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L'utopie peut-elle faire avancer l'homme ?
Rapport de synthèse de la question laïque

Nombreux sommes-nous parmi les Francs-maçons à qualifier notre démarche comme nécessairement, voire naturellement utopique, résumant dans cette épithète toute l'ambition idéaliste et progressiste que nous affichons volontiers.

La représentation imaginaire d'une société “idéale” suggérée par le terme “Utopie” trouve, en effet, facilement son pendant dans notre symbolique de constructeur.
Et ce d'autant plus qu'elle se fonde sur le principe de la responsabilité totale de l'Homme dans la construction de son bonheur, en rupture avec les visions religieuses qui le repoussent dans un au-delà déterminé par l'intervention divine.

Et pourtant, en nous interrogeant sur la réalité de la dimension progressiste de la notion d'utopie,
nous voilà rapidement conduits à bousculer cette confortable évidence.

Etymologiquement ambiguë, philosophiquement et sociologiquement paradoxale,
historiquement suspecte, l'utopie se révèle être à l'analyse un concept particulièrement délicat à manipuler. La banalisation du mot, au travers des glissements sémantiques qui nous le font souvent confondre avec ses synonymes, tels qu'Idéal, Rêve, Chimère, voire plus prosaïquement Objectif, Ambition, a certainement conduit à en occulter toute la complexité.

En inventant en 1516 le terme d'Utopia, pour désigner l'île de la société idéale, Thomas More semble afficher d'entrée l'ambiguïté du terme.
Selon l'étymologie retenue, ce nom désigne “le lieu qui n'est pas ” ou le “lieu du bien”. On pourrait jouer de cette ambivalence pour y rattacher les deux principales interprétations qui structureront les évolutions historiques du concept, tant philosophiquement que socialement.

Ou bien l'Utopie est définie comme ce lieu ne pouvant être,
et de ce fait ne peut exister qu'en tant qu'objectif imaginaire, jamais atteint, mais fixant le cap d'une démarche progressive vers cet impossible but.

Ou bien l'on conçoit l'Utopie comme la construction d'une société idéale,
lequel idéal reposerait sur une définition a priori du bien et du mal appliquée à un groupe humain. Le modèle de société ainsi dessiné devient réalisable, dès lors que seraient éradiquées les racines identifiées du mal.

La coexistence de ces deux approches, et parfois chez les mêmes penseurs, contribuera à alimenter l'ambiguïté des démarches philosophiques et politiques qui s'en réclameront. Selon que l'on privilégiera l'une ou l'autre, les modalités de l'action politique et sociale qui en découlent

divergeront, aboutissant souvent dans le second cas sur les échecs cuisants, voire tragiques qui jalonnent l'histoire mondiale de ces deux derniers siècles.

Il semble pourtant que ces deux acceptations de la notion soient incompatibles. A l'instar du
fantasme en psychanalyse, l'utopie cesse d'exister dès lors qu'elle se concrétise. Elle devient destructrice en cessant d'être imaginaire. De mobilisatrice et stimulante, elle devient
paralysante et conservatrice.

Pour tenter de comprendre ce paradoxe, il est nécessaire de s'attarder quelque peu sur les postulats, explicites ou implicites, qui ont fondé la plupart des modèles utopiques.


Les fondements de la société utopique proposée
par les auteurs qui, de la Renaissance au XIXe s., de Campanella à Fourier, ont cherché à en établir le modèle, se rejoignent pour la plupart en ce qu'ils sont construits sur des principes similaires.

- La substitution du NOUS au JE

L'individu n'existe qu'en tant que membre d'un groupe. De cela se déduit une conception collective du bonheur, lequel est déterminé par le degré de perfection du système social. Le bonheur individuel résulte du bonheur collectif.

- L'Egalité

Souvent corollaire de ce qui précède, le principe d'égalité entre les membres d'un groupe est très fréquemment posé comme fondement d'organisation des sociétés utopiques. Par voie de conséquence, sont dénoncées et abolies toutes les sources d'inégalités au premier rang desquelles la propriété privée. Plus diversement, on s'attachera à la sexualité, la famille, la religion, la rémunération du travail, l'éducation, le savoir, ... voire la nature, ce qui pourra dans ce dernier cas engendrer des systèmes ouvertement eugénistes.

- La territorialité,
souvent associée à un espace clos, avec pour conséquence le repli du groupe sur soi-même, le rejet de l'étranger au groupe, ou la nécessité de marginalisation, voire d'enfermement.

- La pérennité et l'a-temporalité.

L'achèvement de la société idéale, en tant qu'aboutissement de l'Histoire, en décrète de fait la fin. La nouvelle dimension du temps, a-historique, qui s'en déduit, devient de fait incompatible avec les idées de progrès et de perfectibilité ; lesquelles ne peuvent s'inscrire que dans une approche historique du temps.

Il est assez aisé de déduire de l'ensemble de ces postulats que la viabilité d'un système qui se
construirait sur eux est peu probable ou basculerait nécessairement dans le totalitarisme.

Nombreux sont les exemples historiques qui nous permettent d'illustrer cette conclusion, soit qu'il
s'agisse d'expériences sans suites (phalanstères de Fourier, communautés hippies, ...), soit qu'elles aient abouti à des systèmes totalitaires aux conséquences humaines dramatiques (mouvements sectaires, etc.)

Qu'en déduire sur nos idéaux de Fraternité et d'Egalité
, pourtant principes de base de ces Utopies ?

De nouveau, nous soulevons là l'un des nombreux paradoxes liés à l'idée même d'Utopie.


Par construction, la mise en oeuvre d'un système utopique suppose que puissent être établis
des liens de fraternité et d'égalité entre les individus au détriment de leur liberté.

En niant la dimension individuelle de l'Homme, en niant sa dimension historique, on est conduit à
nier sa capacité de mouvement, de pensée et de création et donc sa liberté.

Comment peut-on donc imaginer un système utopique qui n'associerait pas l'égalité et la
fraternité à la liberté ? Mais par retour, comment imaginer qu'un système soit tout à la fois parfait et ouvert à la création et au mouvement ?

Cette équation insoluble nous renvoie toujours au même paradoxe, à savoir que l'Utopie ne peut
exister que si elle n'est pas.

Dès lors en posant ce paradoxe comme postulat, en réintégrant une dimension de temps dans le concept, l'Utopie devient ce vers quoi l'on cherche à tendre,
ligne d'horizon jamais atteinte, limite à l'infini de notre démarche.

Dès lors, l'on peut se prendre à imaginer, esclave noir du XVI
e s., à l'abolition de l'esclavage, femme du XIXe s. à l'égalité des droits entre les sexes, hommes et femmes du XXe s., à la répartition équitable des richesses sur la planète, à la cohabitation pacifique entre les Hommes, … et se mettre en route.

Dès lors, c'est dans l'imagination, et donc dans une sphère de totale liberté, que l'Utopie
trouve tout à la fois son fondement et sa capacité de faire avancer un, puis deux, puis beaucoup d'hommes et de femmes vers un même but.

Et puisque les planches qui ont alimenté cette synthèse ont été particulièrement prolifiques en
citations, l'exercice serait incomplet si l'on n'en reprenait au moins deux à titre de conclusion.

Bien que Victor Hugo soit de loin le plus souvent cité, et en dépit des célébrations multiples en son honneur, c'est à Boris Vian et au professeur Jacquart que la parole sera maintenant donnée pour conclure :

“ Ce qui m'intéresse, ce n'est pas le bonheur de tous les hommes, c'est celui de chacun.”
(Boris Vian).

“L'Utopie, c'est une étoile lointaine vers laquelle on prend la décision de se diriger.
 Il ne s'agit pas de prétendre l'atteindre, mais d'être fidèle à l'attraction de sa lueur,
 même lorsqu'elle est à peine discernable dans le brouillard.”
 
(André Jacquart.).  

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