Obédience : NC Loge : NC 03/04/2009


Le Serpent Vert


Le conte de GOETHE « die grüne Schlange » ou « das Märchen » a paru en 1795 dans les « Entretiens des Emigrés allemands ». Goethe a alors 46 ans, il est FM depuis longtemps déjà : il a été initié dans la L « Amalia zu den 3 Rosen» à Weimar en 1780 puis a été quelque temps membre des Illuminés de Bavière (instrument de combat contre l’obscurantisme religieux dans une Bavière très catholique).
 Cette œuvre  a suscité bien des interprétations ; Goethe n’en a pas donné les clefs mais il a dit malicieusement à August von Gotha qui y voyait une Apocalypse : « Votre Altesse jugera par ma propre interprétation que je ne compte publier qu’après 99 prédécesseurs car en pareil cas ce n’est jamais que le dernier interprète qui capte l’attention ». Je serai aujourd’hui ce modeste interprète. 

Mais commençons par raconter ce conte ; je le vois en 6 tableaux, à la manière d’un opéra.

1ère nuit
 : « Au bord du grand fleuve » un vieux passeur reçoit au milieu de la nuit la visite de 2 feux follets . Il les transporte sur l’autre rive et ceux-ci le payent en pièces d’or. Frayeur du passeur : « si une pièce d’or était tombée dans l’eau, le fleuve, qui ne peut souffrir ce métal, se serait soulevé en vagues épouvantables qui auraient englouti et la barque et moi ». Le passeur veut être payé avec des fruits de la terre (3 artichauts, 3 oignons, 3 choux). Il ramasse les pièces d’or et va les jeter dans une crevasse où dort le beau Serpent Vert. « A peine le serpent eut-il avalé les pièces qu’il sentit l’or fondre dans ses entrailles et se répandre dans tout son corps et il s’aperçut qu’il était devenu lumineux et transparent ».  Vite il rejoint les feux follets qui le gavent du précieux métal. Puis se sentant redevable il leur propose d’exaucer tout ce qu’ils voudront : « dis nous où demeure la belle Fleur de Lys ! »lui demandent-ils. Le Serpent est désolé car il ne peut rendre ce service : Fleur de Lys habite sur l’autre rive, la rive d’où ils viennent, ces benêts ! Comment traverser : il n’y a pas de pont, le passeur ne va que dans un sens ; 2 possibilités quand même : il faut attendre midi (alors le Serpent se transforme en pont) ou attendre la fin du jour (l’ombre du géant permet alors de passer).

1ère journée
 : le Serpent devenu phosphorescent explore une crypte sacrée dont il avait deviné l’existence sous la montagne grâce au toucher. Il y voit 4 statues royales (un roi d’or, un roi d’argent, un roi d’airain et un roi composite : mélange des 3 métaux mais mal fondus). Le roi d’or lui adresse la parole, parole sibylline :
- D’où viens-tu ?
- Des cavernes où l’or demeure, répondit le Serpent
-   Qu’y a –t –il de plus beau que l’or ? dit le roi
- La lumière
- Qu’y a-t-il de plus agréable que la lumière ?
- Le dialogue.
Survient alors un vieillard portant une lampe qui éclaire sans projeter d’ombre. S’engagent des propos étranges :
Le roi d’or dit au vieillard :
- Combien sais-tu de secrets ?
- Trois
- Quel est le plus important ? dit le roi d’argent
   Celui qui est manifeste
- Veux tu le révéler ? demanda le roi d’airain
  Aussitôt que je saurai le 4ème
- Je sais le 4ème dit le Serpent qui s’approcha du vieillard et lui chuchota quelques mots à l’oreille
- Le moment est venu ! s’écria le vieillard puis il s’enfonça vers l’Occident et le Serpent vers l’Orient.

2ème nuit
 : en chemin la lampe du Vieillard change les pierres en or (elle a d’autres propriétés : elle change le bois en argent, les bêtes mortes en pierres précieuses, elle anéantit les métaux, tout cela seulement s’il n’y a pas d’autre lumière ; s’il y a une autre lumière elle répand seulement une belle clarté qui réjouit les êtres vivants). Rentré chez lui, le Vieux trouve sa femme éplorée : les feux follets lui ont rendu visite, ont léché tout l’or qui couvrait les murs et son chien est tombé raide mort après avoir avalé les pièces d’or. Malgré ce désastre la Vieille leur a promis de régler leur dette au passeur. La lumière de la lampe transforme le chien mort en onyx.

2ème journée
 : Dès l’aube la Vieille se met en route pour aller acquitter la dette  des feux follets et porter son chien mort à Fleur de Lys qui pourra le ranimer en le touchant. Voilà que le géant lui dérobe un chou, un oignon et un artichaut ; le passeur refuse le compte incomplet mais lui accorde 24h pour apporter les fruits de la terre manquant ( «  ce qui me revient, je dois le laisser sans y toucher pendant 9 heures et je ne dois rien accepter sans en donner le tiers à la rivière ». Elle promet en trempant sa main dans le fleuve : horreur ! sa belle main si blanche devient noire et s’atrophie. Le passeur vient d’amener un beau jeune homme à l’aspect bien misérable et à la mine triste :il porte un manteau de pourpre, une cuirasse mais pas de glaive, pas de couronne, pas de sceptre, c’est pourtant le Prince follement et désespérément amoureux de Fleur de Lys, pourtant il sait « que les yeux bleus de la belle Fleur de Lys enlèvent leurs forces à tous les êtres vivants et ceux que l’attouchement de sa main ne tue pas se sentent réduits à l’état d’ombres. »
Voici Midi : tous traversent sur le dos du Serpent et s’acheminent vers le jardin de Fleur de Lys. Celle-ci est en larmes : son serin pour échapper à un épervier s’est jeté sur elle : erreur fatale, il git maintenant à ses pieds. Toutefois elle consent à ranimer le chien d’onyx. Elle chante un chant plaintif et nostalgique, accompagnée de sa harpe : « pourquoi le Temple ne s’élève-t-il pas au bord du fleuve ? pourquoi le pont n’est-il pas construit ? Le Serpent lui donne espoir : « le Temple est bâti, il est encore dans les profondeurs de la Terre. J’ai vu les rois et je leur ai parlé. J’ai entendu cette grande parole retentir dans le Temple : « le temps est venu ».
Lorsque le Prince approche et voit sa bien aimée jouer avec le chien, il se jette dans ses bras, préférant la mort à l’état de dégradation qui lui est imposé.
La catastrophe serait irrémédiable sans le Serpent qui forme un cercle en se mordant la queue autour du Prince inanimé. Tout serait perdu sans l’arrivée du Vieux à la Lampe au moment où disparaît le dernier rayon du soleil.

3ème nuit
 : Longue veillée tandis qu’une douce lumière se répand et colore les joues pâles de Fleur de Lys. Minuit arrive. Le Vieux prend la parole : «  nous sommes réunis à l’heure propice. Que chacun remplisse sa tâche ; que chacun fasse son devoir et un bonheur général absorbera les douleurs particulières, comme un malheur général dévore les joies de chacun. »
On transporte le cadavre du Prince sur la rive opposée, le Serpent s’étant offert comme pont lumineux à la procession des personnages, tous lumineux eux-mêmes, chacun à sa façon.
Que décide alors le Serpent pour que le Prince revienne à la vie : « j’ai décidé de me sacrifier avant qu’on me sacrifie « . Fleur de Lys touche le Serpent de la main gauche et le Prince de la main droite. Ce dernier revient à la vie tandis que le Serpent se décompose en milliers de gemmes étincelants que le Vieux et sa femme jettent dans le Fleuve.
La procession se reforme et pénètre dans le sanctuaire au centre de la montagne. Celui-ci entre en mouvement, passe sous le Fleuve et sort de terre sur l’emplacement de la cabane du Passeur.
Aurore du 3ème jour : le Temple s’est érigé de lui-même. Le roi composite s’effondre car les feux follets en le léchant lui enlèvent son or. Les 3 Rois (Sagesse –Apparence – Force) rendent au Prince les attributs du pouvoir (épée –sceptre – couronne de chêne). Le Prince se tourne vers le Vieux : « tu as oublié la 4ème puissance dont l’empire sur le monde est plus ancien encore : la puissance de l’Amour ». Les joues de Fleur de Lys se couvrent du plus bel incarnat alors que le Vieux dit : « l’Amour ne règne pas, il instruit et cela vaut bien mieux. Tous sont régénérés : la Vieille en se plongeant dans le Fleuve redevient jeune et belle, le Vieux aussi, le Passeur apparaît tout de blanc vêtu. Les pierres précieuses provenant du Serpent se sont assemblées dans l’eau du Fleuve pour constituer les piles et les arches d’un vaste pont qui établit une circulation animée entre les 2 rives naguère désertes. Le Géant stupide menace cette harmonie mais il est métamorphosé en pierre d’un rouge éclatant sur la place entre le Pont et le Temple et son ombre indique les heures. Une dernière fois les Feux Follets versent une pluie d’or sur la foule venue admirer ces merveilles.

Dans ce conte, les personnages et les événements se succèdent, préparant une métamorphose, une transmutation finale. Tous possèdent un caractère symbolique et je vais tenter de soulever quelques voiles en sachant qu’une œuvre  poétique est incommensurable. (il y a matière pour faire plusieurs planches)
Arrêtons nous sur la construction du conte ! La 1ère scène se déroule devant la cabane du passeur, la dernière nous montre le Temple en forme de rotonde à la place de la cabane et la cabane elle-même transformée en un autel d’argent : retour à la case départ, construction d’un cercle avec son centre ou plutôt d’une spirale : tout comme les éléments matériels, les hommes sont transformés et s’élèvent par degrés, degrés marqués par les traversées du Fleuve et les voyages dans la crypte.

Je distinguerai 3 phases dans ce processus :
-                     l’enchantement
-                     la mise en route du processus de désenchantement
-                     la transmutation ( je mélange à dessein le vocabulaire du conte et celui de l’alchimie)

L’Enchantement

Fleur de Lys est victime d’un charme maléfique qui fait d’elle une sorte de vampire : ses yeux ôtent aux êtres leurs forces, sa main tue ce qu’elle touche, le parc dans lequel elle apparaît comme un fantôme est stérile. Elle qui devrait animer la vie du pays vit comme en exil et souffre de ce cruel isolement. Qui parviendra à rompre le sortilège, un Prince comme dans la Belle au bois dormant ? Non car son drame est celui d’un pays et d’une société.
 Le pays est coupé par un fleuve qui ralentit les échanges puisqu’il n’y a pas de pont. Loin d’être une bénédiction, il est une malédiction avec ses eaux tumultueuses qui peuvent être destructrices (la main de la Vieille devient noire). Il marque la frontière entre 2 mondes qui tout en étant distincts appartiennent au même courant de la vie.

Que peuvent bien symboliser ce Fleuve et ses deux rives immobiles ?
-                     le passé conservateur et l’avenir en gestation peut-être et ce fleuve, celui de la vie auquel l’individu doit s’adapter. Certains placent l’âge d’or dans le passé ce qui conduit à l’immobilisme, d’autres dans un avenir utopique. Goethe voit le salut dans la construction d’un pont qui relie les 2 rives redonnant vie à la Tradition et l’orientant vers un avenir aux bases solides. C’est une interprétation politique du conte : plutôt que de poursuivre des chimères sans attaches avec ce qui a déjà vécu, attachons nous à rénover des institutions ayant fait leurs preuves et susceptibles de revivre.
-                     Passons à un autre niveau de symbolisme : le Fleuve marque peut-être la limite entre le domaine de la Réalité (les fruits de la terre, la vieille) et le domaine de l’Idéal (Fleur de Lys dont le jardin, si beau soit-il, est stérile parce que l’Idéal est inaccessible. Son pouvoir maléfique suggère-t-il qu’il est interdit d’approcher la Vérité ?
Fleur de Lys est vêtue de blanc, synonyme de pureté, d’innocence. D’un côté elle est le lys de la lumière, de la perfection, de l’autre elle est le principe féminin qui doit s’unir à son opposé masculin, le Prince. Son caractère lumineux  explique pourquoi tous les protagonistes du conte se dirigent vers elle. Force régénératrice et funeste en même temps, sa libération consistera à ne plus être funeste pour les vivants.

On peut choisir l’une ou l’autre de ces interprétations. Si on est initié on voit tout de suite que la 2ème sera beaucoup plus riche. Mais revenons au Fleuve !

 Le Fleuve au début du conte n’est-il pas le chaos informe, la prima materia de l’œuvre (ce n’est pas le fleuve des morts et le passeur n’est pas Caron le nautonier). Dans les traités d’alchimie et les gravures il y a présence du fleuve, de l’eau transformatrice qui régit l’œuvre et présence du pont qui unit 2 rives symbolisant l’unité obtenue entre les principes opposés) : le fleuve charrie des eaux noires, c’est la nuit ; Noir 1ère phase de l’œuvre ! Le Fleuve n’atteindra la perfection que lorsque ses rives auront été unies définitivement. Fleuve et passeur sont des signes d’une matière imparfaite à transmuter. C’est parce qu’il n’est pas parfait que le Fleuve ne supporte pas l’or, symbole d e l’achevé et du parfait. Cet or que jettent les feux follets est de l’or vulgaire, différent de l’or de la sagesse qui couvre les murs de la cabane du Vieux à la lampe : tant que le moment de la transmutation n’est pas arrivé, cet or peut agir comme un poison, tuant au lieu de vivifier.

Sur une rive donc le passeur et le domaine de Fleur de Lys.
Sur l’autre rive c’est un monde à l’envers : Le Vieux possède une Lampe dont la lumière est si pénétrante que les objets qu’elle éclaire ne peuvent projeter d’ombre. Seule la présence d’une autre lumière lui permet de redonner des forces aux êtres vivants.
 Fleur de Lys et la Lampe peuvent tour à tour anéantir et animer ; il leur faudra collaborer pour que leur pouvoir positif se manifeste et que leurs dons respectifs se neutralisent. Mais comment puisqu’elles sont sur des rives opposées ?

Le Temple qui devrait être l’âme et le cœur du pays est enfoui au fond de la Terre. Il a perdu sa raison d’être, puisque, à part le Serpent, personne ne peut y pénétrer (la lampe serait capable de se frayer un chemin mais elle risquerait de tout détruire avant l’arrivée du Serpent lumineux). Les 3 Rois bien sûr nous les connaissons : Sagesse, Force et Beauté. Ils ne règnent pas : comme l’empereur Barberousse dans le Kyffhäuser, ils attendent les temps futurs. Et le 4ème ? fait de bric et de broc des éléments pris aux autres :symbolise-t-il l’opportuniste ? l’exclu ? il est destiné à s’écrouler sous l’action dissolvante du feu et de la lumière.

Seul le Serpent semble avoir été épargné par le sortilège : il dort dans un trou (être chtonien par excellence il est lié à la Terre, aux ténèbres mais il a pressenti qu’il y avait des mystères à découvrir. Un seul, l’Initiable peut-on dire, pressent les conditions du désenchantement mais toute initiative est inutile tant que l’heure n’a pas sonné et c’est le Maître, le Devin en quelque sorte qui sait que le moment est venu car quelqu’un, le Serpent se met en chemin , grâce ou à cause de l’or alors que le Prince erre d’une rive à l’autre, fantôme à la recherche de l’Idéal.

Mise en route du processus de désenchantement

La 1ère impulsion vient du dehors grâce à l’arrivée de Feux Follets (feu et lumière : feu et or vont de paire dans les textes alchimiques : c’est le feu qui prépare la prima materia, la modifie, accélère son évolution vers l’immuable symbolisé par l’or). Par leur agilité et leur instabilité ils s’opposent à la léthargie générale ; ils sont la flamme à laquelle les autres vont pouvoir rallumer leurs feux. Ignorant les lois du pays, ils sèment leur or vulgaire mais une fois introduit dans le pays celui-ci fait son chemin, ce qui suggère l’idée d’un fluide passant de l’un à l’autre, comme une chaîne d’union.

Grâce à cet or le Serpent reçoit par l’intermédiaire du passeur l’énergie or émanant des feux follets et connaît sa 1ère métamorphose : « il aurait entrepris tout ce qu’on lui imposait pour l’amour de l’or et dans l’espérance de la splendide lumière »

 Arrêtons nous un instant sur sa couleur.
 Vert couleur instable symbolisant  la putréfaction ( pensez à la chair verdâtre de tous ces tableaux  qui représentent des descentes de Croix) mais aussi couleur de Vénus déesse de la régénération. Vert couleur de la Création : dans l’Apocalypse l’Eternel apparaît au centre d’un arc en ciel vert.Vert couleur du spiritus mundi, énergie cosmique qui anime la matière et la transcende ; vert comme l’émeraude « cœur de pierre » signe de la connaissance secrète.
Notre serpent n’est jamais d’un vert uniforme : devenu lumineux il passe par toutes les nuances du vert jusqu’à devenir diaphane .

Dans son trou notre Serpent est symboliquement noir, il est lové donc à l’horizontale en attendant le réveil. L’or le rend lumineux et il se complait dans son nouvel état qui l’amène à se délover, se dresser suivant la verticale pour d’abord suivre le feux follets et se nourrir encore d’or plutôt que de rosée puis descendre dans la crypte (il amène la lumière dans l’obscurité de la terre) où il réveille les Rois qui lui font subir un rituel d’initiation. Dépassant son égocentrisme il entrevoit l’Idéal, sa route est maintenant tracée :  il va œuvrer pour rétablir le dialogue, le contact , unir les contraires, rassembler ce qui est épars.
 
Les répercussions de son initiation sont multiples. En éclairant le Temple souterrain, il permet au Vieux à la Lampe d’y pénétrer  sans causer de dégâts et par là de comprendre que l’heure est venue : il lui communique peut-être la Parole Perdue (comment la connaît-il ? D’où lui vient-elle : cela fait partie des secrets du conte !)
Quand les 2 visiteurs se séparent, le Vieux se dirige vers l’occident pour y répandre la Lumière et le Serpent poursuit vers l’Est en quête de la Vraie Lumière ; d’initié il devient initiateur : c’est lui qui annonce à Fleur de Lys que le Temple existe . Tous deux (le Serpent et le Vieux à la Lampe) savent qu’ils vont collaborer à un Grand Œuvre collectif placé sous le signe de la Mort et de la Résurrection, idée chère aux Francs Maçons , aux Alchimistes et à d’autres.

Tout était figé, ni vie, ni mort. La mort redevenue active frappe par 3 fois : l’or des feux follets provoque la mort du chien de la Vieille. Si la Lampe le métamorphose en bel onyx pour le préserver de la décomposition, seule Fleur de Lys est susceptible de lui rendre la vie.
Le canari de Fleur de Lys trouve la mort à son contact ; elle ne peut que le pleurer et attendre l’arrivée du Vieux à la Lampe.
Le Prince se précipite vers Fleur de Lys et s’effondre mort lui aussi, mort volontaire qui signifie renoncement à soi). Mais paradoxalement c’est l’annonce du renouveau « en obligeant les uns et les autres à collaborer, le malheur le plus cruel est la promesse du plus grand bonheur. »

Nuance par rapport à l’alchimie où toute génération procède de la putréfaction complète, ici il faut empêcher le temps et les forces de l’ombre d’accomplir leur œuvre destructive sur le corps du Prince et du canari. Tant que le soleil brille à l’horizon, le Serpent y suffit : en se mordant la queue, il forme un cercle autour du cadavre, cercle magique protecteur que les démons ne peuvent franchir, vieux symbole de l’ouroboros (symbole de l’éternel retour , perpétuelle transmutation de mort en vie, ce cercle signifie la perfection et la totalité. Ce signe de l’ouroboros attire notre attention sur l’unité et la régénération qui se préparent), symbolisme du serpent guérisseur, rappel du mythe d’Asclépios (Asclépios fils d’Apollon avait le pouvoir de ressusciter les morts ; pour le punir Zeus le transforma en étoiles qui forment la constellation du Serpentaire).
Dès que le soleil baisse, il faut que toutes les personnes présentes se rassemblent autour du corps : signe que tous oeuvrent dans l’union, la lumière se propage : le voile de Fleur de Lys commence à répandre une douce lueur rouge (le rouge est une phase du Grand Œuvre)  et les frêles flammes des feux follets commencent à s’opposer au règne de l’ombre.
A minuit l’œuvre de rénovation commence. Elle s’accomplit en plusieurs phases symboliques : nouvelle traversée du fleuve la nuit sur le dos du Serpent lumineux. Point culminant et ultime phase de la métamorphose : comme Hiram le Serpent se sacrifie pour que renaisse le Prince, placé dans un panier comme dans le ventre maternel ou comme dans l’athanor. Pendant que l’un (le prince) comme une chrysalide se dépouille de sa vieille enveloppe, l’autre (le serpent) devenu un chapelet de pierres précieuses est déposé dans le même panier puis jeté dans le fleuve qui le reçoit sans révolte : ces pierres précieuses sont maintenant des matériaux constructifs qui reprennent vie au sein des eaux. Renaissance ou Résurrection liée au sacrifice, Transmission, Régénération !

Transmutation générale

Le temps est venu : pour la 3ème fois la parole prophétique retentit alors que le jour se lève. Une nouvelle procession se dirige vers la porte du Temple Ce sont les feux follets qui « consument de leurs flammes les plus aiguës la serrure et les verrous. » Le feu n’est-il pas la clef de l’œuvre : ils ont jeté l’or vulgaire, cet élément vivificateur qui tire ce qu’il touche de sa léthargie ; ils ont léché l’or de la sagesse de la cabane du Vieux, ils permettent l’accès au Temple, ils sont à la fois spectateurs et acteurs de la métamorphose mais ils restent feux follets, outils servant à transformer la matière, agents de purification, de sublimation de l’or caché dans la matière.

Tous pénètrent dans le sanctuaire, illustration de la formule VITRIOL et tous accèdent à la renaissance spirituelle ou disparaissent à jamais comme le roi composite qui symbolise l’impossible réalisation de ceux qui, le moment venu, ne sont pas préparés ou qui ont perdu leur spiritualité.
Pendant que le Temple se met en mouvement pour regagner la rive, les personnages subissent les 4 épreuves. Après l’épreuve de la Terre que représente le déplacement souterrain vient celle de l’eau qui s’infiltre par l’ouverture de la coupole au moment où le Temple passe sous le fleuve ; dans l’ascension du sanctuaire il faut sans doute voir l’épreuve de l’air. Reste celle du feu (encore) : sans être protégé par une autre flamme, le récipiendaire se trouve enfermé avec la Lampe qui transforme en argent les planches de la cabane et le passeur en homme vêtu de blanc.  Grâce à ces épreuves le Prince peut régner ; les 3 Rois lui remettent les insignes du pouvoir (sceptre, couronne de chêne , épée)  et lui transmettent les vertus qu’ils symbolisent : Sagesse, Force et Beauté.

Suivent les noces du Roi et de la Reine : Par là Goethe tient à suggérer que l’Amour serait le garant de l’harmonie nouvelle ; ce n’est pas une 4ème force car « l’Amour ne règne pas mais il est le véritable ciment de la société ». Les épousailles sont annoncées par la présence de la couleur rouge (aurore ; joues de fleur de Lys virent à l’incarnat ; réveil des suivantes  grâce au miroir qui , placé entre le soleil et elles, capte l’énergie solaire pour la transformer en énergie vitale. Rouge,  phase finale de l’œuvre où tous atteindront la perfection rêvée. Fleur de Lys symbolisait déjà la perfection  mais c’était une perfection froide, sèche, abstraite ; en prenant des couleurs, elle s’humanise  et devient pierre féconde. Elle rend grâce au Vieux qu’elle appelle « Père » car c’est lui qui représente la vraie lumière grâce à sa lampe qui a éliminé le noir de l’œuvre. C’est lui le Maître qui prend la direction des opérations et distribue les rôles afin que chacun remplisse le sien avec zèle et abnégation, comme dans le rituel au moment où on relève Hiram ; il conclut sur le pouvoir créateur de l’Amour et qui attire l’attention sur le mérite du Serpent Vert : « honore la mémoire du Serpent, tu lui dois la vie ; les pierreries brillantes, restes de son corps sacrifié, sont les piles de ce merveilleux pont ; c’est sur elles qu’il s’est, de lui-même élevé, sur elles q u’il se maintiendra. »   

L’évolution de la Nature est parallèle à celle des hommes ; on peut y voir le panthéisme de Goethe ou une allusion à la Table d’Emeraude « ce qui est en bas est comme ce qui est en haut » et inversement. Par la victoire de la Lumière sur les Ténèbres, le fleuve est redevenu bénéfique et a recouvré ses vertus purificatrices et régénératrices : il est maintenant lié au blanc, la Vieille en s’y plongeant retrouve sa belle main mais aussi l’éclat de sa jeunesse ; plus encore : elle a un autre regard et découvre en son mari redevenu jeune aussi sa vraie nature, le Maître immortel qui ressuscite dans l’adepte assez éclairé, celui qui montre la voie vers la perfection, « das Höchste », le sublime. Ce couple est très important car il symbolise l’alliance de la Nature et de la Raison,  son mariage renouvelé annonce le règne de la Sagesse. Les pierres précieuses, restes du Serpent forment un nouveau pont qui permet à tous de circuler librement à toute heure du jour et de la nuit. Son corps transfiguré forme en finale un arc brillant, un lumineux passage : l’arc magnifique du pont représente l’alliance établie à cet instant, entre le ciel et la terre comme l’arc d’alliance que Dieu fait voir à Noé après le Déluge. Ce pont symbolise l’unité obtenue entre les principes opposés : par la splendeur de son arc, par les piliers qui sortent du fleuve, il réunit eau-ciel, terre-ciel :par son intermédiaire on unit la terre, l’eau et le ciel, on refait un cosmos. Unité que la perfection de la pierre au rouge représente mieux que tout : cette pierre rouge c’est le Géant transformé en pierre sur le parvis du Temple.

C’est maintenant du Temple que partiront les impulsions spirituelles : sanctuaire comme centre de révélation, de perfectionnement spirituel, pont comme élément unificateur de 2 mondes, le terrestre et le divin, le profane et le sacré ; il incombe aux initiés de rapprocher les hommes, de faciliter les échanges en remédiant aux divisions et en dissipant les malentendus.

Pour conclure je reviendrai sur l’itinéraire du Serpent Vert  car il porte en lui la promesse d’un devenir humain, un serpent vestige de nos origines n’habite-t-il pas en nous ?   Dans la chaîne de l’évolution , l’homme et le serpent se trouvent situés aux extrêmes :  existerait-il  entre ces créatures comme une passerelle permettant de franchir la barrière du temps ? Mais Goethe ne connaissait pas Darwin !
Au départ le serpent dort dans les entrailles de la terre, puis au fil du récit nous le voyons s’éveiller, s’éclairer, révéler au Vieux le 4ème secret, devenir pont lumineux puis se sacrifier pour le devenir de l’Humanité, sacrifice d’Amour effectué en pleine connaissance de la Résurrection qu’il annonce.

Ce conte dont les interprétations sont multiples symbolise pour nous Francs Maçons les mystères de l’Initiation (au même titre que la Flûte enchantée ; d’ailleurs Goethe a écrit une suite inachevée de la Flûte): le but de l’initiation n’est-il pas de délover le serpent en sommeil et de l’ériger ? n’est-il pas d’arracher l’individu à l’horizontalité par une sorte d’illumination pour le mener sur la voie ascensionnelle.

Je terminerai par ce texte de Goethe que j’aime beaucoup :
« Aussi longtemps que tu ne connais pas
ce secret mourir et devenir,
tu ne seras qu’un voyageur obscur
sur cette terre sombre.
Ne le confiez qu’aux sages, car la foule rit de ces choses :
Je veux célébrer ce qui est vivant
Et qui désire se consumer dans la mort. »


 J\ C\                                                                       

Musique Der König in Thule
               Der Harfenspieler
               jubilate

7082-2 L'EDIFICE  -  contact@ledifice.net \