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Le Franc Maçon et l’Hypothèse Dieu

Vous tous mes frères et sœurs, par les nombres qui vous sont connus, cela fait longtemps, des années en fait, que je tourne et retourne dans ma tête toute une gerbe de questions à propos de notre ordre et plus précisément de l'invocation du Grand Architecte de l'Univers à la gloire duquel nous travaillons, tout au moins au Rite Écossais Ancien et Accepté, et de la notion toujours rappelée, pour ceux qui n'auraient pas bien compris, de Principe Créateur. D'autre part la franc maçonnerie proclame haut et fort qu'elle n'a pas de dogme, sauf peut être justement de ne pas en avoir, et qu'elle ne se tolère aucune entrave dans la recherche de la Vérité, vérité s'écrivant bien évidemment avec un V majuscule. Par ailleurs elle proclame la tolérance comme vertu capitale, et la supériorité de l'esprit sur la matière. « Vaste programme ! » aurait pu s'exclamer le Grand Charles. Il est apparemment bien fort ce besoin qui subsiste chez des adultes, d'avoir toujours recours à la notion d'un « Créateur » pour expliquer leur place dans l'univers et leur finalité dernière.

Il est vrai que c'est tellement commode de pouvoir recourir à une puissance supérieure qui justifie tout, du courage à la lâcheté, et de l'amour à la haine, sans que l'on puisse en dernière analyse se sentir vraiment mis en face de sa propre et vraie responsabilité, sans que jamais on puisse avoir le courage de se regarder en face et de se dire, les yeux dans les yeux : « je suis ce que je suis, et cela, c'est moi qui l'ai voulu et fait. » Aussi loin que nous remontions dans l'histoire de l'homme, nous trouvons des récits de fondation de la société. Il faut bien les examiner pour s'apercevoir qu'il s'agit presque toujours, non de récits de création du monde, mais de tentatives d'expliquer rationnellement le monde auquel l'homme est confronté, de le structurer pour qu'il trouve une place dans son environnement. Dans tous ces mythes, le monde est une donnée préexistante que l'on ne cherche pas à expliquer, tout au moins en ce qui concerne l'origine. S'ils peuvent paraître naïfs à notre raison d'occidentaux de la fin du XX° siècle, ces mythes ne sont jamais des histoires incohérentes, mais les premières traces perceptibles de la raison qui cherche à ordonner son espace pour mieux s'y implanter.

Le monde est une donnée extérieure avec laquelle je dois faire, et dans un premier temps, il n'est pas question d'essayer d'en comprendre l'origine ou la cause, mais simplement de savoir, et de pouvoir, m'y situer et survivre. D'ailleurs à ce stade, les choses sont simples : j'ai un père et une mère et le monde doit donc, par analogie en avoir un aussi, alors va pour un créateur. Ce qui m'intéresse, c'est de me concilier les bonnes grâces de ce créateur, pour avoir le moins d'ennuis possibles avec son autorité. D'ailleurs, on ne peut pas dire que je pense vraiment : il serait plus juste de dire que « ça » pense en moi. Il va me falloir des millénaires pour retirer progressivement toutes mes projections sur mon entourage, et en arriver à utiliser un paratonnerre pour détourner la foudre de mon toit.

Comment se présente l'univers dans lequel je vis en 1998? Et bien cela ne fait pas si longtemps, depuis le début des années vingt, que je suppose que l'univers a eu un commencement, le fameux Big Bang que les « créationnistes » ont accueilli avec un tel enthousiasme que l'un de ses initiateurs, l'abbé Lemaitre, demanda au Pape de modérer son soutien qui risquait de le discréditer dans le milieu scientifique. Il avait bien raison, car commencement n'est pas synonyme de création. Et ce n'est que dans le début des années soixante, avec la découverte des « cendres » de l'explosion primitive sous la forme du rayonnement fossile à 3° K qui baigne l'univers, que j'ai eu la certitude que celui ci avait bien eu un commencement.

Tout ce que je peux dire, c'est que l'univers qui m'est connaissable aujourd'hui a connu un instant T0 qui a vu apparaître simultanément le temps, l'espace et la matière énergie. Qu'y avait-il avant ? Poser cette question revient, toutes proportions gardées à se demander où situer un point 1 km au nord du pôle Nord ! La question n'a pas de sens : que peut-il y avoir avant le temps ? La science et la raison s'arrêtent à cette frontière et s'interdisent cette question. Poésie, philosophie, religion et métaphysique ne s'en privent pas. Je sais aussi que les constituants ultimes de mon corps, ses atomes de carbone, d'hydrogène, d'azote, d'oxygène et de fer sont nés il y a quelques milliards d'années dans l'explosion d'une ou plusieurs étoiles géantes. Rien ne distingue un atome de fer de mon corps, d'un atome de fer de la lame de mon couteau. Il n'y a pas si longtemps les scientifiques et les religieux étaient encore irréductiblement opposés sur ce point : jamais la matière inerte ordinaire ne pourrait être confondue à la matière vivante qui bénéficiait, elle, d'un « plus » d'origine divine.

Et pourtant L'accord est maintenant général pour admettre que la différence entre matière vivante et matière inerte est une question d'organisation de la dite matière. Cela ne décourage pas pour autant les tenants d'un « vitalisme » désuet : ils se contentent de décaler le problème en faisant assumer cette organisation par une instance supérieure transcendante qui en indique le plan « de l'extérieur ». Toutes les traditions, religions et philosophies se plaisent à opposer matière et esprit et à prôner la suprématie de celui-ci sur celle-là. Soit. Mais qu'est-ce que la matière ? Einstein le premier, a formulé E = MC2 qui énonce qu'il y a équivalence entre matière et énergie, et la physique quantique quand on la pousse dans ses derniers retranchements nous déclare qu'en dernière analyse, la matière telle que nous la concevons se réduit à une matrice de probabilités, et qu'en tout état de cause, il est par essence impossible de la situer précisément à la fois en vitesse et en position. La notion même de particule ne coïncide plus avec le sentiment primaire que nous en avons : il faut comprendre qu'un électron par exemple n'est pas une petite bille qui se déplace, mais un champ qui s'étale à l'infini et qui possède simplement plus de chances de pouvoir être observé en certains points qu'à d'autres en fonction des informations que l'on attend de son observation. Et si la matière nous paraît bien réelle et solide, ce n'est qu'en vertu du principe d'exclusion de Pauli qui interdit à deux particules au sein d'un système d'occuper le même niveau d'énergie. Il est d'ailleurs intéressant de rapprocher cette connaissance que nous avons aujourd'hui, du premier chapitre de la genèse que l'on peut traduire ainsi : « Au commencement que Dieu créa le ciel et la terre, la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l'abîme, un vent de dieu tournoyait sur les eaux. »

Qu'est-ce que l'esprit ? Curieusement, il n'y a, semble-t-il aucune formule mathématique, physique, chimique ou autre définissant l'esprit. Cela serait pourtant bien commode, et éviterait sûrement bien des empoignades sur le sens des mots. Le simple fait qu'il n'y ait toujours aucune référence absolue de ce terme alors que les hommes en parlent depuis qu'ils pensent, me semble prouver qu'il recouvre des quantités de sens différents, et que le concept n'est pas réductible à une définition. Belle découverte, me direz vous ! Au premier abord en effet, on dirait bien que je viens d'enfoncer une porte ouverte. Mais est-ce si sûr que cela ? En tout cas cela fait déjà ressortir la curiosité qu'il y a, à vouloir mettre en opposition deux termes, dont l'un est parfaitement défini, quoique débouchant apparemment sur le vide, et l'autre ressemble, dès le départ, à un concept flou. Il est alors évident que l'on ne peut aboutir à rien de convaincant à partir d'une confrontation de ce type, dans laquelle, si je puis dire, les adversaires ne boxent pas dans la même catégorie. Est-ce à dire que l'on ne peut pas tenter de définir, ou tout au moins tenter de cerner suffisamment cette notion ? Je vais m'y risquer, en partant toujours et uniquement des données que la raison a mises à ma disposition, parce qu'ainsi chacun, quelle que soit la définition ou la conception qu'il en a, et qui peut présenter des différences considérables d'un individu à l'autre en fonction de sa culture et de ses options religieuses ou philosophiques, chacun donc, pourra vérifier les informations en toute « objectivité ». De la même façon que pour la matière, c'est la physique et la chimie qui m'avaient guidé, je vais faire appel cette fois à la biologie. De la même manière qu'il a été prouvé que la matière ne distingue pas le vivant du non vivant, tout converge pour nous faire penser qu'à l'intérieur du vivant, il n'y a pas de solution de continuité entre l'homme et l'animal.

Les « briques » de base du vivant sont identiques pour la fougère et pour l'homme. Il a été établi qu'il y a moins de différence entre le génome de l'homme et celui du chimpanzé, qu'il n'y en a entre celui du chimpanzé et celui de l'orang-outang. Par ailleurs si l'on admet que c'est le cerveau qui fait la différence entre l'homme et l'animal, et que l'on examine de plus près la question, il ressort que la différence de « performances » de cet organe, provient essentiellement de deux facteurs. La quantité de neurones disponible est le premier ; la quantité et non le type, car on n'a pas encore réussi à identifier des neurones qui ne se trouvent que chez l'homme et pas chez l'animal. Le deuxième est la différence d'organisation : la quantité de connexions différentes possible entre les neurones d'un cerveau humain est estimée à un nombre qui dépasse les estimations faites concernant le nombre total d'atomes de notre planète : 1080. Le cerveau humain est l'organisation la plus complexe qui existe dans l'univers (et il y en a plus de 5 milliards en fonctionnement actuellement). Depuis le premier système nerveux central identifié, celui des vers, jusqu'à l'homme, la progression se fait vers une efficacité croissante pour une meilleure adaptation à l'environnement et à son contrôle, dans ce qui peut passer pour un « but » : l'homéostasie, c'est-à-dire le maintien de la structure en l'état, ce qui nécessite des échanges constants avec le milieu, faute de quoi l'organisation se dégrade et disparaît dans l'homogénéisation et l'indifférenciation (2° principe de la thermodynamique). La complexification du système nerveux central est un avantage considérable dans cette lutte et on en voit bien le résultat.

Il y a quelque temps déjà que l'homme, avec son gros cerveau, ne s'adapte plus à son environnement : il adapte son environnement à ses besoins, avec un bonheur parfois très discutable il est vrai. À aucun moment dans cette évolution il n'est possible d'identifier une rupture fondamentale qui puisse faire dire : « Là se trouve La différence », cet élément non réductible à quoi que ce soit de connu, cette signature absolue de l'Absolu qui sous-tend en général le concept d'esprit. On peut bien sûr se refuser à accepter la formule de Cabanis pour qui « le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile ». On le peut d'autant mieux qu'elle date du XIX° siècle et que sa formulation volontairement provocante n'est pas adaptée à la réalité qu'elle prétend décrire. À la lumière des connaissances acquises aujourd'hui, je pense que l'on doit en accepter le fond (j'allais dire l’esprit) sinon la forme.

On a pu apprendre le langage des sourds muets à des singes qui manipulent correctement, et dans le contexte, plus de 400 mots. Ils ont conscience d'être, et manifestent très clairement cette identité. Doit-on leur refuser la possession de l'esprit ? Si la réponse est oui, c'est que l'on n'identifie pas l'esprit avec la conscience. Il faut donc aller plus loin et essayer de déterminer s'il y a différence entre conscience et pensée. Il semble bien que oui, car nos singes éduqués, s'ils manipulent correctement des mots et des symboles opératoires, ne paraissent pas en mesure se servir de concepts abstraits. Plus précisément, s'ils sont bien conscients, ils n'ont pas la « conscience d'être conscients ». Sautons le pas, et disons qu'ils ne pensent pas, en tout cas pas au sens ou nous l'entendons nous, humains. Peut-on maintenant identifier l'esprit avec la pensée ? C'est ce qui est assez largement admis. Pour beaucoup, c'est là que se situe le nœud de l'affaire. Il serait absurde parait-il de croire que la pensée, donc l'esprit, puisse naître ou surgir d'un processus matériel. L'esprit est, ou serait, par nature, immatériel, et n'utiliserait la matière que comme un support nécessaire pour se rendre perceptible par l'homme enlisé dans la matière. Il serait donc étranger à l'homme et en quelque sorte imposé à lui par une puissance extérieure. Adieu libre arbitre Pourquoi reculer ainsi devant la possibilité de se voir en face ? Pourquoi échafauder une hypothèse que rien n'impose ?

Il me semble que je me trouve devant le même problème que tout à l'heure avec la question du vivant, qui ne pouvait avoir qu'une origine externe, incommensurable à la simple matière ordinaire. Il me semble tout à la fois logique et simple d'admettre que la pensée est le résultat émergent de la complexification croissante d'une organisation vivante, c'est-à-dire auto organisatrice et auto reproductrice. Cela me semble plus simple en tout cas que de vouloir l'expliquer par une hypothèse non nécessaire. C'est le sens que je donne à la réponse de notre frère Pierre Simon de Laplace, astronome, à Napoléon qui s'étonnait de ne pas avoir trouvé la moindre mention de Dieu dans la description de l'univers de sa somme astronomique : « Sire, je n'ai pas eu besoin de cette hypothèse. » C'est aussi dépenser une énergie folle à chercher une explication dans le passé, avec l'idée toujours sous jacente, que puisqu'il y a un univers aujourd'hui, c'est qu'il y a bien quelqu'un, Cause Première, Dieu ou Grand Architecte de l'Ùnivers qui l'a créé, et Voltaire lui-même disait : « l'univers m'embarrasse, et j'ai peine à croire que cette horloge existe et n'ait pas d'horloger. » Il faut bien admettre que pour nous qui subissons constamment le mode de la causalité dans tous les phénomènes de la vie quotidienne, il est normal d'être tenté par une telle explication. C'est se faire taxer de « matérialiste » avec toute la charge d'horreur métaphysique que ce mot peut charrier dans l'esprit de certains, que d'envisager de renoncer à la notion de causalité en ce qui concerne l'univers. Et pourtant il est tout à fait possible, et je dirais quand à moi assez probable, mais cela n'engage que moi, que l'univers que nous connaissons n'ait pas de cause au sens que nous donnons habituellement à ce mot.

Les mathématiques et la théorie des quantas montrent qu'en effet le vide quantique n'est pas un néant, mais bien au contraire un « lieu de tous les possibles ». Il arrive, de façon aléatoire, ce que les mathématiciens appellent une singularité, qui littéralement « explose » du virtuel au réel, ou devrais je dire du non manifesté au manifesté, et se stabilise dans ce que nous appelons le réel. Alors nous serions le fruit du hasard ? Oui, et de la nécessité aussi, même si je n'en tire pas des conclusions identiques à celles de Jacques Monod. Mais l'univers est réglé avec une précision incroyable, disent les tenants du principe anthropique, à la nième décimale près sur un certain nombre de constantes fondamentales, une précision telle que si l'on change une seule de ces décimales la vie devient impossible dans l'univers. L'idée même de hasard est exclue ! Notre existence même limite les possibilités des lois physiques qui doivent être compatibles avec notre existence : certains processus et quantités sont inaccessibles mais on peut déduire leur existence ou leur valeur de notre présence même.

À la limite du raisonnement, l'univers est construit pour nous. Cette position me semble une renonciation à l'espoir de comprendre pourquoi le monde est comme il est, et l'idée de vouloir modifier l'un quelconque des paramètres fondamentaux de l'univers sans toucher aux autres n'est justifiée que si les dits paramètres sont vraiment indépendants. Mais s'il existe une Loi Ultime, alors ces paramètres sont corrélés et il est incohérent de vouloir en modifier un sans toucher aux autres. Quelle remarquable coïncidence que la Seine passe exactement sous les ponts qui l'enjambent ! En outre le principe anthropique ne peut pas rendre compte de toutes les régions de l'univers.

Pour « expliquer » l'homme, il est bien certain que le système solaire et la présence d'une génération d'étoiles voisines dans lesquelles des éléments lourds auront pu être formés par synthèse nucléaire est une nécessité, avec peut être même la totalité de notre galaxie. Mais où est la nécessité de l'existence d'autres galaxies, de milliards d'autres galaxies, réparties de façon à peu près homogène à grande échelle ? Un autre problème est celui des conditions à l'origine et notamment le problème de la singularité mathématique qui pose au départ de l'univers une compression infinie de la matière, de l'énergie et de la courbure de l'espace temps. Or on ne peut rien tirer de calculs basés sur des infinis, et ces concepts perdent alors toute signification, et l'ensemble des théories scientifiques actuelles fondées sur une base spatio-temporelle cesse de s'appliquer. Si bien qu'à supposer qu'il y ait des événements antérieurs au Big Bang, on ne pourrait pas prédire à partir d'eux l'état actuel de l'univers, parce que la prédictibilité serait rompue au moment du Big Bang. Cela signifie que l'existence ou la non existence d'événements antérieurs au Big Bang est purement métaphysique ; ils n'ont aucun effet sur l'état actuel de l'univers. (On peut encore imaginer que l'univers a été créé par un agent extérieur mais à un certain instant légèrement postérieur au Big Bang)

Si l'espace temps a un bord ou une limite au niveau d'une singularité, le vrai problème est que les lois de la science ne déterminent pas l'état initial de l'univers, mais seulement la manière dont il évolue ensuite. Une des hypothèses possibles est que l'espace quadridimensionnel qui résulte de la fusion de l'espace et du temps se courbe pour former une surface close sans aucun bord ni limite, d'une manière analogue à la surface d'une balle, mais en quatre dimensions. La totalité de l'espace temps est finie et sans limite. L'univers est autosuffisant et n'a pas besoin de conditions aux limites. Il ne s'agit bien sûr que d'une hypothèse, émise par le physicien Stephen Hawking, et nullement prouvée à l'heure actuelle, mais dont la simplicité extrême et l'élégance satisfont pleinement au principe du rasoir d'Ocam, c'est-à-dire au principe d'économie. Ainsi donc, si j'affirme que la pensée peut naître spontanément de la matière, et que l'univers, s'il a bien eu un commencement n'est pas le résultat d'une création par un Principe Supérieur, non seulement je nie Dieu, mais je suis en contradiction avec la déclaration de principe de la Grande Loge de France à laquelle j'ai prêté serment lors de mon initiation. Il y a toutefois dans ce « haut le cœur », ce qui me semble être une identification de Dieu et du GADLU à un seul et même concept, et me paraît pour le moins abusif.

Je crois qu'il serait bon de traiter séparément les deux questions, et surtout de ne pas les confondre. La question la plus facile à aborder, selon moi, est-elle de Dieu, alors je vais, si je puis dire, lui régler son compte rapidement. Je n'ai jamais dit que Dieu, ou n'importe lequel des noms sous lequel on le camoufle en fonction de son interlocuteur, n'existait pas. J'ai simplement dit, comme notre frère Laplace, que c'était une hypothèse dont je n'avais pas besoin pour rendre compte de l'état de l'univers aujourd'hui, homme compris. À la lumière de ce que la science contemporaine apporte à notre réflexion, il me paraît utile pour ne pas dire impératif, de reconsidérer la conception que nous nous faisons de la divinité, de la transcendance et des rapports que l'homme peut entretenir avec lui-même, ses semblables et la dite divinité. Le dieu que l'on peut insérer dans l'histoire de l'univers, un bref instant après le Big Bang comme « créateur », est une possibilité qui ressemble de fort près à l'Eros grec, géniteur d'Ouranos et de Gaïa, au deus absconditus qui s'est retiré loin de sa création avec laquelle il n'interfère plus, un dieu qui convenait fort bien à Platon et Aristote qui ne désiraient pas tellement en fait que quiconque se mêlât des affaires humaines. Il est en pratique si insignifiant qu'on peut bien le considérer comme une hypothèse non nécessaire sinon inutile.

Dans la grande majorité des traditions et notamment dans la Bible, Dieu fait l'homme à son Image. Je suggère simplement de renverser la proposition. Bien sûr que Dieu existe, puisque nous le pensons et le créons, depuis le premier soir où un homme a regardé les étoiles pour une autre raison que de retrouver son chemin vers le campement du clan. Mais le Dieu auquel je pense, puisque nous l'avons créé à notre image, n'est pas éternel, car n'est éternel par définition que ce qui n'a ni commencement ni fin. Il peut donc évoluer et c'est bien ce que nous montre la lecture de la Bible qui est l'une des trois grandes lumières du Rite Ecossais Ancien et Accepté. Est-ce que l'on ne voit pas Dieu évoluer lentement à travers les siècles, du chef de bande cruel, jaloux et vindicatif qui maudit le pécheur (passe encore, c'est son rôle), mais aussi sa postérité, à celui qui prône l'Amour comme Loi et se laisse clouer sur une croix infâme en s'écriant : « Père, pardonnes leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. » Et puisque les mots que je viens de prononcer pourraient passer pour un blasphème ou une provocation suivant le point de vue de tel ou tel frère, je vais m'appuyer sur la Bible elle-même.

Tout commence bizarrement, puisque Yahvé, après avoir créé l'homme lui interdit sous peine de mort de goûter du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Finalement, et parce que le serpent a joué un mauvais tour à l'homme, il se contente de le bannir du jardin d'Eden pour qu'il n'accède pas en plus à l'arbre de vie (Genèse I, 2,17 et 3). Par la suite, il ira plus loin en décidant d'effacer purement et simplement sa création : « je vais effacer de la surface du sol les hommes que j'ai créés Ñ et avec les hommes, les bestiaux, les bestioles et les oiseaux du ciel -, car je me repens de les avoir faits. » (Genèse II, 7). Que l'homme n'ait pas répondu à son attente, soit, mais que lui ont fait les oiseaux du ciel ? Je passerai sur le sadisme apparent que l'on peut déceler dans le sacrifice qu'il exige d'Abraham, car les niveaux de lecture possibles sont nombreux et celui que je viens d'évoquer pourrait passer pour primaire, voire primitif. Mais on peut s'interroger, et en tout cas, moi, je m'interroge sur ce dieu qui « ne laisse rien impuni, lui qui châtie la faute des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération » (Nombres 14,18), et promet quarante ans d'errance dans le désert au peuple qu'il a sorti d'Egypte pour se venger de la peur éprouvée par les Hébreux de se heurter à plus forts qu'eux en voulant s'approprier une terre occupée par de légitimes propriétaires. (Nombres 14, 27 à 38).

Quelle différence peut-on faire dans la conquête lente et guerrière d'un territoire par Israël telle que la Bible en donne l'exemple avec l'occupation du territoire des Amorites (Nombres 21,31 et 32), et celle de la prise de la ville d'Aï sur les ordres précis de Yahvé (Josué 4) ? Lorsque c'est Yahvé qui commande en chef, on a plus de détails sur les horreurs commises et qui seraient aujourd'hui qualifiées de crimes contre l'humanité, puisque ni femme, ni enfant, ni animal n'est épargné et que les victimes sont complaisamment décomptées par milliers. Cette évolution n'est-elle que celle de l'image que nous nous faisons d'un Dieu éternel et donc, puisqu'éternel, extérieur au monde, ou bien comme je le crois, l'image de notre propre évolution, de notre spiritualisation et de l'émergence progressive à partir d'une communauté humaine de plus en plus nombreuse et à la complexité croissante, d'un idéal qui est effectivement transcendant par rapport à chacun des membres qui concourt à son élaboration ? Cette instance, le psychologue Paul Diel l'appelle le « surconscient » et Joël de Rosnay, dans un autre registre le rejoint en nous parlant de l'émergence très concrète de ce qu'il appelle le « symbionte », complexe naissant de l'activité technicienne des hommes de la fin de notre siècle.

A la lumière des informations en ma possession actuellement, je pose l'hypothèse suivante. En admettant que les quarks qui composent le proton aient une conscience, ils composent un système, le proton, dont ils n'ont pas conscience de la nature et dont les qualités ne peuvent être déduites de, ou réduites aux, qualités intrinsèques des quarks. L'association du proton et de l'électron donne naissance à un atome d'hydrogène dont les propriétés échappent totalement à l'éventuelle conscience du proton et de l'électron. Les atomes qui composent la molécule de benzène ne peuvent imaginer que celle ci fit rêver le chimiste Kékulé. La cellule s'intègre dans un ordre de niveau supérieur, l'organe, et celui ci se fond dans l'unité d'un corps. A chaque niveau d'analyse correspond un niveau de pertinence et d'intégration autonome, et jusqu'à l'apparition de la pensée, les différents niveaux sont étanches les uns aux autres.

Avec l'homme et la pensée apparaît un phénomène totalement nouveau : le niveau humain prend conscience de cet emboîtement structurel et il peut donc concevoir qu'il participe lui même, à son tour, à la formation d'un niveau d'intégration qui lui est transcendant. Ce niveau supérieur, il le crée par sa seule existence, et sans lui il n'existerait pas. Mais il est bien évident que ce plan supérieur rétroagit sur chaque individu qui le compose, de la même manière que j'interviens consciemment ou non sur l'intégrité de mon propre organisme. Si l'homme crée Dieu, Dieu à son tour crée l'homme, et ce n'est pas le rituel de l'apprenti qui me contredira : « Etes-vous Franc Maçon ? Mes frères me reconnaissent pour tel. » L'ordre n'existe que parce que des frères le composent, mais ces frères ne sont reconnus comme tels que parce qu'ils participent de l'Ordre. Ce plan supérieur qui émane de l'homme, qui émerge de la matière, depuis que l'homme a commencé a s'interroger sur le monde et sur lui même, il a été nommé par les diverses traditions Baal, Yahvé, Dieu, Shiva, ou Allah Bien sûr que Dieu existe, mais à mon sens l'erreur est d'en placer l'origine dans le passé, « in illo tempore », et de passer notre temps à essayer de faire retour à une unité qui ne peut être d'après ce que nous dit notre raison que le Chaos, c'est-à-dire la complexité du lieu de tous les possibles et non le désordre. Nous devrions tendre à organiser l'Ordre qui n'est pas la simplicité, mais la dualité antagoniste assumée, la complexité maîtrisée.

Le passé de Dieu n'est en définitive pas très intéressant : il se confond trop avec notre animalité instinctive. De surcroît il ne nous permet pas de répondre d'une façon cohérente aux problèmes millénaires de la faute, du mal, et du bien, pour n'évoquer que ceux là. C'est son avenir qui m'intéresse, car il est beaucoup plus que mon propre avenir : il est celui de l'Homme et cet avenir, je participe à sa détermination par mes actes et mes pensées. Vous remarquerez au passage que cette proposition implique que je croie à l'efficacité de la prière : ce n'est pas si banal pour un mécréant ! La cérémonie de la Chaîne d'Union ne peut-elle être considérée comme une forme de prière et tous ceux qui y participent ne ressentent-ils pas confusément qu'il s'en dégage, à certains moments, quelque chose qui dépasse chacun des participants ? Mais il convient bien de ne pas tout mélanger. Le pavé mosaïque nous précise parfaitement qu'il y a le blanc ET le noir, et que pour exister en tant que pavé mosaïque, le blanc doit rester blanc et le noir noir. Il n'y a pas de place pour un pavé moyen uniformément gris qui ne pourrait signifier que la mort par indifférenciation.

Je peux parfaitement aller prier au temple, à la mosquée, à l'église ou à la synagogue en participant affectivement à la conception que je ressens de la divinité par l'entremise de mon cerveau droit. Mais dans le Temple Maçonnique, c'est à mon cerveau gauche que je fais appel, à la voie initiatique d'un long et difficile travail de la raison, que je dois pouvoir à tout instant confronter à celui de mes frères à qui je pourrai exposer clairement le chemin sur lequel j'avance, et qui avec la même simplicité pourront m'éclairer sur leur propre voie. Je prie Dieu, mais j'invoque le Grand Architecte de l'Univers. Ce n'est pas du tout la même chose, même si c'est complémentaire et indissolublement lié ! Ce Dieu qui émerge de l'humanité, cet Idéal vers lequel je tends, le Surconscient en un mot, me laisse libre de mes choix et le manquement à l'idéal comporte en soi même sa sanction : les grands mythes grecs ne disent pas autre chose. Je n'en prends qu'un exemple très simple, celui du roi Midas. Avide de luxe et de luxure, Midas ayant demandé et obtenu une faveur de Dyonisos, souhaita que tout ce qu'il toucherait se transformât en or. Satisfaction lui ayant été donnée, il faillit mourir de faim, avant de se repentir et de recommencer d'autres bêtises du même genre, également punies de la même manière. Tout l'idéal grec de mesure et d'équilibre est là. Si je prends la peine de pousser un peu plus avant l'analyse, je m'aperçois que la même « loi » qui s'applique au domaine purement matériel est également valable dans celui du Surconscient : c'est la connaissance de la loi qui me donne pouvoir sur le monde, et en me conformant à la loi, je peux réaliser ce qui en apparence peut sembler contraire à la loi. Si je connais la loi de la gravité, je peux utiliser la force d'une chute d'eau pour m'élever au-dessus du sol par l'intermédiaire d'un mécanisme simple, en apparente contradiction avec la loi. C'est la connaissance de la loi, et la soumission à la loi qui me rendent libre De la même manière, je peux décider de participer consciemment à l'émergence du Surconscient, ou m'en tenir à l'écart.

 Le paradoxe est que si j'en nie l'existence, la liberté que je crois posséder n'est qu'une illusion, et je suis en réalité totalement soumis à l'influence de ce que je nie, alors que si je prends conscience de n'être qu'une infime partie d'un tout qui m'est transcendant, j'accède à un plan supérieur de connaissance et de responsabilité qui me rendent véritablement libre parce que conscient des contraintes et des limites qui s'imposent à moi. La voie de la soumission à Dieu et de la prière, et celle de l'initiation et de la connaissance ne sont pas opposées : elles mènent probablement toutes deux à la même réalité, mais par des chemins différents qu'il ne faut pas confondre. À chacun de doser en fonction de son tempérament et de son expérience propre, celui qu'il privilégiera à un instant donné, tout en gardant présent à l'esprit à tout moment, à quelle partie de lui même il confie les rennes. Mais si je peux considérer avoir réglé par ces considérations le problème de Dieu, il faut bien reconnaître que celui du GADLU reste entier. La Franc-Maçonnerie de R\E\A\A\ repose sur trois dogmes : La Franc-Maçonnerie n'impose aucun dogme. La Franc-Maçonnerie repose sur la croyance en un principe créateur qu'elle nomme GADLU. La Franc Maçonnerie n'impose aucune limite à la recherche de la vérité. Il est bien évident que l'ensemble de ces trois propositions est contradictoire, et qu'on pourrait en toute rigueur le taxer d'incohérence.

L'important à mes yeux est le mot croyance, qui laisse la porte ouverte à toute réflexion et évolution, grâce à la possibilité de recherche et au refus de toute solution imposée. Et si je mets la notion de GADLU au dessus, si je puis dire, de celle de Dieu, c'est parce qu'elle est en effet au-delà de l'homme, au-delà de l'univers connu et connaissable. La physique et la psychologie convergent curieusement avec Pauli et Jung pour émettre l'hypothèse qu'en dernière analyse, au-delà du champ de nos investigations possibles par nature, au-delà du vide quantique et des archétypes, il y a vraisemblablement une unité, inaccessible et inconnaissable, dont le monde que nous percevons est un aspect duel et partiel. Est-ce la Déité dont nous entretient Maître Eckhart dans son sermon 49: « désert silencieux, silence simple, immobile en lui-même et par l'immobilité duquel toutes choses sont mues, et sont conçues toutes les vies », est-ce le GADLU? Je ne sais pas, et je ne saurai peut-être jamais. Tout ce que je sais, c'est que je vais continuer à chercher.


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