Obédience : NC Loge : NC 10/2003

 

Parole vivante et Tradition

Aucun homme ne peut rien vous révéler Sinon ce qui repose déjà endormi dans L’aube de votre connaissance… Khalil Gibran (1)

La Tradition implique une communion des âmes qui sentent, pensent, se comportent, vivent en fonction d’un même idéal ; La Tradition est la transmission vivante. Henri Tort-Nougues (2)

« Le questionnement en quête de la parole et de l’être, voilà peut-être un présent du rayon de Lumière qui vous a atteint ». Cette citation de Martin Heidegger (3) pourrait aussi bien être extraite d’un rituel du premier degré tant elle paraît illustrer une des visions possibles de l’initiation maçonnique.

Le questionnement en quête, quelle meilleure manière de décrire le chemin sur lequel s’ouvre la porte basse de l’initiation, chemin semé de doutes sur lequel chaque étape ne peut être abordée que par une nouvelle question, par une nouvelle mise en question de soi-même sans se donner de limites à la recherche de la Vérité, mais chemin sur lequel en permanence les Frères, la Loge, le Rituel, nous rappellent l’Orientation, le but, transformant ce qui pourrait devenir une désespérante décomposition de soi en une Voie de questionnement en quête…

La quête de l’être que nous portons en nous-même, la quête des états multiples de l’être, en correspondance avec l’unité de l’Être dont nous sommes porteur d’un reflet (4), voilà qui pourrait bien s’appliquer à l’ensemble de la progression à laquelle nous convie le Rite Ecossais Ancien et Accepté, mais l’acheminement vers la parole me paraît particulièrement convenir comme définition de l’accomplissement en Loge Symbolique (5).

En effet, à notre époque où, dans la civilisation occidentale à tout le moins, le pouvoir n’est plus au bout du fusil, selon l’expression du grand timonier, mais dans le poids des mots et le choc des photos, pour reprendre le slogan d’un de nos magazines grand public, à une époque ou le faiseur de mots, qu’il soit artiste, journaliste, publiciste ou politique, a souvent plus de pouvoir et gagne plus d’argent que le producteur de nourriture ou le fabricant de machines, il me semble que paradoxalement chacun est de plus en plus isolé, que l’échange véritable par une vraie parole est de plus en plus rare, qu’en quelque sorte cette parole est perdue, mais que la Franc-maçonnerie en est une des dépositaires dans sa Tradition initiatique, et que le chemin initiatique qu’elle propose est aussi un acheminement vers la parole (6), vers cette capacité d’échange en profondeur qui manque à notre société occidentale post-industrielle.

Sans doute convient-il d’approfondir ici ce que l’on entend par la parole, et en particulier la Parole initiatique à laquelle nous entraîne la Franc-maçonnerie quand elle ouvre ses travaux sur le Livre de la Loi sacrée au prologue de l’Evangile de Saint Jean : « Dans le principe était la Parole…(7) » La parole, ce n’est bien entendu pas seulement une voix, aussi caressante soit-elle. Certes la voix, comme d’ailleurs l’ensemble du corps et de la gestuelle, est essentielle à l’expression de la parole, mais la voix seule, sans parole à exprimer est un leurre ou un piège.

« La voix sans la Parole verse dans la jouissance mortifère, la Parole sans la voix reste lettre morte » (8). La parole ce n’est pas non plus le mot, outil de séduction de la rumeur qui monte de notre civilisation moderne, mot choisi pour perdre la foule dans ses faux-sens ou doubles sens, répété à l’envie par les média, puis par la foule elle même qui ne se rend pas compte que le mot ne décrit pas la réalité, mais au mieux le caricature, et au pire la travestit : Mondialisation, Malbouffe, France d’en bas… La parole, ce n’est pas non plus uniquement l’idée qu’il faut chercher derrière le mot, cette idée qui dans le bouillonnement de vie et de conscience qu’est l’être humain n’est pas toujours rationnelle, mais bien souvent proche du lieu virtuel de notre ressenti et de nos sentiments que nous appelons notre coeur, avec toute sa charge d’intuition, de conscient et d’inconscient, fruits de notre histoire personnelle.

L’essence d’une vraie parole, faite de voix, de gestes, de mots, d’idée, d’image, c’est qu’elle touche l’être au plus profond de sa globalité et de son individualité, en même temps qu’au plus haut de sa perception de la transcendance, et qu’elle y est comprise dans sa globalité, parce qu’elle aussi est issue à la fois du plus profond et du plus élevé de l’être.

Pour nous acheminer vers cette vraie parole, quoi de plus efficace, de plus évident, que de commencer par éradiquer le bruit, l’échange imparfait de la parole profane ? Comme on taille une vigne ou un arbre fruitier, la franc-maçonnerie commence donc par ôter la parole à l’apprenti qu’elle initie. En l’appelant à se dépouiller de ses métaux, « tout ce qui brille d’un éclat trompeur », on imagine bien qu’elle lui demande de se dépouiller, parmi les fausses valeurs de la société profane, de ce bruit des mots infondés et trompeurs du verbiage moderne, pour accepter, en suivant le fil à plomb, de retrouver au fond de lui-même ce qu’il est vraiment, la pierre cachée de V\ I\ T\ R\ I\ O\ L\, en même temps que « la petite étincelle » (9) qui l’appelle à la transcendance. C’est de ce lieu, et de ce lieu seulement, que pourra être issue une vraie parole, une parole initiatique.

« Je ne sais ni lire ni écrire, je ne sais qu’épeler, donnez-moi lapremière lettre je vous donnerai la suivante ». C’est toute la justification de l’écoute à laquelle se forme l’apprenti par son silence d’abord forcé puis intimement apprécié, écoute qui formera la base première sur laquelle le Franc-maçon fondera sa parole. Chaque Frère apporte à son frère les éléments de progression nécessaires à la poursuite de son chemin, ne lui apportant la lettre suivante que lorsque la précédente est assimilée. Encore ne faut-il pas se tromper : la lettre dont il s’agit n’est pas le savoir que l’on va jauger chez son Frère comme un maître d’école, mais bien la question, ou le niveau de questionnement auquel en arrive son Frère dans son cheminement, et pour lequel on saura proposer une piste, ou la question suivante. C’est le questionnement en quête de la parole et de l’être qui est un présent du rayon de lumière. Là encore, cet apprentissage de l’écoute est essentiel pour la parole. Si la parole initiatique doit être issue du plus profond de l’être, elle doit aussi s’adresser là où l’autre peut l’entendre, et pour cela quelles qualités d’écoute, de perception et de tolérance ne faut-il pas developper !

Enfin la franc-maçonnerie propose à ceux qu’elle initie un mode d’expression chargé d’harmoniques, qui permet à la parole de porter des significations riches et profondes : le symbole. Outre que le symbole, si l’on se réfère à sa signification dans la Grèce antique, permet de reconstituer le lien cassé puis reconstitué entre le monde d’en haut et celui d’en bas, il permet aussi d’établir un contact total entre deux êtres qui communiquent non pas par les concepts et les raisonnements intellectuels, mais à travers les symboles, et qui donc mettent en relation d’un coup la totalité d’eux-mêmes, du plus profond au plus élevé : le courant passe d’un coup, sur la totalité de la gamme des harmoniques.

On pourrait approfondir ainsi au deuxième puis au troisième degré les étapes suivantes de ce cheminement, mais ce n’en est pas ici le lieu (10). On verrait cependant qu’en final, l’aboutissement de ce cheminement vers la vraie Parole, sur lequel la Franc-Maçonnerie symbolique a conduit l’initié, n’est pas une fin, mais le vrai commencement, la perception que même le mot de Maître que nous avons reçu n’est pas le vrai mot, mais un mot substitué, et que la parole est perdue. La Parole perdue, dans toutes les civilisations et tous les siècles, a été le symbole de cet age perdu, heureux et légendaire, oùl’homme vivait au milieu des Dieux, où il comprenait le langage des Dieux et le sens de l’Univers (11). La Parole perdue c’est en fait le symbole du lien coupé avec la transcendance, avec la perception de ce qui nous dépasse, de ce qui dépasse la vision matérielle des choses, à la fois en l’Homme et dans l’Univers. La Parole perdue c’est ce lien avec la Transcendance dont nous avons la nostalgie parce que nous pensons
l’avoir eu, et l’avoir perdu. Il s’agit donc la pour le Maître de la perception que la quête de l’être, de son être, dans laquelle il est engagé, n’a de sens que dans la quête de l’unité de l’Être dont il est le reflet, dans la quête de cette Vérité qui le dépasse, et qui bien sûr s’éloignera au fur et à mesure qu’il avancera.

C’est ainsi que cette parole de l’initié, qui est une parole profondément individuelle puisqu’elle parle du plus profond, du plus élevé et du plus secret de l’un pour être entendue par le plus profond, le plus élevé et le plus secret de l’autre, en arrivera à dépasser le plan individuel de chacun pour atteindre le plan universel qui les unit, et qui les unit à l’unité de l’Être, quel que soit le nom qu’on lui donne, Dieu ou Al Waled ou le G\ A\ D\ L\ U\, l’Un qui a son reflet immanent au plus profond de nous : « Son fond est mon fond » nous dit encore Maître Eckhart. C’est en cela que cette parole est alors universelle.

« Ce dont il s’agit dans tout cela…c’est avant tout la perte de l’état primordial, et c’est aussi, par une conséquence directe, celle de la Tradition correspondante, car la Tradition ne fait qu’un avec la connaissance même qui est essentiellement impliquée avec la Connaissance de cet état » (12). Ainsi, cette parole qui circule entre Frères transmet, doit transmettre la Tradition. On pourrait presque dire que cette parole est la Tradition. Car le mot même « tradition » vient du latin tradere, transmettre, échanger. Quand on dit que la Maçonnerie est de tradition orale, c’est cela qu’on dit.

Certes la transmission orale des bâtisseurs du Moyen-âge auquel nous nous référons était naturellement due aux conditions de l’époque : « Sans l’invention de l’imprimerie, l’architecture serait encore restée ésotérique, car en l’absence de textes imprimés accessibles à tous, latransmission des principes et des procédés par « initiation » professionnelle était non pas le résultat d’un amour inexplicable ou puéril de l’occulte, mais une nécessité…» (13) En outre on imagine bien que le « Je ne sais ni lire ni écrire... » de l’apprenti n’était pas seulement symbolique à cette époque. Certes l’absence de manuscrits est due aussi à leur serment, que nous avons repris, de ne graver ni tracer ni sculpter, suivant en cela des Traditions anciennes, celtiques ou Pythagoriciennes. Elle est certes due aussi à la nécessité de garder l’Art Royal à l’écart du bûcher des inquisitions qui condamnèrent aussi bien les détenteurs de savoirs que les mystiques de la Connaissance, et pour éviter de disséminer, de galvauder, ce savoir-faire qui restait la profonde valorisation et le moyen d’existence des Compagnons. Mais la Franc-maçonnerie est une tradition orale pour une raison plus essentielle, qu’exprime bien l’expression italienne Traduttore Traditore : Traducteur traître, transmetteur traître. Car celui qui reçoit la Tradition dans une vraie Parole qui lui est adressée la digère et l’élabore en lui même, en fait l’expérience avant de la retransmettre à un autre, au moment et dans la forme qui convient à l’autre, en fonction de la lettre à laquelle l’autre en est si l’on peut dire.

C’est ce travail de transmission, ou plutôt de réception, d’élaboration intérieure puis de don au bon moment, un mois, un an, dix ans plus tard, au Frère qui en a besoin au moment où il en a besoin, comme l’oiseau donne la becquée ou le Pélican donne son sang, qui fait que la Tradition est vivante. C’est ce qui lui donne sa force, et qui impose qu’elle soit orale, comme la transmission médiévale du métier de Maçon se faisait de Maître à apprenti. C’est d’ailleurs à mon sens la vraie définition du Maître Maçon : on n’est pas Maître seulement parce que l’on a la maîtrise, au sens de savoir se maîtriser, on est Maître pour avoir des apprentis, parce que l’on a la charge de transmettre ce que l’on a reçu. Et quand il nous a été dit dans un moment très émouvant : « C’est ainsi que tous les Maîtres Maçons, affranchis d’une mort symbolique, viennent se réunir avec les anciens Compagnons de leurs travaux et que, tous ensemble, les vivants et les morts, assurent la pérennité de l’oeuvre », c’est bien de l’oeuvre de la transmission dont il s’agissait. Cette oeuvre à pérenniser c’est la Tradition. « Tradition et transmissionpeuvent être regardées, sans aucun abus de langage, comme presque synonymes ou équivalentes, ou tout au moins la Tradition, sous quelque rapport qu’on l’envisage, constitue ce qu’on pourrait appeler la transmission par excellence». (14)

C’est ce travail de transmission, cette perpétuelle vitalité de la Tradition qui fait qu’il ne peut pas y avoir de Corpus doctrinal définitif de la Tradition. Ce serait d’ailleurs comme un paradoxe de sophiste pour une Tradition qui enseigne qu’il n’y a pas de limites à la recherche de la Vérité ! La notion de Landmark qu’on nous oppose quelquefois comme référence intangible, on pourrait la comprendre, en suivant d’ailleurs son étymologie anglaise, comme la borne qu’installe le propriétaire pour protéger son territoire. Mais ces bornes, nos paysans Français ont bien l’habitude d’essayer de les déplacer subrepticement d’un coup de tracteur !

C’est aussi pourquoi il ne peut pas y avoir de vade-mecum écrit définitif de la Tradition. Non pas parce qu’il n’y aurait pas de piliers solides fondant la Tradition, mais parce que Tradition suppose dialogue entre maître et apprenti, transmission et recherche à la fois individuelle et collective, car c’est bien la Loge qui est notre maître, mais toute parole porteuse de sens doit être élaborée individuellement par celui qui l’émet, et être perçue individuellement par celui qui la reçoit, par le fait même qu’elle utilise le symbole comme support de signification, et qu’elle ne peut être perçue que si elle est reçue au bon moment. Ce dialogue nous le retrouvons dans ce que nous appelons des catéchismes, constitués de question et réponses, bien que le mot de catéchisme soit mal choisi par ce qu’il représente de dogmatisme figé, alors que tous les historiens, ou simples maçons soucieux de leurs sources, constatent bien une évolution entre les différents manuscrits maçonniques au fil des siècles (15).

Un exemple typique de cette Tradition en mouvement se retrouve déjà au coeur du premier point des constitutions d’Anderson, concernant Dieu et la Religion : « Mais quoique dans les temps anciens les Maçons fussent obligés dans chaque pays d’être de la religion de ce pays ou nation, il a été considéré plus commode de les astreindre seulement à cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord, laissant à chacun ses propres opinions… » (16). Force est de constater qu’au coeur même du document que certains érigent comme un des piliers de landmarks intangibles se trouve l’exemple même d’une Tradition vivante en flagrant délit de modification.

Mais une Tradition vivante ne veut pas dire un laxisme devant la mode de la modernité. Nous risquerions de payer le prix fort à abandonner par manque de discernement les éléments essentiels qui nous rattachent à notre Tradition, à notre questionnement en quête de l’Être. « Ce que nous sommes, nous le sommes dans et par l’histoire. Ce que nous sommes n’est pas seulement sorti du temps présent, maisc’est essentiellement un héritage culturel, le résultat du travail de toutes les générations antérieures… Notre permanence spirituelle est ancrée dans notre continuité historique ». (17) Le voeu de la Loge La Fraternité progressive, le rapport du pasteur Desmons et la décision du convent de 1877 (18) ont par exemple initié un mouvement profond dans l’histoire du Grand Orient de France, ce qui cent cinquante ans plus tard donne encore à la Maçonnerie Française de XXIème siècle un visage bien différent de celle du XVIIIème siècle. On pourrait en un autre exemple, exotérique celui-là, se demander, sans porter de jugement, si l’Eglise Catholique ne paie pas aujourd’hui de telles erreurs, comme d’avoir institué la messe face au peuple pour satisfaire à l’esprit de communication de l’époque, rompant ainsi avec la signification profonde de l’espace sacré orienté de l’Occident vers l’Orient, qui inscrivait la messe dans une lignée de Tradition très ancienne, traduite par l’architecture et l’orientation des lieux de culte. Nombre de nos contemporains, qui ont pourtant largement abandonné la pratique Catholique, expriment encore le besoin de se rattacher à une tradition
primordiale qu’ils ne savent, hélas, plus très bien où chercher.

Comme l’admet René Guénon lui-même, dont l’oeuvre doit bien comporter plusieurs milliers de fois le mot tradition, les traditions vivent, déclinent et meurent. « Toutefois, nous ne voulons point dire que la Maçonnerie doive s’enfermer dans un formalisme étroit, que le rituélisme doive être quelque chose d’absolument immuable, auquel on ne puisse rien ajouter ni retrancher sans se rendre coupable d’une sorte de sacrilège ; ce serait faire preuve d’un dogmatisme qui est tout à fait étranger et même contraire à l’esprit maçonnique. La Tradition n’est nullement exclusive de l’évolution et du progrès ; les rituels peuvent et doivent donc se modifier toutes les fois que cela est nécessaire, pour s’adapter aux conditions variables de temps et de lieu, mais, bien entendu, dans la mesure seulement où les modifications ne touchent à aucun point essentiel ». (19) Ce qui est essentiel c’est qu’elles se rattachent toutes au fond de Tradition primordiale que l’Homme s’est transmis d’age en age en répondant aux mêmes questions du sens de la vie que se sont posées toutes les générations et tous les peuples : « Vint la nuit où al-Haris, en proie au trouble, ne put dormir. Debout à sa fenêtre il contemplait levfirmament. Quelle merveille, sevdisait-il, que tous ces corps célestes semés dans l’infini ! Qui a créé ce monde mystérieux et admirable ? Qui dirige les étoiles dans leur cheminement ? Quel fil relie les lointaines planètes aux nôtres ? Qui suis-je et que fais-je sur cette terre ? » (20) Même si la science a depuis répondu à nombre de ces questions, l’astrophysicien ou le mathématicien le plus chevronné ne peut s’empêcher de se poser encore cette dernière question, et bien d’autres non résolues.

« …Tradition contenue dans les Livres sacrés de tous les peuples, Tradition qui en réalité est partout la même, malgré les formes diverses qu’elle revêt pour s’adapter à chaque race et à chaque époque » (21). Cette citation est issue elle aussi de La Gnose, et ce n’est pas un hasard, car René Guénon inscrit sa vision de la Tradition maçonnique dans le cadre de cette Tradition gnostique de la Connaissance de l’univers, transmission non pas de savoirs, mais d’une Connaissance « intuitive et immédiate, s’opposant en cela à la connaissance discursive etmédiate de l’ordre rationnel…Elle est à la fois le moyen de la Connaissance et la Connaissance elle-même, et en elle, le sujet et l’objet sont unifiés et identifiés. (22) » Nous ne nous transmettons pas des savoirs, qui pourraient faire l’objet d’éditions definitives, mais consacreraient la mort de notre Tradition, nous nous transmettons notre expérience de rencontre entre ce qui est en bas et ce qui est en haut, expérience éveillée par la Parole que nous a apporté au bon moment l’un de nos Maîtres, c’est à dire l’un de nos Frères.

Et c’est ainsi que l’on peut avancer que la Tradition réside dans une Parole qui n’est ni pour hier, ni pour demain, mais bien dans une Parole vivante aujourd’hui. Nous ne cherchons pas à parler au futur, nous ne cherchons pas une quelconque modernité, nous cherchons à comprendre notre Frère tel qu’il est ici et maintenant, pour pouvoir lui transmettre la partie de notre expérience initiatique qui lui sera utile ici et maintenant. C’est donc par une Parole vivante, actuelle, que se transmet la Tradition, et c’est ainsi qu’elle prépare l’avenir, car demain, le Frère qui l’a reçue aujourd’hui pourra alors la transmettre à son tour dans le langage de demain. C’est ainsi que la Parole est initiatique, et c’est ainsi que la Tradition est vivante. Et c’est pour cela que notre rituel d’installation du Collège des officiers, qui utilise deux fois le mot de Tradition, l’accole toujours à la vie : « Puissent nos Traditions vénérables demeurer vivantes en vous » pour le Frère Orateur, et « Vous engagez-vous par serment à faire vivre notre Tradition dans les travaux de la Loge, et à défendre ainsi sa pérennité ? » pour le Frère Expert.

C’est peut-être ainsi aussi, pour redescendre sur terre, que nous pourrons le mieux accompagner nos jeunes Frères apprentis, compagnons et jeunes maîtres. Ce n’est pas en publiant des vademecum du premier ou du deuxième surveillant, ou même un guide du parrain que nous règlerons le problème des nouveaux initiés en proie au doute, à la déception, et à la tentation de nous quitter. C’est chacun d’entre nous, Frères maîtres, qui doit faire l’effort de parler avec ses Jeunes Frères, d’aller s’asseoir aux agapes avec eux, de les écouter pour comprendre à quelle lettre, à quel questionnement ils en sont dans leur cheminement initiatique, et leur donner la lettre suivante dans une vraie Parole chargée d’expérience et de Tradition. C’est ainsi que nous préparerons la Maçonnerie de demain, et c’est ainsi que nous contribueront à la pérennité de l’oeuvre, car « le maître qui marche à l’ombre du Temple, parmi ses disciples, ne donne pas de sa sagesse mais plutot de sa foi et de son amour. S’il est vraiment sage, il ne vous invite pas à entrer dans la maison de sa sagesse, mais vous conduit plutôt au seuil de votre propre esprit ». (23)

L\ T\

Notes :

(1) Le Prophète, Khalil GIBRAN, Casterman P.56, Parlez-nous de l’enseignement.
(2) L’ordre maçonnique, Henri TORT-NOUGUES, Guy Trédaniel P.92, Tradition et Franc-maçonnerie.
(3) Acheminement vers la parole, Martin HEIDEGGER, traduit par Jean Beaufret, Wolfgang Brockmeier, François Fédier. Gallimard 1976 P.93, D’un entretien de la parole.
(4) « L’Existence universelle n’est rien d’autre que la manifestation intégrale del’Etre…et cette multiplicité indéfinie des degrés de l’Existence implique corrélativement, pour un être quelconque envisagé dans sa totalité, une multiplicité pareillement indéfinie d’états possibles » Le symbolisme de la Croix, René GUENON, Guy Trédaniel P.21, La multiplicité des états de l’être.
(5) Les étapes suivantes concernant la Connaissance, l’Amour et l’Action.
(6) La Franc-maçonnerie, un acheminement vers la Parole, PVI n°122.
(7) Une rétroversion en Hébreu du début du prologue de l’évangile de Jean pourrait être : ...חרכר חיח  ואלחים חאלחים את חיח וחרכר חרכר חיח כראשית , Bereshit heyeh hadavar, Le parallèle avec le début de la Torah est saisissant...
(8) « La voix sans la Loi verse dans la jouissance mortifère, la Loi sans la voix reste lettre morte » Les trois temps de la voix, J. M. VIVES, Synapse, Février 2000, N° 163.
(9) « Parfois je dis que c’est une lumière de l’esprit, parfois je dis que c’est une petite étincelle… » Traités et Sermons, Maître ECKHART, Sermon : Il est dans l’âme un château fort Traduction A de Libera GF Flammarion.
(10) On pourra se reporter à l’article cité précédemment : La Franc-maçonnerie, un acheminement vers la Parole, PVI n°122.
(11) « On sait que, dans presque toutes les traditions, il est fait allusion à une chose perdue ou disparue, qui quelque soient les façons diverses dont elle est symbolisée, a toujours la même signification au fond… » Parole perdue et mots substitués, René GUENON, publié dans ETUDES TRADITIONNELLES en 1948, Etudes sur la Franc-maçonnerie et le compagnonnage, Editions Traditionnelles, P.26.
(12) Parole perdue et mots substitués, René GUENON, publié dans ETUDES TRADITIONNELLES en 1948, Etudes sur la Franc-maçonnerie et le compagnonnage, Editions Traditionnelles, P.26.
(13) Le Nombre d’Or, Matila GHYKA, NRF.
(14) Aperçus sur l’initiation, René GUENON P.64, Tradition et transmission.
(15) Une source indispensable : La Franc-maçonnerie : documents fondateurs, cahiers
de l’Herne, n°62.
(16) Constitutions d’Anderson, Traduction et notes de Daniel LIGOU, EDIMAT.
(17) L’ordre maçonnique, Henri TORT-NOUGUES, Guy Trédaniel P.98-109.
(18) Histoire de la Franc-maçonnerie au XIXème siècle, André COMBES, Editions du Rocher Tome II, P.140-143.
(19) L’orthodoxie maçonnique, René GUENON, La Gnose n°6, Avril 1910.
(20) La voix de l’éternelle sagesse, Khalil GIBRAN, Edition DANGLES P.22.
(21) La Gnose et les écoles spiritualistes, René GUENON, La Gnose n°2, Décembre 1919.
(22) La crise du monde moderne, René GUENON, NRF.
(23) Le Prophète, Khalil Gibran, CASTERMAN P.56, Parlez-nous de l’enseignement.


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