié à toute la famille humaine, soit que nous le regardions, comme étant attaché a sa famille particulière, parce que dans l'une et l'autre hypothèse il a également à recevoir et à répandre des témoignages et des fruits de sa moralité. Ce code de la doctrine sociale qui doit former aussi une partie des lumières du législateur, ne devrait être que le développement diversifié du code de la doctrine divine, et ne peut recevoir que de lui toute sa force et toute sa beauté. Aussi supposait-il celui-ci préalablement et solidement établi.

La troisième de nos relations appartient à la classe de la doctrine politique dans laquelle les besoins journaliers de la chose publique, et tous les dangers intérieurs et extérieurs qui la menacent, mettent sans cesse les gouvernants comme les gouvernés dans le cas de développer des forces morales, dont tous les moyens physiques qui s'emploient ne sont que les signes et les instruments.

Cette troisième classe de nos relations est peut-être là plus embarrassante de toutes à fixer et à régulariser, vu la variété des éléments dont elle se compose, et vu la difficulté d'y faire entrer l'ingrédient qui lui serait le plus nécessaire, c'est-à-dire, l'esprit de la doctrine sociale qui la précède. Le législateur qu’il importe de connaître cette troisième classe de nos relations, la portera donc plus ou moins près de la perfection, selon qu'i1 là tiendra plus ou moins loin de cette doctrine sociale ; comme il ordonnera plus ou moins bien ce code de la doctrine sociale, selon qu'il la rapprochera plus ou moins de la doctrine divine.

Ce n'est qu'après ces trois ordres de nos relations morales que se présente la classe de nos relations morales de citoyen, qui fait l'objet de la question. Car avant de chercher à nous former comme citoyens, il faut qu'il y ait une patrie ; avant de chercher à former la patrie ou la chose publique, il faut qu'il y ait une famille humaine considérée soit universellement, soit partiellement, et avant de chercher à régler cette famille humaine considérée, soit universellement, soit partiellement, il faut que nous ayons résolu le problème de l'homme considéré dans ses rapports avec la base fondamentale des choses. Peut-être l'Institut aurait-il hésité quelques moments à proposer la question dont il s'agit, s'il avait observé que la doctrine politique devant être antérieure à elle des citoyens, elle est censée devoir en être comme la mère. Ainsi loin que ce soit à la chose publique à attendre des citoyens la manière dont elle a à procéder pour fonder la morale du peuple, ce serait au contraire au peuple à recevoir sur cela, toutes ses instructions de la part de la chose publique, regardée comme devant être établie dans ses justes et véritables mesures. Or qui ne sait dans quelle pénurie de lumières positives nous sommes encore sur cette troisième classe de doctrine, ou sur la doctrine politique qui devrait renfermer, non seulement l'origine et la fondation des sociétés, mais tout ce qui a rapport à leur soutien et à leur conservation ?

Pourrions-nous, à la rigueur, nous dire plus avancés, soit par rapport à la classe de la doctrine sociale, soit par rapport à la classe de la doctrine divine ? Et à quelles difficultés ne se trouve-t-on pas exposé, si, en voulant avancer dans la carrière, on laisse derrière soi tous ces obstacles ? Si à la série de ces diverses classes de doctrines que je viens de parcourir, on veut joindre la série des institutions qui y tiennent, on verra s'augmenter cette masse de difficultés, d’autant que presque partout la forme a été confondue avec le sujet qui nous occupe, et son vêtement avec ce qui constitue réellement son essence. Aussi l'opinion que je vais émettre en ce moment, quelque vraie qu'elle soit, paraîtra peut-être bizarre. C'est que ce ne son point es institutions qui devraient servir de fondement à la morale, mais au contraire c'est la morale qui devrait servir de fondement aux institutions ; et pour en donner des preuves, nous n'avons qu'à parcourir rapidement la série de nos classes de doctrines religieuses, sociales et politiques, en ne les séparant plus de leurs institutions correspondantes. Toutes les institutions religieuses qui se sont montrées sur la terre, sont censées avoir eu pour but de nous transmettre la lumière divine elle-même, et de la faire briller dans l'esprit des hommes ; elles sont censées toutes avoir trouvé le meilleur moyen de la faire connaître, de la conserver dans sa splendeur, et d`unir par des liens solides, l’espèce humaine à la source d'où découle cette lumière divine ; elles son censées enfin, n’être que l'expression sensible de dette doctrine divine qui par conséquent, était antérieure à leur existence. Ainsi c'était elle qui réellement était, censée fonder ces institutions, et fixer les rapports qu'elles devaient avoir avec elle. Elle était présumée avoir prononcé ses desseins ; et les institutions ne paraissaient plus en être que la manifestation et le mode d'accomplissement.

Nous devons faire la même observation sur la classe de la doctrine sociale, dans les diverses institutions naturelles et domestiques que la grande famille humaine, ainsi que les familles particulières, ont pu établir. La doctrine sociale, qui ne devoir être qu'une extension et un
écoulement de la doctrine divine, a dû être fixée antérieurement aux institutions qui avaient pour objet de lui servir d'enveloppe, de signe ou de rempart, et d'aider à maintenir les hommes dans le respect et l'exercice des moralités sociales, qui devaient être le lien et comme la
vie de tous les individus de toutes les familles. Enfin, nous en pouvons dire autant de la doctrine politique qui, reposant et dérivant de la doctrine sociale, comme la doctrine sociale repose et dérive de là doctrine divine, a dû également être, déterminée avant de sa montrer dans, les, diverses institutions, que nous offre l'état politiques des peuples.

S'il est donc vrai que dans chaque classe de doctrine, le code précède les institutions qui sont relatives à cette classe, il n'en peut être autrement des institutions relatives à la morale des citoyens ; et ici, comme dans tous les autres ordres que nous venons de parcourir, il faut que la morale théorique soit caractérisée, avant de fonder les institutions pratiques dont elle a besoin pour se propager et se conserver. Ce serait déjà, sans doute, pour le législateur, une terrible difficulté que de vouloir caractériser, et constituer solidement le code de doctrine qui appartiendrait à chacune de ces classes, avant de passer des institutions ; et pour s'en convaincre, il suffirait de fixer un moment, les divers enseignements qui sont sortis de la pensée des hommes sur tous ces objets. On y verrait une variété si générale, pour ne pas dire une contrariété si inconciliable, qu'on serait tenté de préférer, dans cette pénible situation, une ignorance absolue à une connaissance si désespérante. Que l'on ouvre l'histoire des doctrines religieuses qui, selon qu'elles le prétendent, doivent avoir atteint le point de perfection en ce genre, et avoir uni, dans une sage et juste mesure, la lumière divine avec les seules et véritables institutions qui lui conviennent ; que trouvons-nous dans nos recherches ? Par toute la terre nous verrons les ministres des religions se disputer et se contredire sur tous les points relatifs à cette classe de la doctrine divine ; nous les verrons exposer chacun des enseignements différents sur cette base fondamentale que le philosophe appelle raison primitive, et que le croyant appelle Dieux : nous les verrons nous présenter chacun un récit sacré des desseins et des œuvres de cette Divinité suprême, des rapports plus ou moins étendus, que par notre nature nous devons avoir avec elle, et de l'objet qu'elle se proposa lorsqu'elle nous donna l'existence : nous Ies verrons tous s'arroger le privilège exclusif de la vérité, et cependant se trouver au dépourvu lorsqu'on sollicite auprès d’eux l'intelligence de toutes ces doctrines, et ne s'accorder que sur un seul point, qui est celui de nous renvoyer à une croyance aveugle à leur enseignement particulier, et de se retrancher derrière le mot désolant d'un impénétrable mystère ; tandis que si tout leur enseignement ne peut subsister qu'autant qu'il demeure à jamais englouti dans les ténèbres, comment peuvent-ils être sûrs que leur mystère est plus juste et plus croyable que celui de leurs antagonistes ?

Ce sera bien pis si nous les interrogeons sur ces innombrables institutions religieuses que nous trouvons également établies sur le terre, à la suite de ces doctrines si divergentes et si obscures, et lorsque nous regarderons l'embarras des ministres des religions quand ils veulent faire accorder, d'une manière satisfaisante, ces institutions avec ces énigmes qu'ils avouent ne pouvoir pas être entendues. La il semble que plus et embarras augmente, plus le ministre religieux fortifie sa croyance tenace a l'espèce d'institution qu'il a suivie, ou qu'i1 aura établie dans sa piété ; car je n’ai pas même besoin de recourir ici aux, institutions qu'il aurait adoptées pur des vues cupides, ou qu’il établies par la fourberie et l’imposture. Voici donc ce que nous allons rencontrer tous nos pas, dans cette première classe de la morale. Dans toutes les doctrines religieuses : mystères qu'on nous déclare ne pouvoir jamais être accessibles. Dans les institutions : incohérences affligeantes avec ces mystères. Dans le zèle à soutenir ces doctrines et ces institutions : aveuglement, animosité, et tous les désordres qui en sont les suites. C’est bien alors qu’avec un besoin si urgent de voir clair dans ces abîmes, le législateur le plus intrépide ne pourra pas s’empêcher de perdre courage, quand il verra d’un côté l’importante tâche qu’il a à remplir, et de l’autre Les épouvantables difficultés qui l’assiégent de toute part.

Il ne trouvera peut-être guères plus de facilités quand il portera ses regards sur les doctrines sociales, puisque malgré les belles théories dont les ouvrages des moralistes sont remplis sur cette matière, on n'a pas encore trouvé le moyen de les rendre actives et fixes, dans la famille sociale de l'homme, par des institutions qui soient à l'épreuve. Non-seulement ces moralistes n'ont pas déterminé les institutions les plus propres a entretenir l'activité, des vertus et des moralités qui doivent être l'objet et l'aliment de l'association humaine, non considérée encore comme politique, mais ils sont encore incertains sur l'origine de ce premier degré d'association. Le législateur ne pourra, pas apprendre d'eux s'il est vrai que l'homme ait apporté avec lui sur la terre des germes développés de sa sociabilité, ou s'il ne les doit qu'à la lente expérience des siècles, et ne les a puisés que dans : les besoins de son corps. Il ne pourra apprendre d'eux, en admettant la dernière hypothèse, comment il aura pu passer de cet état animal et brute à tous es charmes de la sociabilité simple, à la douceur de la communication par le secours des langues, et au développement de toutes les merveilles que l'homme social, aidé de l'homme, présente, à notre admiration. Heureusement, que cette espèce d'incertitude n'a pas es mêmes suites et ne fait pas les mêmes ravages que les ténèbres qui enveloppent les choses religieuses ; elle peut bien causer de la gêne aux désirs et à l’esprit du législateur, mais: elle n'excite point son indignation. Hélas ! Il va se replonger dans l’abîme, lorsqu'il contemplera les doctrines qui concernent l’association humaine considérée comme politique; et la source de la puissance législative et souveraine des diverses nations de la terre, ainsi que toutes les institutions correspondantes, qui, malgré leur opposition mutuelle, et leur universelle discordance prétendent cependant chacune avoir atteint la perfection, et avoir pour base, et pour flambeau la justice et la vérité même. Ce n'est point assez qu'il se trouve tourmenté par l'énigme de l'origine du contrat d'association politique, et par le désir d'apercevoir les meilleures doctrines et les meilleures lois qui puissent convenir aux hommes sous cette forme d'association, qui n’est qu'une extension, et comme une crise de l’association simple et naturelle. Il le sera bien davantage encore quand il verra les publicistes eux-mêmes être si divisés dans leurs opinions sur la meilleure forme de gouvernement qui appartienne à cette association politique.

En effet ces doctrines politiques fondamentales et si essentielles, ces maximes si travaillées par les publicistes, et qu'on ne devrait cesser d'approfondir encore, pour tâcher d'approprier l'association politique de l'homme à son association naturelle qui en est la base, le législateur les trouvera presque partout comme sacrifiées et comme effacées par cette question : De la meilleure forme de gouvernement. Question qui serait majeure et prédominante, si l'on avait soin de régler auparavant tous les antécédents, qu'elle est censée renfermer en elle, mais qui devient secondaire et peu fructueuse quand on n'a pas pris cette sage précaution. Et cependant c'est devant cette question secondaire et mutilée crue disparaissent ces maximes si importantes, sans laisser aucune trace qui puisse servir de guide à l’œil de ce législateur, parce qu'elle entraîne avec elle toutes les facultés et toutes les puissances de l'association même, et que les arrachant sans cesse à leur terrain naturel, elle les fait dessécher et mourir sans produire des fruits de leur espèce.

Ainsi donc, au lieu de cette lumière que le législateur recherche avec tant de soin dans les éléments de ces doctrines politiques, et qu'il se flattait de voir réaliser dans les institutions ou les gouvernements qui étaient censés devoir en être le signe, la langue et l'expression, il ne voit dans ces gouvernements ou ces institutions qu'un gouffre où viennent s'engloutir et se dissoudre toutes ces doctrines ; il n'y voit qu'une influence absorbante par laquelle le fond du sujet s'affaisse continuellement sous le poids de la forme, et dans laquelle cette forme elle-même, en s'éloignant de son objet, n'a plus qu'une impulsion inverse de ce qu'elle devrait avoir, et ne promet plus que des démolitions et des ruines au lieu du superbe édifice qu'elle annonçait.

On frissonne quand on pressent l'impression décourageante qu'éprouvera le législateur, s'il est honnête, au milieu de ce labyrinthe inextricable. Car à la vue de ces tristes exemples, et en observant l'universelle discordance de l'édifice avec sa base, dans toutes les classes des doctrines et des institutions religieuses, sociales et politiques, il ne pourra s'empêcher de dire dans sa douleur :

Serait-il donc vrai que par-tout l'exécution détruisit la règle, que les institutions ne fussent autre chose que la mort et l'évaporation des principes ? Dés qu'il aura laissé entrer en lui ce fâcheux pressentiment, pourra-t-il s'en tenir là ? Ne sera t-il pas saisi de la même crainte quand il songera qu'il est chargé de découvrir l'institution la plus propre à fonder la morale des citoyens ? Ne sera-t-il pas autorisé à redouter que cette entreprise n'ait le même sort que tout ce qui vient d'être l'objet de ses douloureuses observations ? Ici nous oserons nous joindre à lui. Nous déclarerons authentiquement que nous partageons ses craintes. Et bien plus, ce qu'il ne fait que redouter, nous le proclamerons hautement comme une triste vérité. Oui les institutions ont été presque par-tout l'anéantissement de la doctrine ou de la morale dans chaque classe. La morale avait par elle-même le pouvoir et l'intention de lier les hommes ; les institutions n'en ont presque pas eu d'autre que celui de les diviser. Voilà pourquoi j'ai dit plus haut que ce n'était point aux institutions à fonder la morale, mais que c'était à la morale à fonder les institutions et à leur fournir leur véritable soutien. Or, pour qu'elle puisse remplir fructueusement une semblable tâche, il faut qu'elle soit revêtues elles-mêmes de Toutes ces qualités éminentes et solidement établies, qui seraient censées s’être offertes au législateur dans les classes divines, sociales et politiques, qu’il a dû préalablement scruter et interroger avec le soin le plus scrupuleux ; et pour que les moyens pratique qu’il établira puissent seconder et fortifier la morale dans l’esprit des citoyens, il faut que cette morale, aussi nourrie et perfectionnée, trace elle-même, dans la pensée du législateur, les institutions les plus avantageuses à son plan ; sans quoi on peut affirmer que son œuvre n’aura qu’une durée éphémère, et ne produira que des effets désastreux. Mais indépendamment de ces inconvénients majeurs et de ces conditions générales indispensablement nécessaires, il se trouve des difficultés particulières dans la question qui nous occupe, et attachées à la manière Indéterminée dont elle a été posée.

Les nations disséminées sur cette terre y sont distinguées chacune par différents régimes politiques et par la diversité de leurs gouvernements. Il faut sans doute qu’il y ait pour chacune de ces nations une morale qui aide et rapproche les citoyens de l’esprit public il faut aussi des institutions qui facilitent la propagation, de cette morale, et qui en assurent la conservation. Il faudra donc ici que le problème général se divise en autant de problèmes particuliers qu’il y a de gouvernements politiques différents. Ainsi, en ne parlant d'abord que de la morale des citoyens, il y en aura une pour les citoyens qui vivent dans un gouvernement monarchique, une pour les citoyens qui vivent sous un gouvernement républicain, sans parler ici des diverses nuances dont ces divers dont ces divers gouvernements sont susceptibles, selon leur éléments constitutifs, et qui toutes devraient avoir aussi leur morale particulière. Ce serait donc réduire considérablement une si vaste question que de la borner à la morale qui conviendrait aux citoyens réunis sous la forme du gouvernement républicain, comme il y a tout lieu de croire que tel a été l’esprit du programme :

Car ce ne serait point même assez de considérer en général, dans chaque espèce de gouvernement, l'espèce de morale qui convient aux citoyens, et les institutions qui conviendraient à cette morale, il faudrait encore parcourir en particulier les différentes significations de cette morale et de ces institutions qui peuvent s'étendre dans les diverses parties de l'administration de chacun de ces gouvernements ; il faudrait suivre les divers esprits qui s'introduisent dans chacune de ces ramifications, et qui chacun sollicitent une institution pour se propager ; il faudrait discerner, dans cet océan d'obscurités, les sources pures qui ont établi des institutions solides et salutaires à la chose publique, d'avec les sources corrompues qui l'ont recouverte ou même qui l'ont sacrifiée à leur perversité, et qui en conséquence ont pas manqué aussi de s'environner d'institutions analogues à leurs projets.

Nous pourrions même, dans nos recherches, faire une remarque affligeante, mais, qui viendrait à l’appui de nos principes ; c'est que verrions dans tous les gouvernements les institutions se multiplier à, mesure qu'ils se détériorent et par cette raison, pourrions certifier que ce sont les gouvernements les plus gangrenés et les plus débiles qui sont les plus engorgés d'institution ; comme la multiplicité des remèdes et des recettes qu'un malade entasse autour de lui, est l’indice de l’état périlleux où est sa santé. Aussi arrive-t-il, par une suite de cette analogie, que cette multitude d'institutions aggrave encore la situation critique du corps politique, comme les remèdes accumulés aggrave celle du malade ; que l'un et l'autre en retirent souvent des maux qu'ils n'avaient pas, au lieu de se guérir de ceux qu'ils avaient, et qu'ils finissent par succomber à leur mauvais traitement et à leur régime contre nature : et dans ce genre, nous ne manquerions pas d'exemples assez frappant pour justifier ce que nous avançons. Car si le gouvernement Chinois subsiste depuis tant de siècles, malgré la multiplicité de ses institutions, c'est qu'elles sont liées de tout temps et presque toutes, a cette et asse de la morale sociale sur laquelle l'ordre politique devrait s'appuyer ; et c'est en cela que ce gouvernement si antique milite en faveur de nos principes, puisque, comme chez ce peuple, c'est la morale qui a fondé les institutions, les institutions, à leur tour ; y ont conservé la morale. Si, d'un autre côté, les Juifs subsistent, malgré la, destruction de leur gouvernement, c'est qu'ils ont cru et qu'ils croient encore que les institutions qu'ils ont suivies, tant qu'ils ont été en corps de peuple, tenaient à cette classe de la morale divine qui repose sur les imprescriptibles rapports de l'homme avec la base nécessaire de l'existence des choses.

Or dans l'ordre d'une croyance si impérieuse pour l'homme, attendu l'extrême besoin qui le presse, l'apparence de la réalité opère quelquefois des effets aussi puissants que la réalité elle-même. Ainsi, sous ce point de vue, de, pareilles institutions doivent avoir une telle force qu'elles survivent même à la corporation qui leur sert de siège et d'organe de manifestation, et qu'elles demeurent en esprit dans la pensée des membres épars de l'association, lors même que le gouvernement politique n'existe plus et ces deux solutions suffisent pour aider à se rendre compte dés phénomènes que tant d'autres peuples pourraient présenter à l'observateur. Mais, sans nous jeter dans d'autres perquisitions, prenons la question dans le sens où probablement l'Institut l'a proposée, et ne la considérons que relativement au gouvernement républicain.

L'Institut n'aura pas oublié néanmoins que, dans un gouvernement quelconque, la morale des citoyens ne consiste pas dans une seule espèce de moralité : ainsi en ne s'occupant que de la partie de la morale des citoyens qui pourrait consolider l'esprit public, c'est-à-dire, favoriser le maintien de la forme républicaine, du gouvernement, il n'aurait pas cependant écarté par-là les questions qui resteraient à faire sur les autres ramifications de la morale des citoyens, qui doivent entrer aussi dans la nature et l'essence de cet esprit public, pour qu'il ait, de la consistance et qu'il soit durable ; car cette forme de gouvernement républicain embrasse, comme toutes les autres formes de gouvernement quelconque, une multitude de moralités diverses qui composent nécessairement l'ensemble de son existence, considérée soit dans son régime public soit dans son régime privé. Et comme les citoyens sont liés tous à quelqu'une de ces branches, il serait indispensable de fixer la morale particulière relative à chacune de ces branches partielles, ainsi que les institutions correspondantes, qu'elles supposeraient, afin que l’esprit public, en s'élevant, sur ces bases nombreuses, ne fût pas exposer à chanceler si elles n’étaient pas solidement établies elles-mêmes.

Ces bases nombreuses de la morale privée ou publique des citoyens, se réduisent, il est vrai, à trois principes que l’on peut désigner sous le nom de morale individuelle de la morale domestique et de la morale civique. Mais ici nous allons voir de nouveau, nos principes fondamentaux réclamer leurs droits : nous allons voir nos trois classes primitives de morale divine, de morale sociale et de morale politique se présenter pour servir de modèle, ou plutôt pour fournir la sève à ces trois branches nouvelles de la morale individuelle, de la morale domestique et de la morale civique, et leur indiquer le moule dans lequel elles doivent se former ; c'est-à-dire que la morale publique ou privée dont se doit composer la morale des citoyens, ne peut être régulière et solide qu'autant qu'elle est elle même nourrie et comme entée sur les racines profondes et inébranlables que nous avons posées précédemment, et que nous avons vu remonter jusqu'à la raison souveraine de l'existence des choses, et cela antérieurement à toute institution et par conséquent à toute forme quelconque de gouvernement ; car enfin ces principes fondamentaux ne devant être eux-mêmes que l'expression de cette raison souveraine des choses, et cette raison souveraine des choses embrassant dans toute son universalité, toute production, toute ramification de l’arbre moral qui ne serait pas lié à ces bases et qui ne porterait pas leur empreinte, serait évidemment une production irrégulière.

Mais il s'agit ici d'allier toutes ces abstractions à un ordre sensible, et de trouver les institutions qui leur servent d'intermède pour les unir au gouvernement républicain, afin qu'il puisse y trouver son soutien et sa force. Car si toutes les ramifications de l'arbre moral, à quelque degré qu'elles s'étendent, doivent toujours rester sons l'égide et l'influence de ces principes supérieurs et de la raison souveraine des choses, la forme du gouvernement républicain, doit être aussi une de ces ramifications ; et comme telle, elle ne doit pas se soustraire à cette loi. Mais en même-temps, c'est ici le pas le plus important que le législateur, ait à faire ; car en donnant, comme français, mon adhésion et mon vœu a la forme républicaine de notre gouvernement, il n'en est pas moins vrai que, de toutes les branches qui peuvent sortir de l'arbre moral, une forme de gouvernement quelconque est-ce qu'il y a de plus éloigné de la racine, et par conséquent ce qui exige le plus la surveillance, pour que tout puisse arriver pur de la racine à cette branche. Ainsi la forme de notre gouvernement républicain étant, comme toutes les autres formes de gouvernement, ce qu'il y a de plus distant de la racine de l'arbre moral, c'est à ce législateur à examiner si, entre ses mains, tous ces principes supérieurs, généraux et particuliers vont trouver ou non, dans la forme du gouvernement adoptée, un cadre de leur mesure et dans lequel ils puissent développer tous leurs avantages.

C'est à lui de juger si, par son défaut de moyens, ces principes, au lieu de s'y manifester d'une manière active et utile, ne s'y trouveront pas comme absorbés par les ornements extérieurs, et si le tableau ne sera pas sacrifié à la bordure. Enfin, ce sera à lui à les employer de manière à ce qu'ils ne contrarient point cette forme de gouvernement, mais aussi à ce qu’en venant s'allier avec elle pour la vivifier, ils ne perdent rien de la dignité qui leur est propre et des égards qui leur appartiennent.

C'est sans doute dans la question présente un objet essentiel, quoique difficile à atteindre, que le point où le législateur doit s'arrêter pour ne pas violer la, liberté naturelle des citoyens, ne point gaver l'essor de l’esprit, et ne point arrêter le développement de la perfectibilité humaine ; mais l’objet premier que nous présentons ici à la surveillance du législateur n’est ni moins essentiel, ni moins enveloppé de difficultés, et même si le législateur est prudent et de bonne foi, il conviendra que ces deux objets sont tellement liés, que c'est de cet objet premier et supérieur, que le second attend son succès. Ainsi, avant de chercher à lier la morale des citoyens à la chose publique, ou à la forme du gouvernement adoptée aujourd'hui par la France, et même avant de chercher les institutions plus propres à fonder la morale dès citoyens, le législateur a donc un premier pas à faire ; et ce pas, c'est de se confronter lui-même avec toutes ces classes de morales, soit générales, soit particulières, que nous venons de lui
présenter ; c'est de voir s'il a eu soin d'asseoir solidement et sur les bases les plus intimes de son être, cette même morale et ces mêmes principes fondamentaux dont le gouvernement qu’il administre ne doit être que le réceptacle et le résultat mis en action.

S’il se trouve rempli de semblables dispositions ; si sa conscience épurée et éclairée lui assure qu’il ne veut et ne peut que procurer le bonheur du peuple, en marchant sur de pareilles traces, il peut s'avancer avec confiance ; il n'aura pas même à aller bien loin pour trouver quelles sont les institutions les plus propres à fonder la morale des citoyens ; car alors ces institutions seront peut-être plus facile à rencontrer que l’on ne serait porté communément à le croire, comme nous voyons que les meilleurs et les plus saines de nos pensées sont celles aussi qui appellent et enfantent le plus aisément l’expression et la couleur qui leur est propre, pour opérer des effets qui soient salutaires. Oui, si par la réflexion et par son courage, il a le bonheur de se rendre comme l’organe et le canal de ces principes supérieurs, et de ces bases de toutes les espèces de moralités, il est plus que probable qu’il découvrira facilement les institutions qui lui seront analogues, et dont il aura besoin pour alimenter la morale des citoyens, et seconder la prospérité du gouvernement.

S’il ne commençait par prendre ces sages précautions, s’il envisageait légèrement et sans soin tous ces objets fondamentaux, ainsi que la liaison qu’ils doivent avoir avec la chose publique, enfin s’il faisait abstraction de toutes ces bases, et qu'il prit exclusivement la forme de son gouvernement comme le point de mire da toutes ses combinaisons, sans doute il trouverait aisément encore des institutions qui pourraient concourir à ce plan isolé, mais qui feraient peu pour la prospérité de l’état. Car, en ne considérant que les différentes formes des gouvernements, les institutions qui se bornent là se trouvent partout, elles sont presque par-tout les mêmes, elles ne différent dans les divers gouvernements que par des nuances très rapprochées, et ne se distinguent, la plupart du temps, que par des dénominations. Mais aussi quels fruits ont-elles produits ? Et ne sommes nous pas fondés à nous en défier, en voyant que quoiqu'elles soient si prônées et si répandues, on nous demande cependant encore d'en chercher qui soient plus efficaces ; ce qui est convenir tacitement de la débilité de toutes celles qui nous sont connues ?

Je vais plus loin. Si indépendamment de cette manière bornée de considérer sa mission, le législateur n'apportait dans soit administration que des vues bizarres, fantasques, disons même si l'on veut, barbares et atroces, il trouverait encore volonté, sous sa main, des institutions qui les appuieraient ; ce qui se confirmerait aisément par tous les témoignages de l'histoire, où nous verrions que, parmi le nombre d'imbéciles ou de monstres qui ont régi les nations, il en est peu qui n'aient su créer et consacrer, au moins pour un temps, des institutions ou des moyens d'identifier leurs caprices et leur scélératesse, avec la forme de leur gouvernement.

L'histoire nous dirait également que si le législateur ne surveille pas avec une attention continuelle les institutions qu'il peut trouver déjà établies, les meilleures d'entre elles pourront s'affaiblir entre ses mains. Au point que ni lui, ni ses successeurs n'aient plus la force d'en empêcher l'altération et la destruction ; que s'il avait l'art de les maintenir dans leur intégrité, sa mission deviendrait aussi simple que salutaire ; que par conséquent le respect pour les anciennes institutions, quand il aurait le bonheur d'en trouver de bonnes, et la seule attention de les redresser quand elles seraient défectueuses, devraient être le premier soin du législateur ; que par la il procurerait sûrement à la chose publique un plus grand bien qu'en chargeant d’institutions nouvelles, qui la pourraient gêner dans ses mouvements et lui donner une marche embarrassée ; qu'enfin les amputations complètes ne devraient se faire qu'à la dernière extrémité, et que quand les institutions seraient évidemment reconnues vicieuses et gangrenées ; que, faute de ces sages précautions, nombre d'institutions sur la terre, après avoir, eu une aurore enchanteresse, et même après avoir marqué une partie de leur cours par des services réels et par des bienfaits, ont fini par avoir un déclin des plus orageux et, des plus funestes aux nations qui en ont été et qui en sont encore les victimes. D'après cet ensemble d'observations, pourrais-je croire avoir satisfait à la question proposée, et avoir rendu un service essentiel à la chose publique, quand je peindrais ici les divers moyens ou les diverses institutions : qui seraient les plus propres à fonder la morale d'un peuple, tandis que ces moyens se trouvent journellement et universellement dans les mains du législateur ; tandis que l’histoire politique des nations déroule sans cesse devant lui le tableau des diverses méthodes administratives, législatives et autres, dont chaque gouvernement s'est servi, selon les temps et les occurrences ; enfin tandis que ces secrets, pour la plupart empiriques, se bornent à une liste très-limitée et toujours la même, dans laquelle le législateur est comme circonscrit, et qui malheureusement lui promet sans cesse le spécifique qu'il désire, sans qu'elle ait encore pu le lui indiquer ?

En effet, qui ne connaît ces moyens si communs et en même-temps si usés, que l'on voit journellement se succéder par toute la terre, dans les mains du législateur ? Sera-ce lui apprendre quelque chose de nouveau que de lui conseiller d'employer, selon les circonstances les fêtes publiques, les jeux, la magie des noms, les signes, les décorations, les éloges, les récompenses soit honorifiques soit pécuniaires, les punitions, les destitutions, les marques d'infamie, enfin tous ces moyens qui sont continuellement sous ses yeux, et qui sont continuellement en vigueur dans les différentes branches administratives du gouvernement ? Ne sait-il pas que les peuples étant presque tous comme des enfants dans la main de leurs gouvernants, le législateur est toujours à leur égard comme un régent à l’égard de ses élèves, et qu’il peut influencer sa classe à son gré, avec des images et une férule ?

Oui, le législateur sait parfaitement toutes ces choses. Non-seulement il les sait aussi bien que les observateurs oisifs, mais il a sur eux, vu l'activité des circonstances et du mouvement où il est placé, l'avantage de pouvoir obtenir, en ce genre, une expérience journalière et une industrie d'administration pratique plus puissantes et plus décisives que ne le seraient toutes les théories. C'est pour cela qu'on a vu, presque par-tout, le, législateur ambitieux faire un usage utile à ses desseins de tous ces stimulants extérieurs qui tiennent l'homme hors de lui-même, et le mettent à la discrétion de celui qui le gouverne. C'est pour cela aussi qu’on a vu, presque partout, cet adroit législateur faire de son gouvernement ce qu'il a voulu, en lui laissant même le nom de sa forme.

Sans doute on doit ici les manœuvres des despotes, et se souvenir que c’est la morale d’un peuple libre qu’il s’agit de former ; qu’ainsi tous ces hochets, s’ils peuvent encore quelques fois trouver place dans l’administration de la République française, ce doit être une place très-secondaire, et qu’ils ne doivent servir que comme d’organes à un moyen plus efficace. Mais ce moyen plus efficace qu’il s’agit de chercher, est précisément ce que je ne crois pas possible à découvrir, en s'en tenant aux routes battues.

Voilà pourquoi j'ai cru devoir indiquer les sentiers qui me paraissent les seuls capables de conduire à cette haute découvertes sans avoir prétendu la révéler moi-même à des hommes qui ont en eux toutes les facultés nécessaires pour y parvenir, s'ils veulent peser mûrement les observations qui font l'objet de cet écrit. Dans celles publiées par l'institut, on a parlé de l'institution pleine et entière du travail, comme pouvant être le grand régulateur des mœurs domestiques et le grand précepteur de la morale privée. Je ne fais aucun doute que ce moyen ne tînt un rang distingué parmi tous ces ressorts particuliers dont nous venons de faire l'énumération, et que, comme tel, il fût propre à produire d'excellents effets. Mais premièrement, ce moyen devant être celui de tous les gouvernements quelconque, si l'on veut qu'ils approchent de la perfection. Autant qu’il est possible, il y a peu de motifs d’en faire de préférence le mobile de la morale des citoyens républicains, si ce que comme tels, ils doivent-être encore plus vertueux que les autres hommes. Car quelle est la forme de gouvernement où l'activité et le travail ne soient pas une chose recommandable ? S'il en est où l'état d'oisif ait eu ses admirateurs, l'opinion publique a toujours fait justice de ce vicieux système, en prônant encore plus hautement la vigilance des hommes laborieux. D'ailleurs ce n'est sûrement que par abus que l'inaction a été encensée dans différentes classes des associations humaines, et l'on ne pourrait s'empêcher de convenir, si l'on remontait à la source des sociétés politiques, que, c'est par le travail de tous qu'elles ont commencé et qu'ainsi ce n'est que par le travail de tous qu'elles doivent et peuvent se soutenir. Secondement, indiquer un semblable moyen, c'est plaider en faveur des principes que nous avons exposés car assurément sil y a quelque chose d'important et d'utile dans toutes les classas de moralités que nous avons envisagées, c'est que l'activité et le travail universel en font essentiellement la base, puisque la vertu et la vérité étant vives et actives, ne peuvent donner leur sanction et leur appui qu'à ce qui est vif et actif comme elles.

La seule, différence c'est que dans, cette classe, qui est fondée sur l'ordre même, l'homme se porte au travail par goût autant que par besoin, et que le bien universel l'emporte dans lui sur son bien propre et particulier, au lieu que le travail recommandé par la simple politique n'a pas toujours la même issue. Aussi, en admettant cet incontestable précepte de l'utilité du travail universel des citoyens, on sera bien loin encore d'avoir, atteint le but ; car ce qu'il y aura de plus difficile sera de savoir comment on parviendra à mettre ce précepte en exécution ; comment le législateur obtiendra que l'homme tendant au repos comme tout ce qui respire, en vienne à préférer par goût le travail à la paresse ; comment par goût le riche cessera d'acheter l'inaction avec son or ; comment le pauvre cessera de convoiter l'or pour en acheter l'inaction, et ainsi de mille autres difficultés dont la racine tenant de plus près à la constitution de l'homme que ce qui ne frappe que ses yeux, ne se résolvent pas avec une simple institution et la volonté du législateur. Ainsi ce précepte lui-même, tout salutaire qu’il est, a besoin d'être appuyé sur d'autres préceptes, pour pouvoir remplir son objet ; ainsi ce moyen, quoiqu'il soit puissant, a besoin d’être appuyé par des moyens plus puissants encore pour ne pas demeurer sans fruit. Mais comment répandre ces autres préceptes ? Comment faire connaître ces moyens plus puissants, et les graver assez profondément dans l'esprit des citoyens, pour en obtenir de solides effets, si ce n'est par l'enseignement et l'instruction ?

Oui, sans doute, des écoles civiques deviennent ici indispensables pour instruire les républicains de cette morale politique qui leur est propre, ce qui entraîne toutefois la nécessité de rendre ces écoles assez universelles pour que les citoyens puissent en profiter tous, et assez graduées pour que l'instruction ce proportionne, comme elle doit le faire, aux différents âges, aux différentes facultés intellectuelles, et aux différons états civils qui composent la masse politique de la nation ; car s'il est vrai que la morale des citoyens doit être une, considérée dans son objet et dans son dernier résultat, cependant il est vrai aussi qu'elle doit prendre différentes nuances suivant toutes les diversités que présentent les différentes paries du corps social. Je ne parle point des difficultés matérielles et d’exécution pour de semblables établissement, d’autant qu’ils ne dispenseraient pas des autres espèces d'écoles déjà établies pour d'autres objets d'éducation et d'instruction. Ainsi le choix des localités, le temps que les séances déroberont aux travaux de tout genre, les frais pécuniaires offriront assez d'obstacles pour que je me dispense d'en faire l'énumération. Je me borne à la difficulté morale de rendre utiles ces nouvelles espèces d'écoles et d'établissements ; et après tout ce qui à été exposé précédemment ; j'avouerai ne pas connaître un seul moyen de la résoudre, qui ne rentre dans la série de toutes les moralités antérieures que nous ayons parcourues. Ainsi pour toute réponse, je serai obligé de répéter ici qu'en vain le législateur essayerait de fonder solidement la morale des citoyens, et d’en assurer l’alliance d’une manière durable avec le gouvernement républicain, s’il n’était pas en état de la poser lui-même sur les bases exactes et éprouvée de la morale politique, de la morale sociale et de la morale divine ; et si par conséquent, il n’avait eu soin préalablement de se munir de toutes ces importantes connaissances ,de manière à en devenir, pour son cercle, comme le juge, le pivot et le régulateur. C’est donc dans lui seul que peut se trouver la solution du problème, et non point dans des secrets externes qui ne pourraient cesser d'être fragiles et précaires, tant qu'ils ne seraient pas liés à un centre fixe. Il a vu presque par toute la terre les chefs des peuples parvenir, par leurs seules passions et leur volonté déréglée, à soumettre et dominer les nations, et à les plier sous leur main selon leur caprice. Pourquoi ne croirait-il pas qu'avec une volonté sage, aidée de toutes les lumières qu'ils pourrait recueillir dans ces vastes contrées morales où naît l'espèce humaine, et qu'elle a tant besoin de parcourir, il lui fût possible aussi de diriger les citoyens vers le but utile et salutaire qu'il se serait proposé dans ses travaux et dans ses recherches, surtout s’il avait, eu le bonheur de s’élever assez poux devenir lui-même, le modèle de ce qu’il désirerait enseigner et faire adopter à la nation.

La première et la plus puissante des institutions, c'est l'exemple. Quel succès le législateur ne pourrait-il donc pas se promettre, s’il s'attachait à devenir, pour ainsi dire lui-même, l’institution vivante de toutes ces fécondes et salutaires moralités si nécessaires aux hommes en général et particulièrement aux républicains ? Et devrait-il croire qu’en fait d'exemples, la sagesse, la justice et la vérité eussent moins d'empire que là folie et le mensonge ? Mais en même-temps, qu'il ne se flatte pas de gouverner sagement et utilement la nation qui lui est confiée, s'il ne s'est pas muni de tous ces trésors.

Un pilote courrait risque de mal conduire son vaisseau, s’il n'avait pas fait auparavant son cours de navigation ; et les passagers ne pourraient, dans ce genre, lui procurer que de médiocres secours, puisqu'au contraire c'est de lui seul qu'ils attendent ce qui doit contribuer à la sûreté de leur voyage. Tout ce qu'ils peuvent et doivent faire, c'est de le seconder de leur personne contre l'ennemi, en cas d'attaque, et de sacrifier tout ce qu’il possèdent de plus précieux, en cas d'orage, pour alléger et favoriser la marche du vaisseau ; mais c'est au pilote à diriger toute la manœuvre.

Oui, c'est de son législateur qu’une nation doit tenir son perfectionnement, ses lumières, et son repos. Tous les individus qui la composent ont des droits, chacun selon sa mesure, à cette nombreuse moisson de moralités qu’il est censé avoir recueillies ; et comme hommes, ils sont les premiers intéresser à se prêter à ses vues éclairées et bienfaisantes, d’où doit résulter pour eux le meilleur ordre de chose qu'ils puissent désirer. Il n'est placé au-dessus d'eux que pour servir d'organe à toutes ces richesses morales, divines, sociales, politiques et civiques qu'il est présumé mieux connaître qu'eux, et qu'il est, par cette raison, chargé de leur transmettre, comme étant les plus propres à assurer l'espèce de bonheur après lequel les nations languissent par toute la terre, sans même qu'elles y réfléchissent, parce que partout elles en ont besoin.

Quoique l’Institut national se croie fondé probablement, à attendre une réponse plus précise et plus adaptée à sa question, il n'en est pas moins vrai que c'est dans cette ligne étroite et rigoureuse que résidera toujours et exclusivement la solution qu'il a sollicitée, et que hors de là ce secret ne se trouvera nulle part. Ce n'est que par cette voie, dis-je, que le législateur pourra parvenir à planter dans l'âme, le cœur et l'esprit des républicains le véritable arbre de la liberté, qui étant vivace par lui-même et se trouvant dans son terrain naturel, deviendrait ainsi le garant immortel de la durée de la patrie. Hélas ! Et moi aussi je désirerais bien voir un enseignement public, qui contribuât à éclairer l'esprit des citoyens ! Je désirerais bien voir établir des monuments et des fêtes nationales, qui échauffassent leur âme ! Je désirerais bien voir former parmi eux des institutions domestiques, qui conduisissent toutes leurs facultés par la coutume ! Enfin je désirerais bien voir ainsi la morale réellement fondée en eux, sur leurs connaissances, sur leurs besoins et sur leurs habitudes ! Nul charme n'égalerait celui que j'éprouverais si j'étais témoin d'un pareil spectacle. Le plus doux enthousiasme s'emparerait de moi, si je voyais ainsi ouvrir à mes concitoyens tous les sentiers qui pourraient les rapprocher du bonheur et de la vertu. Mais en même temps, au milieu de, toutes ces joies, qui ne sont encore qu'en perspective, devrais-je me défendre de quelque inquiétude, tant que le législateur n'aurait pas parcouru lui-même tout le cercle que nous avons présenté à ses yeux, et tant qu'il n'aurait pas en sa possession tous ces avantages sur lesquels seuls peuvent reposer en paix toutes nos espérances ?

Si on me demandait enfin comment le législateur lui-même pourra atteindre à ce point de sublimité, que j'annonce comme indispensable pour l’administration des peuples, et pour mettre en harmonie la morale des citoyens avec l'esprit de la chose publique, quelle serait la réponse que je pourrais faire ? Il y a déjà tant de difficultés à apercevoir les moyens de régénérer les citoyens ou la classe passive, qui par nature et par besoin apporterait plus d'acquiescement que d'opposition à un perfectionnement dont elle retirerait tant d'avantages ! Comment se flatterait-on donc d'opérer plus aisément sur le législateur ou sur la classe active, qui, par état, enivrée de toutes les séductions, et ayant en main tous les moyens d'exercer à son gré la flatteuse magie du pouvoir, est supposée devoir apporter plus d'opposition que d'acquiescement à sa régénération personnelle ! Sa volonté seule, bien dirigée, opérerait mieux, ce prodige que toutes lés réflexions des citoyens ; or c'est là la véritable propriété de l’homme, sur laquelle personne, autre que le propriétaire, n'a aucun droit; et d'ailleurs si les malades pouvaient guérit le médecin, ils n'auraient pas besoin de lui, attendu qu'ils sauraient alors ce qu'il faudrait faire pour se guérir eux-mêmes. Il me serait donc impossible de sortir de ce cercle borné où cette nouvelle question me resserrait, puisque si c'est au législateur à communiquer à sa nation l’esprit de vie, et s'il faut auparavant qu'il en soit imprégné lui-même ; s’il ne sentait pas en lui le désir et la force de pénétrer jusque dans les sources où ce feu réside ? Et comment se sentirait-il cette force et ce désir, s’il ne commençait pas par éloigner du foyer qui doit recevoir cette étincelle, toutes les substances étrangères, qui, quand même elle se présenterait, l’empêcheraient de s’enflammer ? Si cet esprit de vie ne germe point dans les spéculations froides des observateurs, il germerait encore moins dans les mains du législateur si elles n’étaient pas pures. Si elles l’étaient, Ils y germeraient naturellement, et communiqueraient sa chaleur à toutes les institutions que le législateur voudrait établir. C’est alors que ces institutions seraient vraiment profitables, et qu’on ne pourraient trop en recommander l’usage, puisqu’elles ne manquent leur effet puisqu’elles sont vides et dénuées de tous ces éléments antérieurs qui doivent en être la base essentielle et radicale.

La jouissance et la communication d’un pareil trésor, tiendraient sans doute le premier rang parmi les droits de l’homme et surtout parmi ceux du législateur, et c'est pour cela que les mortels se portent avec tant d'ardeur vers les postes élevés où ce feu sacré est censé résider ; mais, comme tous les droits, il se donne, il s'obtient, il se reçoit et ne s'usurpe point. Semblable au feu du soleil qui est toujours prêt à répandre sa chaleur et sa lumière sur tous les êtres, il voudrait que tout, sans exception, fut vivifié, mais il ne permettra jamais qu'une autre main que 1a sienne puisse communiquer le mouvement et la vie à un seul atome, et il livre à la corruption et à la mort tous les fruits qui ne sont pas engendrés par lui. Joignant donc ce nouveau motif à tous ceux que j’ai présentés dans cet écrit, on verra encore plus clairement pourquoi j’ai ramené la question proposée par l'Institut à des conditions si rigoureuses, et pourquoi j’ai moins cherché à la résoudre qu’à monter les sentiers que je croyais être les seuls qui pussent diriger vers sa solution.

Aussi je laisse aux autres écrivains qui se présenteront au concours, à employer leurs efforts pour approcher plus prés du but : je les laisse parcourir successivement tous les plans, toutes les institutions et toutes les recettes qui composent universellement la science de la
législation et de l'administration : je les laissa les embellir des charmes de leur éloquence se nourrir avec complaisance des douces perspectives que leurs bonnes intentions leur offriront comme faciles à réaliser, et jouir ainsi de cette illusion des belles âmes qui a le pouvoir de les transporter dans la région du bien, sans leur permettre même de soupçonner l'intervalle qui les en sépare. Je ne doute point non plus que, parmi eux, il ne se trouve de nouveaux Pygmalion qui, sous leur ciseau, verront naître des chefs-d’œuvre qu'il n'y en ait aussi dans le nombre, qui, comme le Pygmalion de la Mythologie, seront épris eux-mêmes avec raison d'un vif attrait pour leur ouvrage, et exciteront assez l'admiration pour que de nombreux éloges viennent justifier leur enthousiasme ; mais il ne leur sera pas plus facile qu'a ce célèbre artiste, de saisir le feu qui pourrait seul rendre leur statue vivante.

L\ C\ de S\ M


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