GLNF Loge : NC 01/2009


La notion de Création en Franc-maçonnerie

Je me suis plongé dans ce travail avec beaucoup d’exaltation tant il m’a semblé que notre recherche sur ce thème, nous conduisait à faire l’effort de comprendre ce qu’est le vrai sens de l’initiation maçonnique.

Il s’agit plus d’un essai, d’une ébauche, que d’un travail accompli. C’est un nouveau chantier sur lequel le cherchant que je suis aura à revenir pour affiner son ouvrage.

Vous voudrez bien me pardonner les nombreuses citations de sources qui sont à la fois des références, des repères (il y en aurait eu bien d’autres), et dans la mesure où il s’agit ici de « comprendre » ce que nous cherchons véritablement, et dans un domaine où il n’y a, évidemment, rien à inventer.

La notion de « création » au sein de la Franc-Maçonnerie, celle que nous pratiquons, me semble en première lecture, et sur la base de nos rituels, difficile à établir.

Bien sûr, le rituel du REAA emploie ce mot de manière implicite, dans le cadre de l’initiation d’un Profane :

« A la Gloire du Grand Architecte de l’Univers… Je vous Crée, Constitue et Reçois Apprenti Franc-maçon… ». (1)

Il est d’ailleurs le seul à employer le verbe créer.

Dans les autres Rites on trouve, par exemple au RER, le terme : « Je vous reçois Franc- Maçon apprenti », et ceci parce que  la rectification fait de l’initiation un principe qui englobe l’ensemble du parcours de son Régime. Le Rite Français « constitue et reçois Apprenti Franc-maçon ».

Ainsi donc, la seule prise en compte de cette phrase rituelle, dans cet instant important de la cérémonie, ne me semble pas suffisante pour appréhender le principe fondateur d’une étape qui serait celle de la Création. Elle me semble être plutôt fondatrice du rattachement au grand corpus que forme la Franc-maçonnerie universelle en général, et à l’Obédience au sein de laquelle nous sommes, en particulier.

Nous ne pouvons chercher à démontrer qu’il puisse s’agir d’un acte de création identique à celui que nous considérons de la part de Dieu, Grand Architecte de l’Univers, à l’égard de l’ensemble de la création, et comme il nous est indiqué dans les textes de la Genèse.

On ne saura non plus faire l’économie de rappeler les deux grandes conceptions de la création qui sont « ex deo »pour celle qui procède à partir d’une matière préexistante et éternelle et ou Dieu, du coup, n’est pas véritablement créateur. L’homme « sort » de Dieu et est donc « ex deo ». Cette vision appartient en propre aux religions indo-européennes de l’Inde, de la Grèce, de la Rome antique et des Celtes.

L’autre conception est « ex nihilo » ou Dieu est là totalement créateur. Il s’agit d’une conception issue du néant préexistant à l’ensemble de la création, et dont l’homme est partie intégrante. Cette conception nourrit les grands monothéismes que sont le mazdéisme, le judaïsme, le Christianisme et l’Islam. Elle fait de Dieu le Créateur de toute chose. (2)

En ce qui nous concerne, le sens de l’acte créateur est plus spécifiquement à rechercher au carrefour de deux notions qui sont à la fois croisées et complémentaires :

Tout d’abord, le fait d’un acte relevant de la Tradition Primordiale au sens étymologique du latin tradere qui signifie « ce qui est transmis », et par elle, délégué à l’humanité en sa répétition dans le monde sensible : « vous ferez ceci en mémoire de moi ». Il s’agit, ne l’oublions pas, de la transmission consciente d’éléments invariables et sacrés, principe qui nous ramène bien à ce que nous pratiquons (cf. Jean Tourniac).

Ensuite, le principe qu’il soit issu d’une source traditionnelle et authentique, avec pour condition qu’il se vérifie, par homogénéité, avec l’ésotérisme gnostique des autres grandes Traditions.

Autrement dit, l’ésotérisme d’un centre secondaire de la Tradition Primordiale doit être en parfait parallélisme avec les fondements ésotériques des autres centres secondaires de la même Tradition Primordiale. Sans ces points d’équivalence, l’authenticité efficiente, et le pouvoir psychopompe de ce qui en est généré ne peuvent pas être démontrés.

René Guénon nous avait précisé :

« En effet, lorsqu’il s’agit de l’Unité, toute diversité s’efface, et ce n’est que lorsqu’on descend vers la multiplicité que les différences de formes apparaissent, les modes d’expression étant alors multiples eux-mêmes comme ce à quoi ils se rapportent, et susceptibles de varier indéfiniment pour s’adapter aux circonstances de temps et de lieux. Mais la « doctrine de l’Unité est unique » suivant la formule arabe : Et-Tawhîdu wâhidun, c'est-à-dire qu’elle est partout et toujours la même, invariable comme le Principe, indépendante de la multiplicité et du changement qui ne peuvent affecter que les applications d’ordre contingent » (3).

Il me semble également nécessaire de rappeler que nous ne sommes pas dans le processus initiatique opératif des tailleurs de pierres. Si la symbolique du métier est un cadre que nous avons conservé, l’initiation ne nous est pas conférée par la démonstration matérielle de la maîtrise du geste, ni celle d’un processus de changement de l’être par les étapes de réalisation d’un chef-d’œuvre dans la matière, fruit d’un parcours passant de chantiers en chantiers, opérant une qualification véritablement opérative.

L’initiation « spéculative » n’est pas pour autant sans réalité ontologique. Elle se situe simplement sur un autre plan, et place l’impétrant immédiatement dans une dimension qui ne devenait accessible qu’à un autre moment pour un opératif, à savoir la dimension purement spirituelle. Il en va ainsi du vrai sens étymologique du mot speculum qui implique l’interpénétration de deux dimensions, et place l’homme au centre de celles-ci, entre les deux.

La Franc-maçonnerie de laquelle nous sommes les héritiers, traduit cette dogmatique en faisant du Temple spirituel le centre de son aboutissement, et du Temple matériel le socle de l’exégèse d’une étape à la fois détruite, dépassée et complémentaire.

Par ailleurs, le rattachement de la Franc-maçonnerie à Saint Jean fixe son ancrage dans un courant immémorial de la connaissance spirituelle, archétypique, gnostique, et apocalyptique.

Ainsi donc pouvons-nous chercher les sources de la justification d’un acte « créateur » à partir de ces deux fondamentaux que sont :

• le rattachement au Grand Architecte de l’Univers de qui procède la Lumière que nous transmettons ;

• ensuite, de l’analogie de notre Tradition avec d’autres Traditions authentiques desquelles nous avons pour point commun la conceptualisation de l’origine de la création, et la formalisation d’un « nouveau temple » comme but final pour l’homme initié, accompli.

Ajouterais-je que nous avons aussi pour point commun avec toutes les Traditions gnostiques de vouloir permettre à l’homme de se réaliser de son vivant, pendant son incarnation, et grâce à la mise en œuvre d’une méthode et d’un enseignement. La réalisation post-mortem étant un acte qui nous échappe, et en tout cas, qui ne relève pas de la révélation des mystères qui sont les nôtres.

« Au Nom du Grand Architecte de l’Univers »

Le Franc-maçon est fait, lié, au Nom du Grand Architecte de l’Univers.

Cet état justifie à lui seul la notion de régularité. C’est elle qui fait que nous sommes, ou non, dans un des centres secondaires de la Tradition Primordiale. Cet acte fondateur d’un nouvel homme s’inscrit dans la tradition immémoriale de l’ordre de Melki-Tsedeq et duquel la Franc-maçonnerie tire sa source d’une religion du Premier Homme (les Rites REAA, RER, Emulation, et Français, déploient cette antique source, et chacun avec sa propédeutique) :

« …nous voyons que « l’ordre de Melkitsedeq » est fondamentalement le signe d’un pacte entre le Principe et ce qui s’y rattache dans le déroulement du cycle temporel propre à l’individualité humaine. Pacte entre Dieu et l’homme par le truchement du sacré, du « mis à part », de l’ « élevé », donc du « Kadosh, du « Saint » (4).

René Guénon qui fondera l’équation que Melki-Tsedeq = Tradition Primordiale, écrira :

« …un tel centre, constitué dans des conditions régulièrement définies, devait être en effet le lieu de la manifestation divine, toujours représentée comme « Lumière » ; et il est curieux de remarquer que l’expression de « lieu très éclairé et très régulier », que la Maçonnerie a conservée semble bien être un souvenir de l’antique science sacerdotale qui présidait à la construction des temples, et qui, du reste, n’était pas particulière aux Juifs… » (5)

L’ensemble du processus initiatique, dans tous les Rites, consiste au « dévoilement » et à la « révélation » de la Lumière.

« L’être contingent peut être défini comme celui qui n’a pas en lui-même sa raison suffisante ; un tel être, par conséquent, n’est rien par lui-même, et rien de ce qu’il est ne lui appartient en propre ». (6)

Cette révélation ne peut donc être engendrée que par délégation transmise et concédée, de la puissance de qui elle procède. En ce qui nous concerne, ce principe générateur est conféré au groupe qui en est, de génération en génération (vrai sens de la chaîne d’union), dépositaire. De plus, il opère sur un être unique qui va, de facto, se trouver « séparé » du reste du commun de son espèce :

« En même temps, pour l’être qui est parvenu à cette conscience, celle-ci a pour conséquence immédiate le détachement à l’égard de toutes les choses manifestées… Par là, l’être sort donc de la multiplicité ; il échappe, suivant les expressions employées par la doctrine taoïste, aux vicissitudes du « courant des formes », à l’alternance des états de « vie » et de « mort », de « condensation » et de « dissipation » »(7)

Seule, la transmission de la Lumière fixe le principe d’un acte créateur puisqu’elle confère à l’impétrant une nouvelle nature, une autre dimension, et la révélation d’un autre lui-même :

« L’autre homme qui est en nous, c’est l’homme intérieur ; celui-là, l’Ecriture l’appelle un nouvel homme céleste, un homme jeune, un ami, un homme noble… » (8)

Il s’agit là d’une création qui n’est pas de matière mais une création « révélatrice » d’un être enfoui, ignoré, méconnu, et qui n’attendait que de recevoir « un rayon de lumière » pour être tiré de l’obscurité dans laquelle le plongeait l’état de vieil homme. Il s’agit d’une forme de résurrection en cela qu’elle accouche (maïeutique) d’un être nouveau, en évolution / transformation, et définitivement transmuté.

Si nous voulons bien retenir cette première étape, il nous faut vérifier qu’elle s’inscrit au sein du grand corpus que sont les Traditions authentiques et gnostiques, qui, toutes, n’ont qu’un seul but : conduire l’homme incarné à réintégrer le Temple de sa Gloire originelle.

Dans la Tradition Chrétienne

« Et il me montra la ville sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu. Elle avait la gloire de Dieu : son éclat était semblable à celui d’une pierre précieuse, d’une pierre de jaspe transparente comme du cristal ». (9)

La notion de Temple spirituel tel qu’il est annoncé par Saint Jean, est l’aboutissement final d’un long processus qui a conduit l‘humanité à se sortir de sa simple expression anthropologique par une prise de conscience de sa réalité tripartite (corps-âme-esprit), ainsi que de sa relation unique, et privilégiée, avec son Créateur.

Il a fallu bien des édifications de temples matériels pour en arriver là. Il aura fallu connaître l’exil et l’exode, prendre conscience qu’il est un autre plan dans lequel les tracés divins sont plus justes et plus subtils. Le cherchant qui se plie à une compréhension gnostique des Ecritures comprend, et interprète, que c’est de lui dont il s’agit. Au travers de toutes ses pérégrinations, le peuple élu n’écrit pas autre chose que la propre histoire de tout être humain. De la Genèse à l’Apocalypse le miroir (speculum) qui nous est tendu ne nous renvoi que ce que nous sommes, en l’état de nos propres vies, et de celui de nos destinées :

« Tout dans l’écriture, disent et répètent après les Pères nos auteurs, nous concerne expressément dans l’actualité de notre présent. L’Ecriture est notre miroir. Elle est aussi cette « force qui nous modèle à la ressemblance divine » et qui se résume dans cette perfection de la Loi qu’est la charité… » (10)

Les textes bibliques font référence et sont constamment habités de la notion du Temple, et de sa perspective :

« Partout ou je me suis déplacé avec tout Israël, ais-je dis un mot à l’un des juges d’Israël à qui j’avais ordonné de faire paître mon peuple, ais-je dis : Pourquoi ne me bâtissez-vous pas une maison de cèdre ? Maintenant tu parleras ainsi à mon serviteur David » (11).

On trouve avec EZECHIEL, dans la « Vision du Temple et du pays restaurés » (12), une complète description des porches, parvis, sanctuaire, des annexes et de l’autel. Saint Paul en produira sa propre description dans son Epître aux Hébreux (13).

Le Temple est le lieu même de la célébration de la Présence divine parce que sa fonction est d’abriter l’Arche d’Alliance, la Shekhinah. Toutefois, le temps sera venu ou celle-ci doit se révéler en un autre lieu, sous une autre forme :

« Comme quelques-uns disaient du temple qu’il était orné de belles pierres et d’objets apportés en offrandes, Jésus dit : Les jours viendront où, de ce que vous voyez, il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée ».(14)

Saint Paul complètera en disant :

« Ou bien ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint esprit qui est en vous et qui vient de Dieu, de sorte que vous ne vous appartenez plus. Vous avez été rachetés cher. Glorifiez donc Dieu dans votre corps » (15)

La Lumière qui caractérise le principe même de la création n’a plus lieu de résider au sein du bâtiment de sacrifices devenus inutiles, mais de réintégrer le cœur du seul Temple qui convienne à sa nature : l’Homme.

L’archétype du Temple est transcendé et revenu en son point d’origine. Il n’y aura désormais plus à le chercher ailleurs que dans notre propre sanctuaire intérieur et d’engager un retournement de tout notre être pour laisser remonter à la surface la Lumière qui était recouverte des eaux boueuses de la fin du cycle : « cherchez et vous trouverez, demandez et il vous sera donné » nous disent nos rituels.

La Franc-maçonnerie de tradition possède cette connaissance apocalyptique, et en cela elle est conforme à l’ésotérisme de Jean. Elle est aussi fidèle à la religion primitive qui relie Adam au Christ, et par tous les Prophètes.

Cette Franc-maçonnerie est juste et parfaite parce qu’en sa dogmatique du Temple fait Homme elle est aussi en homologie avec le symbolisme du Temple et de la Lumière dans les autres grandes Traditions ésotériques et gnostiques.

« Je vis alors un ciel nouveau et une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre avaient disparus, et la mer n’existe plus. Et je vis la Cité sainte, la Jérusalem nouvelle, descendre du ciel, d’auprès de Dieu ». (16)

Des références et des similitudes dans d’autres Centres Secondaires de la Tradition

Jean Tourniac qui, se référant à ses échanges avec René Guénon, ne manquait pas de rappeler que l’authenticité traditionnelle se vérifie par le fait que des traditions qui méritent le qualificatif de « transmis » ou de « relié » doivent descendre historiquement d’une origine commune, constituée sous la forme d’un « œuf » archétypique.

Nous allons tenter d’établir des relations communes en prenant deux exemples au sein des deux grands courants gnostiques du Judaïsme et de l’Islam que sont la Cabbale et le Soufisme.

  • Esotérisme du Judaïsme : Cabbale et Cabbale de Louria (17).

Le Lourianisme est intéressant dans la mesure où tout en conservant un ancrage avec la doctrine qu’avaient établis les grands Maîtres fondateurs de la Cabbale, il développe une théorie à la symbolique extrêmement puissante pour un chercheur maçonnique : l’acte fondateur de la création par Dieu réside, tout d’abord, en un retrait de sa part (Tsimtsoum) pour laisser un espace vide au monde. Il s’agit d’une concentration, et ce mouvement sera d’ailleurs également développé dans le soufisme qui reconnait les états de concentration et d’expansion, vécus par la création divine. C’est ce mouvement qui fera dire que « Dieu a créé l’homme comme la mer a créée les continents, en se retirant ».

Ce faisant, Dieu se retire dans l’Infini (l’En Sof) et, dans un second temps, l’espace ainsi libéré devient l’Adam Kadmon dont nous remarquerons que celui-ci n’est pas seulement attaché à l’état de l’homme mais à la création complète, toute entière. Le Créateur confie les lumières des sephirot à des vases (Kélim), et si les vases des trois lumières supérieures réussissent à les contenir, les autres vases qui reçoivent les lumières inférieures se brisent. La lumière se diffuse dans tous les sens au sein de l’Adam Kadmon, et se produit alors la troisième étape. Par cette répartition de la Lumière se créé l’En Sof en tant que Dieu manifesté de la religion.

Nous entrons alors dans le cycle que nous connaissons.

Le Lourianisme, conformément à la pensée de tous les Maîtres cabalistes, fait de l’homme le seul être capable de reconduire son évolution vers la Rédemption. Retour à l’origine qu’il accomplira en rétablissant l’Adam Kadmon, c’est-à-dire, en réintégrant au Verger céleste la création toute entière.

Théologie que nous retrouverons intégralement développée chez Saint Paul.

Ainsi donc, l’homme doit cesser d’être une Sheschina en exil, il doit redevenir le Temple de la Création du Premier Jour, rassembler la Lumière qui s’était dispersée, réunifier le Nom de Dieu et rejoindre son Maître au sein de l’Infini.

Isaac Louria a bâtit une doctrine au sein de laquelle le mystère maçonnique trouve aussi sa cohérence et évolue comme en territoire de connaissance. On y retrouve l’essence même de la démarche de tout cherchant en quête de spiritualité, et dont l’œuvre entière de la Cabbale peut se résumer en quelques mots : l’expérience personnelle du « Connaître-Dieu ». (18)

Malheureusement, de cette extraordinaire vision ne se perpétueront « qu’une exagération de l’ascèse et des techniques de prière ». (19)

« L’unité et l’harmonie primordiale ont volé en éclat. Le destin de l’homme sera désormais ce que les mystiques juifs appellent le TIKKOUN = la Réparation, l’effort pour recueillir dans l’intensité de l’amour les parcelles de lumières diffuses dans l’univers disjoint. Dans son exil Adam devra d’une certaine manière-et c’est l’image spécifique que suggère la mystique juive - « recueillir les pots cassés », les recoller, rassembler les morceaux divisés de nous-mêmes et les unir. Quand le mal introduit, ajouté au monde par l’homme aura été racheté, effacé, expié, alors l’homme pourra à nouveau prétendre franchir les portes du palais royal, que pour l’instant gardent deux chérubins (Gn. 3/24). Avec le départ du Paradis commence notre longue marche d’amour, celle qui ne sera satisfaite que par le face à face avec l’Etre aimé ». (20)

2) Esotérisme de l’Islam : Soufisme et Soufisme Ismaélien (21)

Dans les descriptions sabéenne et ismaélienne, les notions de Temple sont omniprésentes. Celui-ci est placé aux limites de notre monde, et s’y intéresser c’est s’engager à pénétrer la vision du Temple céleste et spirituel. Il est la définition même d’un archétype qui met en exergue l’œuvre d’édification personnelle de tout être en recherche de sa réunification avec le divin.

Ce Temple est un seuil qui conduit l’âme à retrouver le chemin de son origine :

« Parce qu’il reconduit à l’origine, il est par excellence la figure et le support de cette opération mentale que désigne en arabe le terme technique de te’wil, c’est-à-dire une exegesis qui constitue aussi un exode, une sortie de l’âme vers l’Âme. Le ta’wîl, reconduction exégétique à l’origine, satisfait en Islam à cette loi d’intériorisation, cette effectuation expérimentale des correspondances symboliques, qui aussi bien achemina au même terme les Spirituels de toutes communautés, parce qu’elle est un effort foncier et fondamental de la Psyché religieuse ». (22)

Ce même ta’wîl ordonnance une succession de résurrections dont le temple ésotérique célèbre la cérémonie d’une actualisation permanente.

Les rituels sabéens relatent au travers de l’histoire des Honafâ qui furent les représentants de la religion pure qui était celle d’Abraham et qui fut créée dès l’origine du monde, antérieurement à la Période d’Adam (23).

Pour eux, la perfection est atteinte dans le revêtement de la forme humaine, celle-ci étant considérée comme un temple contenant des êtres divins. Cette transposition permet un lien direct avec l’angélologie qui est un principe fondamental de la doctrine ismaélienne, comme dans tous les courants du soufisme en général.

« La condition humaine (marbûbîya) est un joyau dont le fond caché est la condition seigneuriale divine (robûbîya) ». (24)

Il s’agit, là encore, pour l’homme de s’ouvrir à une autre dimension qui transcende et conduise à percevoir les « Figures de Lumière », dirigeant les rythmes du temps et les attitudes au sein de la cosmogonie. Cette doctrine vise à ce que l’homme intérieur porte témoignage de la cohérence de l’ensemble des hiérarchies terrestre comme céleste.

Nous y trouvons une voie qui fait du corps le lieu, et le moyen, de la manifestation de l’esprit (25). Il est mis en avant que le corps qui serait privé de l’esprit n’est qu’un corps privé de lumière, et que cette lumière qui est destinée à y prendre place est une lumière en « fusion », et par opposition à la seule lumière du corps physique qui elle reste « solidifiée ».

Cette voie gnostique de l’Islam entretien la vision permanente de l’Imago Templi (l’Image du Temple) dont le temps matériel de la destruction est un passage obligé, puis dépassé. Cet état est rendu nécessaire pour que puisse s’établir le temps du Temple Céleste, celui-là même que Sohravardî désigne comme « le pays de l’esprit ». (26)

Henry Corbin, pour résumer les choses, place l’Imago Templi au « confluent des deux mers » (27). Il nous faut comprendre qu’il se situe entre deux états qui bornent l’état du temple de la matière, et celui du Temple habité par la Lumière du Saint Béni Soit-Il. Il y a un équilibre entre la nécessaire destruction du Temple dans notre monde pour que puisse se réaliser le Temple spirituel, et céleste.

Cet accomplissement repose avec une libre volonté de se réaliser sur la Voie du Grand Œuvre et l’homme reste maître de sa destinée ontologique durant son parcours dans le monde de l’incarnation. Ceci ne peut être obtenu que par l’intermédiation spirituellement opérative de l’organisation qui porte l’enseignement du mystère qui lui a été confié en dépôt.

Nous retrouvons ainsi une autre cohérence de notre propre cheminement, celui qui conduit de la pierre brute sur laquelle tout reste à faire pour la dégrossir, en passant par l’état avancé du Temple au centre duquel nous réinstaurons la Lumière de l’Esprit, et pour en terminer par la transfiguration du Temple qui lui confère sa qualité de « Temple Céleste », synthèse et globalisation des deux états précédents.

« J’ai dit à mon âme : Alif. Elle me répondit : Ne dis plus rien ». (28)

Si j’ai tenu à évoquer ces points de parallélisme c’est encore une fois pour montrer à combien la légitimité d’un des centres secondaires de la Tradition Primordiale ne peut se vérifier qu’à cette aune.

La création que nous cherchons, au sein de la Franc-maçonnerie de Tradition, est celle qui de fait réside au plus profond de l’initiation, dont il n’est pas inutile de rappeler qu’une des plus justes significations réside dans le mot : commencement.

Pour nous rapprocher de Saint Thomas qui a mis en avant que la création ne pouvait être un « changement » puisque ce mouvement suppose que quelque chose qui change se doit d’être présent à son point de départ comme à celui d’arrivée ( ce qui est contraire à la notion de « ex nihilo » ), il conclu que la création est dans la créature, et qu’en cela elle « est » créature. Ainsi donc, et au risque de se répéter, il ne peut y avoir intrinsèquement « création » d’un nouvel être. Il y a bien plutôt « révélation », prise de conscience de l’être intérieur qui coexiste depuis notre origine, et entrée en possession de cet état qui ne peut appartenir qu’à celui qui a reçu l’action opérante des mystères.

Notre ésotérisme accomplit son œuvre de création par la mise en action du processus de retour vers notre origine céleste, celle-ci passant par l’intériorisation du Temple, et l’incorporation de sa Lumière.

Le passage, par les trois pas au-dessus, du Tableau / Tapis de Loge symbolise cette réalisation en passant de Malkut à Kether, allant du monde sensible au monde suprasensible de la triade supérieure, réintégrant le grand visage au petit visage, pour enfin basculer dans une dernière étape du retour au sein de l’Infini.

Nous trouvons le même enseignement des symboles que ceux évoqués dans les paragraphes ci-dessus, et pour une finalité commune que constitue l’aboutissement du cycle : faire de l’homme incarné le temple de son Créateur pour rétablir l’équilibre originel.

Je voudrais conclure en vous disant que je pense que le seul et véritable acte de création dans l’Ordre maçonnique se situe au centre du mystère de l’initiation par la mise en œuvre de la transformation de l’être humain en Temple (contenant) de sa spiritualité, et par le symbolisme de la transmission de la Lumière.

Ainsi donc nous pouvons prétendre que nous nous situons dans la primordialité de la tradition de laquelle nous sommes issus, en lien avec les autres grands courants authentiques du centre principiel de la Tradition unique :

« Elles se trouveront donc « banalisées », aucune ne pouvant exclure les autres, pas plus que les filles d’une mère unique ou les descendantes de ces filles ne peuvent contester l’héritage biologique de chacune d’elle ». (29)

J’en ai terminé Vénérable Maître, mes Très Chers Frères.

C\ D\

Bibliographie :
(1) Rituel d’Initiation au premier grade du Rite Ecossais Ancien Accepté (source : Grande Loge Nationale Française).
(2) Corps, Ame, Esprit, pages 102/103 - Michel Fromaget – Question de, Albin Michel.
(3) Aperçus sur l’Esotérisme Islamique et le Taoïsme, pages 37/38 – René Guénon – Gallimard, collection Les Essais CLXXXII.
(4) Melkitsedeq ou la Tradition Primordiale, page 284 - Jean Tourniac - Albin Michel, Bibliothèque de l’Hermétisme.
(5) Le Roi du Monde, page 23 - René Guénon - Gallimard, collection Traditions.
(6) Aperçus sur l’Esotérisme Islamique et le Taoïsme, pages 44/45 – René Guénon.
(7) Ibid., l’auteur ajoute : « Aristote, dans un sens semblable, dit « génération » et « corruption » ».
(8) Traité de l’homme noble de Maître Eckhart.
(9) Apocalypse de Jean XXI - 10,11.
(10) Les quatre sens de l’Ecriture Sainte par Jean Boulier Fraissinet - Renaissance Traditionnelle – n° 60 – octobre 1984, page 257.
(11) Chroniques XVII – 6,7.
(12) Ezéchiel XXXX à XXXXIII.
(13) Epître de Paul aux Hébreux, IX – 1,10.
(14) Evangile de Luc, XXI – 5,6.
(15) Epître de Paul aux Corinthiens 6 - 19,20.
(16) Saint Jean, Apocalypse 21 – 1,2.
(17) Isaac Louria est né à Jérusalem en 1534, au sein d’une famille Ashkenaz, d’origine rhénane. Il développe, à Safed, sa vision de la Cabbale à partir de 1568, et meurt en 1572 ou 1574 selon les sources. Le Lourianisme est souvent considéré comme la dernière épopée de la tradition Cabbalisitique née avec Rabbi Siméon, fils de Yochaï, et avant le déclin de la Cabbale qui laissera place à un nouveau courant : le Hassidisme. Celui-ci n’aura plus aucun lien avec l’enseignement rabbinique et constituera un véritable mouvement social, un piétisme populaire, dépourvu de toute recherche ésotérique, et très éloigné de ce qui était à l’origine une tradition orale (reçue par Moïse en même temps que les Tables de la Loi) réservée à une élite. La complexité de la réalité des choses fait que, néanmoins, Cabbale et Hassidisme sont deux sources qui vont nourrir la mystique juive.
(18) Rabbi Siméon bar Yochaï et la Cabale, page 8 – Guy Casaril - Editions du Seuil, collection Sagesses.
(19) Ibid, pages 138 à 140.
(20) L’Exil d’Adam par J. Goldstain - Renaissance Traditionnelle - n° 53 - janvier 1983, page 3.
(21) Le soufisme, voie ésotérique de l’Islam, se présente avant toute chose comme une expérience spirituelle vécue, et intérieure. L’origine de l’ismaélisme, courant minoritaire de l’Islam shîite, est  fixé en 765, à la mort du sixième Imâm shîite Ja’far as-Sâdiq, et à la scission que cette disparition provoqua avec les shîites duodécimains.
Dans l’approche qui nous intéresse, et au sein de la profession d’une gnose abstruse influencée de néo-platonisme, la doctrine enseignée par les Frères de la Pureté (début du Xème siècle) développe largement la symbolique du Temple, et jette une lumière qui ne peut que nous interpeller sur le processus initiatique maçonnique.
(22) Temple et contemplation, page 174 - Henry Corbin - Editions Entre Lacs.
(23) Ibid, page 183 - Encyclopédie de l’Islam - Pedersen, pages 390/391.
(24) Ja’far al - Sâdiq – Vième Imâm.
(25) Saint Bernard, au XIIème siècle, ne dira pas autre chose : « A leur exemple, nous adressant à notre corps, nous serons en droit de lui dire : Maintenant, ce n’est plus parce que tu en as besoin que nous aimons Dieu, c’est parce que nous avons connu nous-mêmes la douceur de Notre-Seigneur. Le besoin, en effet, est comme un langage dans la chair qui proclame par son comportement les bienfaits dont elle a fait l’expérience ».Traité de l’Amour de Dieu, du second et des troisièmes degrés de l’Amour. Œuvres Mystiques de Saint Bernard, Chapitre IX, page 63 - Editions du Seuil.
(26) Sohravardî, Le vade-mecum des fidèles d’amour - Chapitre V - cité par Henry Corbin, ibid, page 329.
(27) Ibid, page 321.
(28) Umar Khayyam.
(29) Melkitsedeq ou la Tradition Primordiale, page 30 - Jean Tourniac - Albin Michel, Bibliothèque de l’Hermétisme.

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